Le jeu de mots est stupide, mais on me concèdera qu’en ces temps où le Vatican s’apprête à lâcher de nouveau quelques austères bulles octogénaires, où notre bossu Premier Ministre recadre avec ostentation un employé porte-voix du Président Chi, où les villes de Londres et New York se prennent les pieds dans le tapis olympique en recourant à des méthodes commerciales peu scrupuleuses, je pouvais m’accorder une bêtise née d’un court passage, dimanche, en ma ville natale. Petite pirouette destinée à effacer la drôle de nostalgie qui m’a gagné subitement, nappant alors de grisaille et de brume une journée consacrée à ma mère. Une note «bleue» en quelque sorte.
Car cette ville me laisse maintenant un goût étrange, mi-sucré, mi-amer. J’y ai passé les 17 premières années de ma vie, fréquenté école, collège et lycée, acheté un nombre déraisonnable de 33 tours, côtoyé la mort en absorbant (involontairement) une trop forte dose de monoxyde de carbone le 1er mai 1971, je l’ai retrouvée plus tard durant de longs mois de convalescence pendant l’été 1979, j’y ai même joué – deux étés consécutifs – le rôle du vendeur de charcuterie dans un supermarché. Elle est donc mon socle, la terre qui me rattache à mon enfance, chaque rue que j’arpente me rappelle un souvenir : en longeant la Meuse, me reviennent instantanément à l’esprit mes trajets me conduisant au lycée Margueritte ; en flânant Rue Chaussée, je retrouve l’emplacement du magasin de disques – aujourd’hui disparu – que je fréquentais assidûment ; je revois également la porte menant au cabinet médical du médecin de famille ; il y a aussi la pâtisserie «Aux Délices», toujours là, vivante, où les clients se pressent ; juste à côté, ce petit magasin où l’on vend des dragées (spécialités de la ville, je le précise, et qui n’ont rien à voir avec ces choses qu’on nous vend pour telles partout ailleurs et qui ne sont qu’amas de sucre épais et sans la délicatesse de l’amande…) ; en face, la Maison de la Presse, qui a pris les couleurs d’un réseau national mais qui est toujours là, centrale ; un peu plus loin, la gigantesque quincaillerie sur deux étages, où je ne suis quasiment jamais entré mais dont la présence m’a toujours rassuré, comme si elle me garantissait par son intemporalité une sorte d’éternité. J’observe toutes les façades, je note les changements, subtiles variations parfois, disparitions brutales aussi…
Etrangement, au détour d’une rue, une personne que l’on connaît fait son apparition, comme surgie du passé. L’une de «mes» deux disquaires, aujourd’hui en retraite ! A une vingtaine de mètres de «mon» magasin de disques ! En quelques mots, nous évoquons cette époque, elle se souvient même de ma passion pour Magma ou le Grateful Dead… Fusion des époques, passé et présent, constat aussi du changement physique !
Tout est là, ou presque : les abords de la Meuse ont été aménagés, plutôt bien d’ailleurs, le Monument de la Victoire nous déverse aujourd’hui un discret torrent jusqu’au fleuve, le marché municipal vient de subir une importante rénovation et ouvrira prochainement, comme s’il s’agissait de retenir au cœur de la ville une maigre population pressée de s’agglutiner dans l’un des deux ou trois hypermarchés locaux, le Centre Mondial de la Paix connaît aujourd’hui une flatteuse réputation et la Cathédrale, protectrice, domine sereinement, sûre de son fait. Alors pourquoi cet étrange malaise vient-il me gagner après une longue promenade ? J’ai beau n’habiter qu’à un peu plus d’une heure de voiture, tout cela me semble faire partie d’un autre monde : il y a cette maison dans laquelle j’ai habité de 1961 à 1974, toujours occupée mais dans laquelle je ne peux plus entrer alors que j’aimerais tant y pénétrer et retrouver en quelques secondes l’univers de mes années d’enfance. Je n’ai pu faire autrement que de lui rendre une fugitive visite, je l’ai observée depuis le trottoir d’en face, j’ai deviné les pièces, imaginé ceux qui me l’ont prise. Je revois instantanément mes parents, mes sœurs et mon frère, mes grands-parents. Je pense aux absents, ils me manquent. J’aurais bien voulu aussi que ma femme et mes enfants puissent partager un peu ces instants, mais la vie ne s’écoule pas toujours aussi simplement. Il faut tourner des pages, en se disant qu’on ne pourra pas toujours relire le grand livre. Le temps qui passe fait souffrir. On voudrait appartenir à tous ses âges en même temps, pouvoir passer de l’un à l’autre, se dire que la vie est encore longue, convoquer ceux qui nous ont quittés et leur dire de nous raconter leurs souvenirs, nous aider à être un peu éternels.
Le soir venu, au moment de partir, je connais ce drôle de sentiment, fait du soulagement de pouvoir m’extraire de cette nostalgie anesthésiante et d’une forme de douleur d’être obligé de m’arracher à celui que je fus. Comme si, à chaque fois, j’étais gagné par la certitude que cette visite à mon enfance est la dernière.
Alors je reviendrai, c’est sûr…