Ainsi donc voici venu le moment de relever le défi que j’ai lancé à mon Ô Brother il y a quelques semaines maintenant. Je lui avais proposé en effet de mettre en ligne le même jour que lui sur nos blogs respectifs un texte consacré à un sujet commun remontant à notre enfance et pour lequel je lui ai donné un seul indice : «petits coureurs». Je pense qu’il lui a fallu environ un milliardième de seconde pour comprendre à quoi je faisais allusion et je sais qu’il est prêt à nous raconter sa propre version. L’heure fatidique a maintenant sonné ! Vous pouvez dès maintenant vous adonner au plaisir de la lecture comparée…
C'était… il y a bien longtemps, en un temps où nos enfants chéris n'étaient même pas le début d'une pensée dans le cerveau de leurs futurs géniteurs qui, on s'en doute, ne se connaissaient eux-mêmes pas encore. Pour dresser un tableau simple et réaliste, nous dirons que la scène originelle se passe au milieu des années 60, quelque part dans une ville meusienne, connue mondialement pour avoir été bien malgré elle le sanglant théâtre d'une bataille durant l'année 1916. 1916… une drôle d’année qui vit de pauvres innocents se faire massacrer par centaines de milliers pendant que notre père venait au monde. Nous vivions dans une grande maison où régnait durant l'été une torpeur confinant parfois à l'ennui, né d'un désoeuvrement lui-même généré par les longues semaines de vacances scolaires trop rarement égayées par une courte virée vers un bord de mer méditerranéen ou normand. Il fallait bien s'occuper, d'autant que – contrairement à nos adolescents actuels – nous n'avions pour nous meubler l'esprit ni notre télévision si intelligente, ni la moindre console de jeux, ni magnétoscope ou lecteur de DVD, ni ordinateur pour surfer et raconter nos émois quotidiens à d’anonymes lecteurs se comptant par milliers, ni même l'obligation de fumer du cannabis en buvant de perverses boissons alcoolisées concoctées pour nous, enfants et adolescents, bref un phénomène d'autant plus crucial qu'il n'existait alors que quelques radios, principalement trois : Radio Luxembourg, Europe 1 et France Inter et qu'aucun marchand cupide n'avait entrepris la lobotomisation de nos cerveaux juvéniles au moyen perfide de ces robinets à vomi qu'on continue, aujourd'hui encore et pour d'obscures raisons, à appeler "radios libres". Libres de quoi ? J'aimerais que quelqu'un m'explique ! Tiens, je m’égare…
Il y avait la lecture… qu'on réservait plutôt aux soirées.
Il y avait de beaux 33 tours, dont on n'abusait pas car ils étaient chers à nos poches pas forcément pleines et si fragiles surtout.
Et puis le reste de la journée. Les longs après-midi, à tournicoter dans une chambre ou un grenier à peine meublé, mais hissé de fait au rang de refuge. Il m’arrivait aussi parfois d’agrémenter la fin de journée en commettant une bêtise propre à mon âge, ce qui me valait de temps à autre d’être poursuivi par mon père, dans toute la maison, puis dans le jardin et pour finir autour d’un massif de fleurs circulaire. Nous tournions autour, moi devant, lui derrière, animé d’une colère peu convaincante et lorsque je sentais qu’il gagnait du terrain, je le désarmais brutalement en lui servant un argument imparable : «M’en fiche, j’ai un tour d’avance…». A l’époque déjà, j’étais très drôle.
Nos cerveaux étaient disponibles mais il ne se trouvait aucun PDG d’une chaîne de télévision dite «populaire» pour les emplir de bulles américaines. Il nous incombait encore cette lourde responsabilité, celle de nous occuper nous-mêmes. Et sans le précieux concours d’une technologie à l’évolution foudroyante et aujourd’hui banalisée. Croyez-moi, c’était un sacré boulot !
Je m'adresse à vous, jeunes de moins de 35 ans ! Vous ne connaissez pas votre chance, vous qui, à chaque minute, êtes délestés de cette lourde responsabilité… A peine rentrés chez vous, des écrans bienveillants vous attendent, vous êtes en communication avec le monde en quelques clics et vous vous épanouissez malgré vous. Il y a quelqu’un qui veille, au-dessus de vous, et ne vous veut que du bien. Pensez donc plutôt à ces pauvres enfants que nous étions, qui devaient programmer dix longues semaines d'inaction avec des moyens de fortune !
