C'est le bazar ! Je voulais parler de tout un tas de choses cette semaine... Je ne suis pas certain néanmoins que ce que j'avais envie de vous raconter soit toujours digne d'intérêt ni très original... Mais vous savez comment sont les choses de l'intérieur : ça bouillonne, ça se bouscule au portillon, on regrette de ne pas avoir sous la main le petit calepin pour griffonner l'idée ou l'évènement. Alors voilà, c'est du vrac que je vous propose...
MemoChronique
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Brouillons de culture
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Le temps d'un battement de cils
En partant travailler, j'ai croisé ce matin dans la rue le jeune infirmier qui venait à heure fixe prodiguer quelques soins à ma mère lorsqu'elle était venue durant les mois de février et mars passer quelques semaines en la Maison Rose afin de se remettre sur pieds...
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Un mois
Un mois déjà en effet que, jour pour jour, j'ai vu ma mère vivante pour la dernière fois. J'avais bien compris ce jour-là qu'elle se laissait aller à un drôle d'abandon : elle ne mangeait presque pas, elle avait beaucoup maigri d'ailleurs, ses repères temporels se brouillaient dans cet univers gris et mutique du centre de rééducation de l'hôpital où la conversation des voisines de chambre se limitait à un silence à peine zébré des sons émis par une télévision qu'elle ne regardait même plus, elle restait presque sans réaction face à certaines nouvelles qui, trois mois plus tôt, provoquaient encore chez elle un refus catégorique - preuve de sa volonté de s'accrocher un peu à la vie - comme la perspective d'être transférée dans un centre de moyen séjour qui lui rappelait de trop pénibles souvenirs, ceux de la maladie de mon père et de la souffrance. Même l'annonce, sèche, de la nécessité de son placement en maison de retraite, assénée sans trop de ménagement par le médecin chef venu lui rendre visite cet après-midi là, n'avait suscité de sa part aucun commentaire. Elle avait pourtant bien entendu, mais écoutait-elle encore ?
Nous l'avions trouvée, Madame Maître Chronique et moi, alitée en ce morne début d'après-midi. Pas normal. Parce que, pour ne déranger personne, elle avait essayé de se lever toute seule la nuit, sans allumer, sans appeler personne. Pour ne pas déranger... sa hantise. Une chute, un bleu sur le côté de l'oeil droit. Et l'interdiction, désormais, de dormir sans barrières métalliques. Finie la marche avec les béquilles, désormais mises au placard, retour du déambulateur. Retour en arrière. Cruel échec pour celle qui, peu de temps auparavant, avait passé un mois en la Maison Rose, pour celle qui n'avait pas ménagé ses efforts et s'était appliquée méthodiquement aux exercices donnés par la kinésithérapeute, jusqu'à parvenir à marcher presque normalement, avec une seule béquille, sans pouvoir toutefois masquer la petite grimace de douleur, pour elle qui avait réussi à monter une marche, puis deux, puis l'escalier en entier, puis à le descendre, puis à recommencer. Oui, recommencer.
Désillusion pour celle qui, en route vers l'hôpital où elle était attendue pour une simple visite de contrôle avant de prendre la route avec sa fille et de passer quelque temps en région parisienne, chantait dans la voiture des chansons d'Edith Piaf avec sa petite-fille. Avant d'apprendre, une heure plus tard, qu'une nouvelle opération de la hanche serait nécessaire. A cet instant précis, son regard a croisé le mien, je lui ai serré la main très fort. J'ai lu dans ses yeux une infinie tristesse, beaucoup de détresse aussi.
Comme si elle savait déjà que toute cette histoire allait connaître une fin proche, comme si d'une certaine façon, elle avait pris une sombre décision.
Pourtant, elle restait attentive à certaines choses, à certains gestes : elle m'avait fait remarquer qu'elle n'avait jamais vu mon sac... et elle avait bien raison car je l'avais acheté quelques jours plus tôt. Et lorsque la semaine suivante, je lui avais dit au téléphone que nous ne pourrions lui rendre visite en raison d'un léger malaise provoqué chez moi par une brutale chute de tension, elle avait si bien enregistré et diffusé l'information auprès de ses autres enfants que ceux-ci me téléphonèrent très vite pour prendre de mes nouvelles.
J'aurais dû toutefois comprendre qu'elle nous délivrait déjà un message.
Un message que j'avais peut-être partiellement reçu, sans oser toutefois penser plus loin : j'ai le souvenir très précis ce jour-là, après la visite du médecin, d'en avoir fait au téléphone un bref compte-rendu à ma soeur et je me rappelle avoir évoqué avec elle la perspective désagréable de l'appartement qu'il faudrait vider. Probablement parce qu'il avait été question de maison de retraite et donc d'une nouvelle organisation à trouver. J'imaginais déjà les cent-cinq mètres carrés à vider, les meubles à déménager, les objets à conserver, ceux à donner... Une tâche douloureuse qui nous incombe maintenant et dont nous devons nous délivrer dans les prochains jours.
