Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Impératifs muraux

Chaque jour, le trajet qui m'emmène de la Maison Rose à mon bureau - allez, sans trop me presser, il me faut au moins un quart d'heure à pied - me fait passer sous la voie ferrée en un lieu qui, c'est évident, sert de défouloir à bien des frustrations. Sexuelles, la plupart du temps, vous l'aurez facilement deviné. Les tags fleurissent chaque jour et les nettoyages régulièrement entrepris par la municipalité ne désarment pas leurs auteurs qui reviennent inlassablement à la charge, pour mon plus grand bonheur, je dois bien vous l'avouer.
D'ailleurs, si je pouvais me permettre une petite requête : monsieur le Maire, pourriez-vous dépêcher rapidement une équipe pour nettoyer mon journal mural, car mes journalistes invisibles et nocturnes n'ont quasiment plus de place depuis deux jours. Merci.
Je ne parle pas ici de ces signatures illisibles et banales dont les modèles sont certainement importés directement des ghettos des cités américaines des années 70. Aucun intérêt, c'est un truc qui se passe entre personnes qui doivent certainement comprendre ce qu'elles écrivent, un idiome tribal, mais qui exclut du dialogue les personnes, comme moi, qui passent et lisent. Et puis, avouons-le, c'est moche et ennuyeux, c'est une sorte de fiente murale déposée là par quelques citoyens en manque de reconnaissance. On se croirait à Paris, quand on attend le train et qu'on contemple le RER. Le même décor sinistre. Circulez, y a rien à voir.
Je ne peux même pas vous parler de "graphes", car ces dessins, qui peuvent être magnifiques, semblent avoir choisi de s'afficher ailleurs. Dommage. Un jour peut-être...
Car dans mon petit passage souterrain, on ne dessine pas : on signe, on tamponne, on s'injurie, on émet des hypothèses curieuses. Tiens, un beau jour, tout avait été repeint en gris uniformément moche et, chaque matin, devant ce silence visuel, j'attendais la réapparition du prochain message. Il me manquait ma lecture quotidienne. Je n'habite pas en région parisienne et personne ne vient me distribuer je ne sais quel machin gratuit à lire. Moi, mon journal ne s'appelle pas "Metro", il a pour nom : "Passage sous la voie ferrée".
Un beau jour, Eurêka, une mystérieuse phrase avait surgi : seule au milieu du désert gris, elle nous annonçait qu'un chanteur de variété bien connue des ménagères de plus de 50 ans avait le SIDA. Pourquoi cette phrase ? Nul ne le saura jamais. Elle a surgi, venue de nulle part, avant d'être consciencieusement rayée par une autre main anonyme, dont le (ou la) propriétaire devait être un (ou une) fan du chanteur.
J'aime bien, moi, tous ces dialogues silencieux.
Au mois de novembre est apparue la signature au pochoir d'une "tueuse de machos" : elle en foutu partout, la vache, et pif, et paf... du tamponnage intensif, sans nuance. On aurait dit le sketch du "Train pour Pau", quand Régis Laspalès devient fou à la fin et s'acharne à massacrer un billet de train à coups de tampon rageurs en hurlant : "Ah oui, j'aime bien, ça !". La tueuse de machos, elle a fait la même chose, mais c'est moins drôle ! Surtout qu'elle a tendance à déborder sur les façades des maisons avoisinantes et c'est la preuve qu'on peut se prétendre féministe et ne pas respecter le bien d'autrui. Mon petit passage, OK, c'est un peu la cour de récréation commune, chacun y possède son petit coin, mais il y a une ligne à ne pas franchir.
Il y a eu aussi une époque où un certain Benjamin M. a encouru les passions et les foudres de son public scriptural : un matin, pan sur le nez, ou sur le coeur plutôt, une déclaration d'amour enflammée lui était brutalement destinée. A sa place, j'aurais vraiment été gêné d'autant que dès le lendemain, une autre écriture (celle d'un amoureux éconduit ?) lui assénait des propos par lesquels notre ami était comme accusé de pratiques sexuelles réprouvées par la morale chrétienne. Benjamin M. se compromettait avec des garçons ! Bon, c'était pas dit exactement comme ça, les termes étaient plus grossiers, mais je fais court pour que vous compreniez bien la cruauté de l'attaque. Oh, le pauvre, en deux jours, on lui avait fait sa fête sans qu'il ait son mot à dire... A moins - et je crois volontiers à cette hypothèse - que toute cette histoire ne soit le fruit que d'une seule imagination.
Je lis aussi souvent cette phrase (de qui, on ne nous le dit pas) qui est, je cite grossièrement de mémoire : "Je me suis longtemps demandé pourquoi dans ma vie je ne voyais jamais les mêmes personnes. Je ne les voyais pas." C'est mignon tout plein, non ? Vous voyez, on marche, on réfléchit en même temps. C'est la preuve que la marche rend intelligent. De la philosophie pédestre, non mais, de quoi il semelle celui-là...
Ah... je garde le meilleur pour la fin. Les ordres ! Les vérités ! Je suis certain que vous avez déjà été confrontés à tous ces messages dont l'inspiration anarcho-libertaire a ceci de très particulier qu'ils consistent en des injonctions totalement contradictoires avec la philosophie qui les sous-tend, à savoir le refus de toute autorité.