Fort heureusement, j'avais (et j'ai toujours) un frère ingénieux qui m'avait non seulement initié à des univers musicaux insoupçonnés de mes oreilles incultes et badigeonnées pour l’essentiel des mièvreries en provenance de cet univers incomparable qu’on appelle la «Variété», mais également communiqué sa passion pour le Tour de France cycliste, dont les héros commençaient à arpenter les longues routes de l’Hexagone au moment même où notre année scolaire prenait fin. C'était parti pour trois semaines de bonheur, un bonheur partagé puisque nous ne nous contentions pas de vivre en direct, l'oreille collée au transistor, les exploits des Poulidor, Anquetil, Bahamontès, Jimenez, Gimondi et plus tard Merckx, commentés par Jean-Paul Brouchon ou Guy Kédia, sans oublier quelques années plus tard l’irremplaçable Robert Chapatte. Non, bien mieux que tout cela, ce frère inventif avait élaboré un fantastique outil grâce auquel nous allions pouvoir, jour après jour, effectuer nous-mêmes notre propre Grande Boucle !!!
Vous allez rire, tant pis, j'assume notre glorieux passé !
Essayez de comprendre qu'à peine la retransmission radiophonique terminée et ce, malgré le talent des journalistes qui devaient savoir nous décrire avec beaucoup de précision, minute par minute les scènes qui se déroulaient sous leurs yeux, faisant montre d'une verve que beaucoup leur envieraient aujourd'hui, nous étions comme suspendus en l'air, déjà en manque, avides du lendemain et de la prochaine étape. Nous avions ce besoin vital de recommencer par nous-mêmes ce que nous venions de vivre à distance et, ce faisant, de nous attribuer le rôle de Grands Ordonnateurs du Tour de France en chambre. Cette histoire vous paraîtra peut-être un peu longue, pardonnez-moi, mais je ne puis faire autrement que de vous en présenter les trois grandes phases, celles dont je me souviens.
Avant toute chose, je dois vous lister le matériel nécessaire à cette aventure si par hasard vous souhaitiez vous aussi entrer dans le club très fermé des manipulateurs de coureurs cyclistes. Attention toutefois, cette panoplie correspond à l’ultime version d’un jeu qui a connu d’importantes évolutions au cours de sa passionnante histoire. Appelons-là «Petits Coureurs Update 3».
Il vous faudra donc :
- un grand carton, épais et dont les dimensions doivent être suffisantes pour reproduire un itinéraire fait de boucles et de cases numérotées de 1 à 100 ou 150, ces dernières étant de dimensions légèrement supérieures à 3 cm de largeur sur 5 cm de hauteur. Cette somptueuse piste peut éventuellement être composée de plusieurs volets repliables, facilitant le rangement en fin de journée.
- un feutre bleu marine pour dessiner la piste à main levée.
- une autre planche de carton, moins épais celui-là, dans laquelle vous découperez des rectangles d'environ 3 cm sur 5.
- une paire de ciseaux, un tube de colle Scotch liquide.
- un jeu de dés.
- plusieurs journaux spécialisés dans le cyclisme professionnel, où vous privilégierez les numéros proposant des photographies de coureurs photographiés en action, à distance moyenne. Sans oublier le numéro spécial Tour de France avec le parcours très détaillé de chacune des étapes, minute par minute.
- un annuaire pour trouver des patronymes vraisemblables quand il vous faudra inventer des cyclistes.
- un grand cahier, un stylo, un crayon, une gomme et surtout, rappelez-vous que tout outil destiné à calculer est totalement prohibé. Obligation vous est faite de recourir au calcul mental le plus rigoureux. Pensez à vous exercer le soir, vous gagnerez du temps au moment de l’action.
- un pantalon assez épais aux genoux, si vous êtes adeptes de la position accroupie, quoique celle-ci corresponde plutôt à la Version 1.
- une bonne dose d'imagination, une connaissance assez pointue du cheptel des coureurs cyclistes professionnels.
- éventuellement, des boules Quiès si vous souhaitez ne pas entendre qu'on vous appelle pour donner un coup de main aux tâches domestiques, pour lesquelles on vous sollicite toujours alors que vous êtes dans le feu de l’action. Vous pouvez cependant vous en dispenser si vous préférez devenir autiste.
Vous êtes prêts, vous avez tout ce qu'il vous faut ? Alors laissez-moi vous raconter cette histoire. Sachez avant toute chose que mes souvenirs sont un peu mélangés et que c’est avec beaucoup de difficulté que je me suis efforcé de les rassembler. C’est ma version, donc elle ne peut être que vraie.