Sa fin de vie me laisse un goût très amer d'inachevé. Car ce samedi 12 mai 2007, ma mère profita, une des dernière fois pour elle probablement, de la visite du médecin pour lui dire combien, malgré tout, elle se sentait privilégiée d'avoir vécu 55 ans avec son mari, d'avoir eu 4 enfants, 6 petits-enfants, 2 arrières-petites-filles, tous vivants. Elle était fière de nous tous, nous étions sa réussite. Elle ne vivait plus que par nous depuis la mort de mon père. Et dans la conversation, elle raconta, comme elle en avait l'habitude, mon entrée à l'école en 1962. J'avais d'abord été "inscrit" un an auparavant... tout en restant auprès d'elle à la maison car elle semblait peu pressée de me voir partir, moi, son "petit dernier". Alors on pourra comprendre que mon voeu le plus cher aurait été de lui rendre la pareille et de l'accompagner au plus loin, de lui tenir la main jusqu'à la dernière heure. Elle m'avait aidé à entrer dans la vie, j'aurais voulu l'aider à franchir le cap de l'autre monde. Mais la grande roue de son histoire en a décidé autrement et, à peine vingt-quatre heures après son admission dans ce centre de moyen séjour dont elle redoutait tellement qu'il la confronte avec tous ces souvenirs funestes, ce jeudi 24 mai 2007, elle s'envola, en quelques minutes, après avoir dîné. Son coeur l'abandonnait. Malgré un examen cardiaque "normal" quelques heures auparavant, elle fut soudain prise d'un malaise qui l'empêchait de "retenir sa respiration" - ce sont ses propres mots, merveilleusement transmis par sa voisine de chambre qui tint absolument à nous faire part des heures agréables qu'elle avait pu passer avec elle. "Elle était si intelligente, si gentille. Nous étions devenues comme des amies en quelques heures. Je tenais à vous le dire."
J'avais encore longuement parlé au téléphone le matin même à ma mère, je lui avais comme à chaque fois prodigué des encouragements, pour qu'elle s'accroche et qu'elle revienne vivre parmi nous, je lui avais promis que nous ferions tout notre possible pour qu'elle vive à nos côtés, nous avions même ri une dernière fois quand je lui expliquai qu'elle allait peut-être rencontrer un beau jeune homme... Et ses dernières paroles avaient été pour les miens, qu'il fallait que j'embrasse bien fort. "Salut mon gamin", tels furent ses derniers mots pour moi.
Elle avait 81 ans et malgré la fatigue des dernières semaines, elle n'avait rien d'un vieillard, elle savait rester digne. Je me plais à imaginer que, consciemment ou non, elle a choisi de partir ce soir-là. Vite. Sans attendre la décrépitude. Pour ne pas déranger.
Un départ qui lui ressemble beaucoup. -
Lucette, in memoriam
Elle m'a donné la vie.
Elle a quitté ce monde, ce soir, à 20h45.Je la pleure.
Je ne t'oublierai jamais.
Repose en paix aux côtés de celui que tu as si longtemps aimé.Lucette (27 juillet 1925 - 24 mai 2007)
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COgitations
« Mais qu’est-ce qui leur arrive ? Hé ? Ho ? Ca va pas la tête ? Z’êtes devenus fous ? » Non, mais, attendez que je vous explique ce qui m’arrive. Je suis là, dans ma chambre, tranquillement allongé, je viens seulement de me réveiller et je me rends compte que mon frère est en train de m’embrasser à pleine bouche – jamais je n’aurais pensé ça de lui… Notez bien, je ne juge pas, c’est sa vie, il est libre… – pendant que ma mère, livide comme un ciel lorrain pluvieux au mois de novembre, me conjure de prononcer le nom des Bee Gees ! Non non, vous ne rêvez pas : les Bee Gees ! Je ne voudrais pas être désagréable, mais ça aurait pu attendre un peu, laissez-moi émerger les amis, on est samedi, y a pas collège aujourd’hui, rien ne presse et cet après-midi, c’est Intervilles à Verdun, avec Guy Lux en vrai ! Nous sommes le premier mai, c’est la fête du travail, on va pas s’exciter comme ça sur le nom des frères Gibb ! C’est peut-être parce qu’ils ont une chanson qui s’appelle « First Of May » que ma mère y tient tellement. Mais d’un autre côté, ça m’étonne quand même parce que je ne la connaissais pas sous cet angle, ma mère, je savais pas que ça l’intéressait la musique anglo-saxonne, j’en étais resté aux Compagnons de la Chanson, Fred Mella, Jean-Louis Jaubert, Jean Broussolle… Quant à mon frère, ce serait bien qu’il arrête un peu parce que, sans vouloir être oiseau de mauvais augure, y a juste derrière lui un type en uniforme qui va l’enfermer au poste de police s’il continue à me malaxer les lèvres !!! Enfin, quand je dis police, je suis pas certain, je ne reconnais pas bien la tenue et puis il y a ce casque un peu inhabituel. Oui. Et puis je trouve que mon lit est un peu dur ce matin… Mais c’est bizarre tout de même, j’ai l’impression d’être allongé par terre parce que ma tête est à la hauteur des pieds de ma mère, alors à moins de supposer qu’elle ne soit parvenue à un état de lévitation suite à sa découverte des mélodies des Bee Gees, j’explique pas, mais vraiment pas. Et je suis en slip. D’habitude, je ne dors jamais en slip. Je porte un pyjama.
Je crois que je commence à comprendre tout doucement…
Tout à l’heure, j’étais déjà levé. J’ai même pris mon petit-déjeuner. Et puis je me souviens que j’ai voulu prendre un bain. On peut pas dire que j’étais sale, mais aujourd’hui, c’est un samedi qui compte comme un dimanche : oui, c’est ça, nous sommes le samedi 1er mai 1971 ! Alors, on va pas attendre dimanche pour le bain, on se débarrasse du lavage aujourd’hui. Surtout que cet après-midi, il paraît qu’on ira tous au Parc de Londres – c’est le stade qui s’appelle comme ça, à Verdun – pour voir Intervilles avec Guy Lux. C’est pas que ça me passionne vraiment, mais ça changera un peu.