"Citoyens, réveillez-vous, éteignez votre télévision !"

Hep, monsieur, je veux bien éteindre mon téléviseur, mais ma télévision, ce sera tout de même plus difficile. Et puis je fais ce que je veux d'abord.
"La lutte est intérieure"
C'est une nouvelle, celle-là, je l'aime bien. Elle vient d'apparaître, là, aujourd'hui. Quelque chose me dit qu'elle est née du cerveau d'une toute récente victime de l'épidémie locale de gastro-entérite. Encore un peu, il va nous servir la théorie du complot.
"Il faut serrer les poings plus fort"
Oui, et je recommande à notre lutteur intérieur de s'appliquer cette consigne, ça pourra toujours lui servir.
"Lesbiennes et fières de l'être"
Mais vous faites ce que vous voulez mesdames, personne ne vous a rien demandé.

Et y en a comme ça encore plein des mots d'ordre ou des slogans, j'ai même du mal à les mémoriser tous, ça change souvent, ça efface, ça rature, ça surligne. Une vraie bataille rangée de bombes à peinture. Un combat de mots. Demain ne sera pas comme aujourd'hui qui n'était pas comme hier.

Finalement, mon mur est le vieux cousin de ce blog, et lui, au moins, n'a rien à craindre d'un plantage de mon ordinateur. Son système d'exploitation s'appelle Walls. Murs, fenêtres, tout ça c'est la même maison, non ?

Commentaires

  • Bonjour,
    Je me demande si les taggeurs ont reçu à Noël, dans leur enfance, un tableau pour pouvoir y dessiner ? Ou y écrire. En tout cas, on n'a pas trouvé la solution pour empêcher les gens de s'exprimer sur les murs ou les portes dans les villes.
    C'est un certain manque de respect du bien d'autrui ou de l'Etat. Dans notre enfance, on n'aurait pas osé écrire sur les murs ou autres endroits. Si on osait écrire, c'est juste des petits mots tous petits.... minuscules pour que personne ne les voient. On était bien élevés.
    Bravo pour cette note.

  • Merci Elisabeth pour ton commentaire. Sur le fond (du mur ? le mur du fond ?), je suis d'accord avec toi...

  • Un signe de l'évolution ? L'art rupestre est de plus en plus éphémère... Pourquoi ne pas noter (ou photographier) certains petits chefs-d'oeuvre pour nous en faire profiter ? Et paf : une nouvelle catégorie pour ton blog à peu de frais.
    Merci en tout cas pour ta note, j'ai bien rigolé ce matin ;)

  • Oui, en fait, tu as probablement raison, faudrait photographier tout cela, quoique... ne serait-ce pas éliminer du même coup tout cette dimension éphémère ? Si on fixe les inscriptions, elles perdent une partie de leur identité.
    En réalité, mon mur me fait penser à un jouet que j'avais eu quand j'étais gamin :le Télécran. On dessinait sur un écran en manipulant deux manettes, on essayait en fait car le bestiau demandait une sacrée coordination. Et puis, quand on voulait tout effacer, on le retournait et on le secouait. L'écran était à nouveau vierge et on pouvait recommencer.
    Mon mur c'est ça en fait : un Télécran pour de vrai.
    Sauf que les pingoins qui actionnent les manettes ne sont pas toujours très doués. Mais bon...

  • Excellente la comparaison avec le Télécran ! j'en avais un aussi gamin, on doit donc avoir grosso modo le même âge...

  • Bonjour Maître Chronique et vous tous,

    Je crois que la société est souffrante. Les jeunes recherchent tous les moyens pour montrer qu'ils sont là, qu'ils sont vivants et qu'ils ont une identité. Je sais que les tags nous empoissonnent bien souvent car il dénature notre vie de tous les jours. Mais je pense qu'avant nous étions mieux dans notre peau.
    A nous parents de leurs montrer que nous savons qu'ils existent. En fait une pensée toute simple pour une société qui bat de l'aile.

    Très bonne journée à toi et à vous tous,

    Marie Christine

  • J'attends le 1er février avec impatience pour le récit à deux mains (à deux voix). Bonne journée. Je passe en vitesse. Le quotidien est là pour nous occuper.

  • Merci Elisabeth ! Le texte est en partie écrit dans ma tête, il me reste à le noter noir sur blanc. J'espère que l'exercice sera pour nous tous aussi jubilatoire que le précédent !

Les commentaires sont fermés.