Donc, je suis monté à la salle de bains. Ce qui a installé ma mère dans un état d’inquiétude maximale, parce qu’elle crève de trouille à chaque fois qu’on va dans cette pièce et qu’on met en route le chauffe-eau, une machinerie qui présente une caractéristique vachement sonore : bien souvent, sa mise en marche déclenche une sorte de déflagration pas vraiment rassurante. Ca doit être une histoire d’entretien, je ne sais pas trop, le principal, c’est que l’eau chauffe, non ? Un chauffe-eau, vous, vous lui demandez quoi d’autre ? Faut dire que notre maison – enfin, la maison que louent mes parents depuis bientôt 10 ans – n’est pas de première fraîcheur, et je ne sais pas si l’idée d’une norme en matière de chauffage ou d’électricité a traversé un jour le cerveau de nos propriétaires invisibles. Mais on l’aime bien cette maison, avec ses deux grands marronniers qui allaient devenir mes complices à chaque fois que j’aurais envie d’un disque. Il y a aussi ces parterres de fleurs, circulaires, autour desquels j’entame de temps à autres une course-poursuite avec mon père, qui caresse obstinément l’espoir de me rattraper malgré le fait qu’en règle générale, j’ai toujours un tour d’avance. Et là-haut, au deuxième étage, c’est le lieu de tous nos exploits sportifs de carton où mon frère m’a initié il y a quelques années maintenant à la pratique du jeu des petits coureurs. Et dans le jardin, là, à droite du marronnier de droite, combien de buts n’avons-nous pas marqué ou encaissé ? Je ne suis pas certain que les massifs de fleurs partageraient notre enthousiasme, mais je peux vous dire que les ballons ont déjà pas mal fusé par ici. De l’autre côté, près du garage, il y a le potager avec les lapins, le tas où l’on dépose toutes les épluchures. Tiens, c’est là qu’un soir, je me suis retrouvé tout bête parce que je venais d’apprendre qu’un coureur cycliste anglais était mort en escaladant le Mont Ventoux. Le Tour de France 1967, je crois. Il y a aussi cette cave ou mon père va alimenter la chaudière en chardon, c’est quand même chouette, non ? Nous, on appuie sur des boutons de nos jours, des fois ça marche, des fois ça vous dit : défaut brûleur. Lui, il bossait pour qu’on ait chaud. Vraiment, cette maison est un peu pourrie, mais c’est la nôtre. Alors on s’est tous habitués à ses facéties et en particulier celle du chauffe-eau. Tous sauf ma mère qui est persuadée qu’on va y passer l’arme à gauche à chaque fois qu’on en franchit la porte. C’est la raison pour laquelle, dès lors que l’un d’entre nous s’y installe à des fins d’hygiène, il faut absolument qu’elle vienne frapper à la porte toutes les trois minutes et qu’on lui réponde que tout va bien.
Je me souviens parfaitement que j’ai pris mon bain tout à l’heure. C’est après que, dans ma tête, les faits s’entourent d’un flou que je ne m’explique pas trop bien. Je me rappelle ces petites étoiles qui clignotaient un peu partout. Je sais que je suis sorti de la baignoire, je me suis séché et j’ai enfilé mon slip… à moitié. Après, c’est le trou noir. Défaut cerveau.
Y a mon frère qui est là, ma mère juste derrière et au moins un pompier, sinon deux. On dirait qu’il m’est arrivé quelque chose. Mais bon, ça va mieux, je sais où je suis : dans ma chambre, allongé à même le parquet, en slip, et tout le monde semble s’intéresser drôlement à moi. Je crois comprendre que je suis tombé dans les pommes et que je me suis effondré derrière la porte de la salle de bains. C’est probablement parce que je ne répondais pas à ma mère qu’il y a eu comme un affolement. Surtout que je bloquais l’ouverture. Ensuite, je ne sais pas trop qui m’a sorti de là et comment, mais quelqu’un y est arrivé.
Je suis réveillé mais quand même un peu dans les vapes ! Faut pas exagérer non plus, je fais le malin parce que je vous raconte, mais je me sens faiblard. Les pompiers m’ont pris en charge et fait monter dans leur camion rouge. Là, je fais une toute petite digression, mais je me sens obligé de vous confier que dans les dix minutes qui ont suivi, j’ai ressenti – très égoïstement – un sentiment de fierté comme je n’en avais jamais connu jusque là ! Attendez, faut me comprendre : j’ai traversé toute la ville à la vitesse de l’éclair, toutes sirènes hurlantes ! Le pied ! Rien que pour moi, le défilé à fond les ballons ! Remarquez, j’exagère là encore parce que traverser en camion de pompier la ville de Verdun à grande vitesse, ça ne prend pas dix minutes… En dix minutes, vous en faites au moins deux ou trois fois le tour… Verdun est une jolie petite ville, certes, mais c’est dans ces moments très particuliers que vous comprenez que c’est avant tout une petite ville.
Le reste de la journée fut nettement moins passionnant : je me suis retrouvé au lit, à l’hôpital, j’ai vu des médecins, des infirmières, on m’a enfiché un tuyau vert à double branche dans le nez – je crois que c’était de l’oxygène – on m’a expliqué que j’avais été victime d’une intoxication au monoxyde de carbone – tiens, je vous l’avais bien dit que ce sacré chauffe-eau était un petit rigolo – dont la formule chimique est CO. C’est un truc vachement vicieux, ça sent rien, ça fait pas mal, non, ça vous envoie dans le coton en quelques minutes, vous voyez rien venir. Quand même, vous imaginez qu’à un certain moment, j’ai enfilé mon slip, j’ai passé la première jambe et… zou… plus personne, même pas le temps de finir. Ouah, ils ont dû voir mon zizi en plus… La honte, quand je pense qu’il y a encore peu de temps, je prenais mon bain en slip pour être certain que personne ne me voie nu… Ben là, c’est râpé, ils ont pu admirer le paysage, j’espère que c’est pas pour ça que mon frère m’embrassait sur la bouche. Non, non, si j’ai bien compris, c’est même lui qui m’a ranimé, avant que les pompiers ne débarquent – ce qui n’a pas empêché la presse locale, dès le lendemain de leur attribuer ce mérite. Ah les salauds ! C’est le frangin qui fait tout le boulot, eux, ils viennent juste pour conduire leur camionnette rouge et on les félicite. C’est dégueulasse, ce côté prestige de l’uniforme. Ils veulent pas une médaille, en plus ?
Y a plein de monde qui est venu me voir, mes grands-parents étaient là, ils étaient contrariés eux aussi. Moi, ça m’ennuyait que tout le monde soit triste à cause de moi. Alors pour ne pas les attrister pour des pommes – celles dans lesquelles, manifestement, j’étais tombé, j’ai quand même terminé l’après-midi en vomissant. C’est un de mes trucs ça, vomir. Quand je fais du sport, au collège, je chope un mal à la tête carabiné tout le reste de la journée et à la fin, je vomis. Ben là, j’ai fait la même chose, au moins, je me suis dit que tous mes proches ne s’étaient pas fait du souci pour rien.
Cette drôle d’histoire a eu deux conséquences bien particulières : depuis ce jour, je nourris une méfiance absolue à l’encontre de tous les appareils utilisant le gaz. Ces bestiaux là, je ne les aime pas, je les guette du coin de l’œil. Récemment, j’ai raconté ici même les mésaventures qui m’ont opposé à ma chaudière : normal, la chaudière, c’est l’ennemi ! C’est comme un chauffe-eau. Quant à la gazinière, je ne lui fais pas confiance non plus : à peine avons terminé de cuisiner que j’ai déjà fermé la manette d’arrivée du gaz. Quand je pars au boulot, il n’est pas rare que je remonte à la cuisine pour vérifier que je n’ai pas laissé le robinet ouvert. Moi, je n’y suis pour rien, c’est inutile de vous moquer de moi, on voit bien que vous n’avez jamais connu un chauffe-eau comme celui du 1er mai 1971. Méfiez-vous des gazinières…
L’autre conséquence, elle est calendaire car figurez-vous qu’après cette hospitalisation dont la durée n’excéda pas une grosse demi-journée, j’ai fréquenté ce milieu une seconde fois, 8 ans plus tard, jour pour jour. Le 1er mai 1979, j’entamais une nouvelle aventure que je vous raconterai prochainement : ce seront les thrombochroniques ! Et celles-là, elles ont duré bien plus longtemps, j’irais même jusqu’à dire qu’elles sont toujours bien vivantes ! Je vous laisse seulement deviner que cette maudite fête du travail est devenue pour moi un jour fatidique en puissance. Depuis bientôt trente ans, je n’aime pas le 1er mai, cette journée est signe de menace, j’évite les longs déplacements, je végète, je me laisse gagner par une boulimie de nonchalance, c’est mon principe de précaution à moi.
A propos du 1er mai 1971, vous savez quoi ? 25 051 jours plus tôt, le 29 septembre 1902, un certain Emile Zola – un de mes écrivains préférés – n’avait pas la chance d’être surveillé par une mère inquiète et mourait des suites d’une intoxication au monoxyde de carbone. Il n’allait pas pouvoir terminer la rédaction de son quatrième évangile. Promis, je vais le venger.PS : mon Quiet Man de frère évoque de son côté cette drôle de journée. Pour le lire, c'est ICI ! -
Le temps de la galette
Je me suis récemment installé devant les étagères sur lesquelles j'ai tenté de ranger l'ensemble de mes disques. Et j'ai contemplé l'ensemble : il y a là le coin des 33 tours (environ 600), celui - ou ceux devrais-je dire - des CD, que je ne compte plus vraiment même si je sais que leur comptage s'exprimera au moyen d'un nombre à quatre chiffres. Il a aussi une petite unité de stockage numérique (500 giga-octets, pas plus) sur laquelle j'engrange une partie de mes vieux vyniles au format mp3, histoire, de temps à autre, de me livrer à une petite plongée dans le passé en ré-écoutant de vieux trésors avec mon baladeur. Je passerai sous silence ce gros carton dans lequel j'ai stocké des dizaines et des dizaines de concerts du groupe Magma, offerts sans que je les ai demandés par des fans qui voulaient me témoigner leur reconnaissance après que j'aie mis en place sur Internet le "Web Press Book" du groupe. Tiens, il faudra bien qu'un jour je les écoute ces enregistrements "sous le manteau", comme on dit. Aurais-je le temps ? Pas sûr...
A côté de mon frère, je suis, certes, un amateur, un discophile à la petite semaine, mais tout de même, il y a là tellement de bonheurs accumulés depuis la fin des années 60 que je suis tout heureux d'avoir pu offrir à ces disques un écrin digne de la joie qu'ils ont pu me procurer en près de 40 ans. Nichés au deuxième étage de la Maison Rose, dans cette grande pièce sous les toits que nous avons baptisée le Chalet Suisse - murs de pierre, belle cheminée, poutres, lambris, atmosphère presque montagnarde. Ils sont là, régis par un ordre qui me semble logique même si souvent hermétique à la plupart de ceux qui viennent faire un tour dans ce refuge : s'il est facile de débusquer le rayon de la musique dite classique, si l'on repère sans difficulté l'étage de la chanson française, si jazz et rock ont eux aussi leurs espaces propres (je précise qu'à l'intérieur de ces catégories, j'ai opté pour un classement alphabétique), il me faut fourbir des arguments un peu tirés par les cheveux pour expliquer que tout un rayon est dédié à John Coltrane (plus de 120 CD), qu'un autre rassemble l'ensemble de la collection de Seventh Records (Magma et associés), je dois également expliquer qu'il m'a aussi fallu utiliser certains coffrets comme "serre-CD", prenant parfois la décision de les sortir de leur famille naturelle. Et puis, ici une collection consacrée à l'histoire du jazz, et puis une autre encore...
Est-ce parce que nous venons tout récemment de fêter l'Epiphanie que je me penche sur le cas de toutes mes galettes ? En réalité, il n'est pas un jour sans que je me pose une question cruciale (vous constaterez que pendant que certains cherchent un logement, je suis habité par des préoccupations fondamentales...) : pourquoi continué-je à acheter régulièrement des disques alors que je sais pertinemment que la plupart d'entre eux ne tourneront qu'un nombre très limité de fois sur mes platines ou lecteurs ? En parcourant le rayon des vyniles, je fus pris l'autre jour d'un vrai vertige en m'apercevant que ces beaux objets, chargés de mon histoire personnelle, auxquels tant de souvenirs sont associés, étaient sagement rangés là, sans réel espoir de revenir à la vie sous le passage d'une pointe de diamant en leur sillon ou l'effet d'un rayon laser gobeur de 0 et de 1. Aurais-je un jour l'occasion de les écouter une nouvelle fois ? Impossible de le dire. Je préfère même ne pas chercher à répondre vraiment à la question.
Je me rappelle qu'en 1976 - j'avais 18 ans, j'étais encore un peu crétin parfois - j'ai revendu un nombre incroyable de 33 tours parce qu'à cette époque, je vouais un culte absolu à la musique de Christian Vander et que je lui avais comme "obéi" après avoir lu des interviews dans lesquelles il donnait son opinion sur tel ou tel musicien. Des jugements souvent tranchés et des arguments assez forts... Du coup, certains de mes disques ne trouvèrent plus grâce à mes oreilles et c'est sans complexe que je partis un beau jour chez mon disquaire pour lui donner en dépôt tous ces disques à revendre. Mal m'en prit, car à peine la vente réalisée, je fus envahi par les remords et pris par le désir total de les écouter sans attendre. Ils n'avaient pas quitté leur nid depuis vingt-quatre heures qu'ils me manquaient déjà. Et je dois confesser qu'au fil des années qui se sont écoulées depuis cette erreur fatidique, j'ai racheté une bonne partie de ces vieux trésors. Ils sont là, tout près de moi, je ne les ai jamais beaucoup écoutés, mais je sens leur présence. Elle me rassure.
Je crois que ce phénomène s'apparente à celui d'une sorte d'amputation : ces disques sont le reflet de ma propre histoire, ils sont en quelque sorte le témoignage d'une longue et lente construction et leur absence est toujours cruelle. D'une certaine façon, ils permettent au passé d'être moins lointain que lorsqu'on ne peut se raccrocher à ce dernier qu'au moyen des souvenirs qui s'effilochent au gré des caprices de notre mémoire. Eux sont là, bien présents, ils prouvent notre passé.
Prenons un exemple concret : si je regarde la pochette du premier 33 tours de Jerry Garcia (guitariste leader du Grateful Dead), aussitôt, je remonte le temps, je fais un grand saut de 35 ans en arrière et me retrouve en ce vendredi 4 février 1972, très important pour moi. J'habitais Verdun et je mettais les pieds pour la première fois dans un magasin de disques appelé "Card Shop", petite embarcation commerciale dont la vendeuse - notre chère Gaby - allait être le commandant de bord durant de longues longues années, avant de rejoindre la grande librairie de cette même ville... où elle exerce encore, à quelques mois aujourd'hui de sa retraite ! J'ai eu l'occasion de bavarder avec elle il y a quelques semaines et, comme vous l'imaginez, nous avons évoqué le passé non sans avoir mesuré son défilement vertigineux en nous donnant des nouvelles réciproques de nos enfants devenus adultes... Voilà, c'est aussi simple que ça : les 12762 jours qui se sont écoulés entre aujourd'hui et le 4 février 1972 n'en forment qu'un seul. J'ai à nouveau 14 ans, ma vie commence seulement, mon passé existe à peine et mon énergie est intacte.
Ainsi vous l'aurez compris... le sablier du temps qui passe me nargue, m'angoisse parfois. Il m'arrive d'opérer un décompte un peu macabre pour m'apercevoir que le temps qui me reste à vivre est forcément bien plus court que celui que j'ai déjà vécu. Alors je ma fabrique des armes - toutes pacifiques - pour rester fort et prêt à affronter avec la plus belle énergie les années à venir. Et tous ces disques constituent mon arsenal, ma force de construction massive !
Tiens, à ce sujet, je viens d'apprendre que dès la fin du mois, Henri Texier allait sortir un nouveau disque (je le sais parce que c'est lui qui me l'a écrit). Un tel événement, ça ne se manque pas, car Henri Texier, contrebassiste, est un grand monsieur du jazz, qui possède un sens merveilleux de la mélodie ; je possède quasiment tous ses disques et le prochain, dès le jour de sa sortie, trouvera la place qui lui est déjà réservée sur son rayon, là-haut, dans le Chalet Suisse.
Et puis zut, il y a le prochain Louis Sclavis, aussi, au début du mois de février, sur le label ECM.
Ah, et dire qu'on trouve en ce moment, à des prix défiant toute concurrence, deux ou trois vieux disques de Bob Dylan qui me manquent...
J'en finirai jamais... -
Je me souviens -- 3
Je me souviens du mois d'octobre 1975. Ma soeur et moi, néo-bacheliers à l'assaut de l'Université où nous avions atterri un peu par hasard afin d'essayer d'acquérir laborieusement un diplôme en Sciences Economiques, avions à peine posé nos valises à Nancy et suivi nos premiers cours dans l'enseignement dit supérieur qu'une bien triste nouvelle vint assombrir notre nouvelle vie d'étudiants : quelques coups discrets frappés à notre porte, notre propriétaire nous annonçant que notre grand-père venait de nous quitter. Il avait laissé ses dernières forces dans un inégal combat contre la maladie, nous savions qu'il était parti tutoyer les anges pour enfin, trouver le repos qu'il méritait.
Il nous fallut donc repartir en notre ville natale pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure, à une vingtaine de kilomètres de Verdun, dans son village de Sivry-sur-Meuse dont il fut le maire pendant vingt-sept ans.
Avant d'abandonner provisoirement notre nouveau cadre de vie, car cette époque correspondait aussi à celle où nous nous affranchissions de la tutelle parentale, nous dûmes nous lancer rapidement à la recherche de celui ou celle qui voudrait bien, à notre retour, la semaine suivante, nous prêter les cours auxquels nous n'allions pas pouvoir assister pendant trois jours. Imaginez un peu la scène : nous, un peu nigauds, ne connaissant pas grand monde, devions interroger notre voisinage d'amphithéâtre le plus immédiat afin de débusquer la bonne âme qui accepterait de nous rendre ce service.
Cette bonne âme était une jolie petite demoiselle blonde, qui avait un sourire unique lui creusant une fossette rigolote dans la joue droite. Je m'en souviens très bien. Elle venait d'Epinal.
Etrange téléscopage de la mort et de la vie, comme si l'une se nourrissait de l'autre : car qui pourrait dire si, sans ces circonstances pénibles, j'aurais pu petit à petit me rapprocher de cette jolie blonde à fossette ? qui peut être certain qu'elle aurait même prêté la moindre attention à ce post-adolescent chevelu et barbu dont le principal exploit consisterait, durant l'année à venir, à enjamber dans une grande envolée un banc rond trônant dans le hall de la Faculté, au risque de s'écraser lamentablement dans une ridicule et peu grâcieuse chute bien méritée ?
J'aime à penser que ce fut là le dernier cadeau de mon grand-père : dans un ultime clin d'oeil céleste, il avait eu la délicatesse - lui qui fut longtemps entrepreneur dans le bâtiment - juste avant de rejoindre le Paradis des grands-pères, de poser la première pierre d'une maison aux fondations solides. Je suis certain qu'il nous guette toujours, 31 ans après et qu'il savoure le plaisir d'avoir contribué à la naissance d'une famille.
Car vous l'avez compris, cette petite blonde à fossette est celle qui m'accompagne depuis 30 ans, infaillible compagne et mère de mes enfants.
Ce grand-père, prénommé Pierre, avait fourni la pierre fondatrice d'un édifice dont l'un des quatre piliers s'appelle lui-même Pierre. C'est le prénom que nous avons donné à notre fils, comme s'il n'en était pas d'autre possible. -
Je me souviens -- 2
Je me souviens de l'automne 1974. Cette année-là, comme chaque année, mes grands-parents revenaient d'un séjour passé sur la Côte d'Azur chez le fils de ma grand-mère (qui n'était pas ma grand-mère au sens biologique du terme, mais ma vraie grand-mère néanmoins puisque vivant avec mon grand-père depuis 1946, soit douze ans avant ma naissance - par conséquent, le fils de ma grand-mère était aussi mon oncle !). Ils avaient fait, comme à chaque fois, le voyage d'une seule traite.
C'est au moment où je vis mon grand-père, alors âgé de 77 ans, que je compris que quelque chose ne tournait pas rond.
Etait-ce son teint étrangement jaune ? Sa manière de nous sembler comme absent, déjà, sans prendre vraiment part à la conversation ? Il y avait sur son visage comme la marque d'une tristesse infinie et de la résignation de celui qui sait. Lui qui était d'ordinaire d'un commerce si agréable, un modèle pour nous tous, jamais agressif, cherchant toujours à souligner les qualités des uns et des autres plutôt que leurs défauts, d'un calme et d'une apparente sérénité qui faisaient tant de bien à ceux qui vivaient à ses côtés. Lui qui s'était mis au service d'un village dont il avait été le maire durant près de 30 ans, faisant l'unanimité autour de lui. Lui dont nous étions tous si fiers.
Je n'eus pas à attendre très longtemps une réponse car quelques semaines plus tard, j'appris qu'il souffrait d'un cancer du pancréas. Entre le jour de son retour de vacances et celui de son dernier départ, il s'écoula une année durant laquelle nous le vîmes inexorablement décliner, s'absenter petit à petit. Il ne semblait plus avec nous, comme si une gomme céleste était en train de l'effacer. En fermant les yeux, je le vois nettement, assis dans un fauteuil en toile orange, devant sa maison, le visage émacié. Il n'était déjà plus de ce monde.
Je n'ai jamais manqué de penser que les souffrances qu'il a pu connaître furent incroyablement injustes, j'aurais tellement voulu qu'il puisse nous quitter bien plus tard, en quelques secondes, dans le souffle de l'éternité qu'on réserve aux vieillards.
Aujourd'hui encore, dans mon jardin, je ne peux réprimer un violent pincement au coeur lorsque je m'allonge dans ce vieux fauteuil de toile orange. Et je pense si souvent à lui. -
Je me souviens -- 1
Je me souviens de l'été 1973. Les vacances d'été en famille étaient plutôt rares pour nous et cette année-là, fait qui rétrospectivement me semble encore totalement exceptionnel, mon père - qui était inspecteur des impôts - me proposa de travailler avec lui durant quelques semaines. Ce fut, je crois, l'occasion unique de découvrir un versant de sa personnalité que le quotidien ne m'avait pas permis de connaître, tant il était finalement peu loquace sur ses activités professionnelles. Trente-trois ans plus tard, je me dis qu'il me fit là un bien beau cadeau, même si, sur le moment, je n'en appréciai pas forcément la saveur.
Une partie du travail de mon père consistait à procéder, dans les communes avoisinantes et sur un rayon d'une bonne quarantaine de kilomètres, à un recensement des habitations et de leurs occupants. Pour dire les choses simplement, il s'agissait de vérifier que chacun occupait bien la place déclarée aux services fiscaux et, éventuellement, de régulariser les situations qui auraient connu d'une année à l'autre des modifications. Dit comme cela, la chose ne vous paraitra guère passionnante et il est vrai que l'entreprise avait quelque chose de fastidieux. Mais c'est ailleurs que résidait le charme de ces micro-expéditions à l'assaut des petits villages voisins de la ville de Verdun. Tout d'abord, il nous fallait rassembler un aréopage composé du maire de la commune et de quelques conseillers municipaux qui connaissaient tout de la vie de leur commune. Ensuite, réunis autour d'une table, nous entamions le relevé avec méthode : mon père énonçait les noms des habitants et moi, fiévreusement, je cherchais dans un grand registre les coordonnées de l'individu (vous savez, un peu comme lorsque vous allez voter, il y a ce type un peu sourd qui, à l'appel de votre numéro, chausse ses lunettes et débusque votre nom dans une liste, essaie vainement de le prononcer correctement et vous demande de signer à l'envers dans une case bien trop petite pour votre paraphe) et nous confrontions alors la situation écrite avec ce que pouvaient nous confirmer ou non les administrés présents. Et ainsi de suite, d'habitant en habitant, de village en village.
Oh, bien sûr, certains villages étaient expédiés en peu de temps, eu égard au nombre de leurs habitants ; d'autres nécessitaient plus de temps. Là n'était pas la question pour moi. Et puis, c'était aussi mon premier travail salarié.
Pour la première fois, je pouvais contempler mon père sous un jour nouveau : il était connu de tous ces gens qui le saluaient, respectaient son travail, louaient son esprit de méthode et sa courtoisie. Il avait en quelque sorte creusé son petit trou et affirmé une personnalité qu'il n'importait pas forcément à l'intérieur des murs familiaux où il préférait visiblement se nicher dans le confort et une forme de sécurité créés par ma mère qui prenait en charge tous les aspects domestiques de la vie quotidienne. Et je pense que, sans le dire, il était content de m'avoir montré cette "face cachée", comme s'il avait voulu me dire : "Tu vois, je fais bien mon travail". Lorsqu'il était en activité dans sa sphère professionnelle, il était comme au centre de quelque chose, il devait probablement se sentir acteur de ses heures. Et ceux qui travaillaient avec lui semblaient toujours élogieux à son sujet.
Pour finir sur cet été 1973, l'été de mes 15 ans, je me souviens aussi de ces moments très particuliers où, n'ayant pas le temps de rentrer déjeuner à la maison, nous devions nous arrêter dans un restaurant. Là aussi, il était accueilli comme quelqu'un que l'on connaissait, une sorte d'habitué qui aurait eu sa serviette et une bouteille entamée, nous mangions en tête à tête, sans échanger beaucoup de paroles. J'étais aux côtés d'un autre père, plus autonome, pas plus bavard qu'à l'habitude mais légèrement différent.
Comme s'il avait voulu me montrer ce qu'il ne se sentait pas capable de dire.
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Tu me fais Tournier la tête…
En fouillant dans mes archives, j’ai retrouvé un vieux texte (écrit voici plus de 14 ans maintenant) consacré à Michel Tournier, un écrivain pour lequel j’ai la plus grande admiration. Du « Roi des Aulnes » aux sublimes « Météores », en passant par « La Goutte d’Or » ou ces belles notes le lecture que sont « Le Vol du Vampire » ou bien encore d’autres textes passionnants comme « Célébrations », l’œuvre de ce monsieur est captivante. Je vous livre cette petite note telle que je l’avais écrite, quelques heures après avoir rencontré ce grand monsieur à Nancy.
Nous avons rencontré Michel Tournier vendredi en fin d’après-midi, à l’occasion de la sortie d’un livre de l’écrivain qui mêle textes et photographies : intitulé “Le crépuscule des masques”, il rassemble un certain nombre de réflexions personnelles de l’auteur dont on sait qu’il vit intensément l’opposition entre l’image et le signe (voir notamment le thème de “La Goutte d’Or” qui reflétait déjà cette contradiction en mettant face à face deux cultures).
Tournier, qui est maintenant âgé de 68 ans, commence à se parer des rides de la vieillesse, en d’autres mots il se chiffonne, et tout me porte à croire qu’il est atteint d’un début de surdité. J’en veux pour preuve cette façon qu’il a de se pencher en avant sur la table en plaçant sa main en coquillage autour de son oreille pour mieux comprendre le prénom qu’on lui cite avant une dédicace. Un peu iconoclastes les premières impressions ?
En fait, pas tant que cela : on a envie de parler de Tournier comme d’un ami de longue date, avec ses qualités, ses défauts et ses petits travers. Le personnage n’impressionne pas, il est dans la vie comme dans ses livres : précis, pédagogique, toujours prêt à raconter une anecdote qui viendra illustrer de façon très méthodique les propos qu’il tient. Le cerveau de Tournier est parfaitement structuré, il est garni d’une multitude de petites cases, des greniers magiques, que son propriétaire ouvre à sa guise selon les besoins de la conversation. On peut lui apporter la contradiction, lui reprocher aussi une trop grande sécheresse de ses productions depuis quelques années, il ne s’en offusquera pas, bien au contraire ! Il fera rebondir la discussion, vous expliquera dans un long soupir qu’il vaut mieux ne pas attendre un nouveau roman tel que “Les Météores” et l’on sent chez l’écrivain un besoin de souffler, de vivre à un rythme bien plus calme que ses personnages. Un début de retraite ?
On peut tout aussi bien lui dire notre admiration, lui expliquer ce que l’on aime dans ses livres : Tournier sait goûter avec délectation aux compliments, c’est certain, mais je suis persuadé qu’il déteste la flatterie. La glorification gratuite ne le touche pas, bien au contraire, il apprécie le commentaire qui lui prouvera que vous l’avez lu - il s’en étonnera, comme surpris du temps que vous lui avez consacré - et saura à son tour vous poser des questions sur un sujet qui le passionne.
Je connaissais un peu le caractère du personnage et je me suis amusé à le titiller, alors que nous parlions de photographie, en évoquant le cas de ce photographe aveugle, imbu de lui-même, méprisant ses confrères voyants, que Pivot avait invité un beau jour dans son “Bouillon de Culture”. Il fallait voir Tournier bougonner, tempêter contre Pivot : “Je lui en veux à Pivot ! Quand je pense à tous ces photographes de talent que je connais et dont personne ne parle ! Pivot a trop recherché le sensationnel : un photographe aveugle ! Et pourquoi pas un musicien sourd ?” En plein dans le mille…
Sacré Michel Tournier, personnage insaisissable, qui fond de bonheur lorsqu’un enfant lui dit avoir lu ses bouquins, qu’on sent ivre de plaisir à l’idée de parler, d’être écouté. Il y a du narcissisme chez cet homme là, comme chez bien d’autres.
En tous cas, une bien agréable demi-heure, non pas au coin du feu dans un ancien presbytère à Choisel, mais derrière la modeste vitrine d’un petit magasin de photographie, Grande Rue, à Nancy.
A la fin, on est tout surpris en regardant Tournier qui lève le sourcil et vous demande, un peu désappointé : “Vous partez ?”, comme si la situation s’était inversée ; vous étiez venu le voir, un peu intimidé, pour lui poser quelques questions, avec la crainte de paraître idiot et de l’ennuyer. Et c’est lui qui réclame l’échange, c’est lui qui devient le demandeur.
Attendrissant, il y avait derrière cette question finale comme un peu de désarroi…
[Note écrite le dimanche 20 septembre 1992]
Addendum 2006 : depuis ce soir de septembre 1992, j'ai eu l'occasion de rencontrer brièvement Michel Tournier, lors de manifestations littéraires telles que "Le Livre sur la Place" à Nancy. La dernière fois, c'était je crois en 2004 lors de la publication de son essai "Le bonheur en Allemagne". Les années ont passé, le bonhomme est octogénaire mais son esprit toujours aussi vif. Il nous l'a démontré cette année-là lors de la remise du prix de la Ville de Nancy avec un texte sublime consacré à George Sand. Ecriture nerveuse, idées faussement simples, une culture littéraire, historique et philosophique hors du commun, et un humour tonifiant.
Aujourd'hui, Tournier publie "Les Vertes Lectures", que je vais m'empresser d'acheter. A ce sujet, laissons donc son auteur vous présenter lui-même son dernier livre...