Impossible de me rappeler l’année exacte au cours de laquelle j’ai pénétré l’univers magique des «petits coureurs» inventés par mon frère. Ils existaient déjà mais, parce que j’étais trop petit, ils m’étaient inaccessibles. Par commodité, je situerai cette année en 1965 – c’est bien simple, c’était quelques semaines avant que John Coltrane n’entame une magnifique tournée qui le conduisit à Antibes Juan lès Pins puis à Paris. La grande maison dans laquelle nous habitions abritait un second étage sans chauffage, aux parquets rugueux car jamais poncés et dont la température ambiante n’était supportable qu’au printemps et en été. Il y avait là deux grandes pièces ainsi qu’un grenier, auxquels nous accédions grâce à un escalier assez raide. C’était là qu’à partir d’une certaine époque, mon frère installait ses quartiers, les préférant de loin à sa chambre d’hiver. Et là, un étrange spectacle s’offrit un beau jour à mes yeux. Mon frère, à genoux au sol, poussait avec méthode et son pouce de petits cartons illustrés, selon un parcours imaginaire qui faisait le tour de l’étage, passant d’une pièce à l’autre avant de revenir à son point de départ. Il avait l’air de s’amuser comme un fou, mais aussi de souffrir car la position qu’il devait adopter pour mener à bien son entreprise était une torture pour ses rotules, qui subissaient les assauts d’un parquet non domestiqué. Je compris très vite qu’il reproduisait «in camera» - Ô Brother, c’est un clin d’œil musical – une course cycliste dont les personnages étaient reproduits avec une minutie assez étonnante. Car ces petits cartons, pour artisanaux qu’ils fussent, correspondaient chacun à un coureur – un vrai, qui existait ! – dont la photographie, découpée dans un magazine spécialisé, était collée sur le recto. Quant au verso, il était plus administratif puisqu’il nous déclinait les informations pratiques relatives au champion : nom, prénom, nationalité, équipe. Ah la belle invention ! Il fallait voir ces cartons – dont le format avoisinait celui d’une carte à jouer – glisser avec élégance sur le parcours, mus par une chiquenaude très précise qu’il déclenchait en coinçant son pouce sous le majeur avant de le libérer avec une grande précision et d’un coup sec, fruit d’une expérience redoutable, celle que l’on n’acquiert qu’après d’innombrables heures d’une pratique assidue et intensive. La tâche était rude, néanmoins, car le principe consistait à faire avancer chaque coureur un à un, puis à recommencer une fois parvenu à la queue du peloton. Et ceci pendant plusieurs tours. Je crois me souvenir que mon frère, charitable, m’accepta assez vite à bord de son embarcation et admis que je m’initie à la technique du «poussage de coureurs». Oh, ce ne fut pas facile au début, il m’arriva souvent de planter mon pouce entre deux plinthes ennemies, de m’écorcher les genoux sur le bois traître du plancher et d’endurer une souffrance que je n’aurais peut-être pas imaginée… Mais je voulais faire comme lui et je finis par développer moi aussi une bonne technique et pus prendre un jour la responsabilité de la direction d’une course. Non sans une certaine émotion, vous l’imaginez bien.
Cette version du jeu, la première pour moi, présentait néanmoins un inconvénient majeur : elle favorisait la tricherie et nos chouchous de l’époque avaient toujours beaucoup plus de chances de gagner une course ou une étape que n’importe lequel de leurs concurrents. Avec mon frère, Poulidor pouvait gagner un Tour de France haut la main et porter sans jamais être menacé parce je ne sais quel Anquetil ou Merckx ce maillot jaune après lequel il a pourtant couru durant toute sa carrière. De mon côté, je stimulais Michele Dancelli beaucoup plus que tout autre, lui octroyant un palmarès dont il aurait certainement lui-même rêvé. Car en effet, ce vainqueur de Milan San Remo, bon sprinter de surcroît, n’était jamais aussi flamboyant que lorsque je devenais son mentor, avec moi, il dominait le peloton comme l’a fait dans la période récente un américain né sous le signe du cancer. Et si ma sœur avait été acceptée dans notre cercle cycliste – ce qui ne fut jamais le cas car je crois qu’elle est restée à jamais hermétique à la poésie toute masculine de ce jeu aux charmes pourtant illimités ; mais soyons honnêtes, ce cercle privé n’aurait admis une sœur qu’avec beaucoup de réserves – nul doute qu’elle aurait fait de l’italien Felice Gimondi un vainqueur de toutes les courses. Comment donc dépasser cette première phase et mettre un frein à nos ardeurs chauvines ? Mon frère eut un jour LA solution : inventer des coureurs, c’est-à-dire chercher des photographies de ceux qui étaient les moins connus et leur attribuer un patronyme ne correspondant à aucun sportif en activité. A partir de ce jour, le jeu des petits coureurs prit une nouvelle dimension : il s’agissait désormais d’organiser des courses de «coureurs inventés». Nous ne trichions plus, nous poussions les cartons avec sagesse et application et laissions le hasard digital décider de leur sort. Cependant, la souffrance était toujours là, nos genoux étaient meurtris à jamais – il me reste de cette pratique la quasi-impossibilité de rester longtemps à genoux, mais fort heureusement, je suis de ceux qui restent debout – et nos limites physiques nous contraignirent à envisager une nouvelle évolution. Majeure celle-ci, car elle nous fit entrer dans une ère que l’on pourrait qualifier sans exagérer de technologique. La version 2 devait très vite laisser la place à une nouvelle mouture, qui confina – reconnaissons-le en toute humilité – à la perfection.
Dans mon rôle de petit chien domestique, je me posais là ! Jamais une idée ne me traversait l’esprit, jamais mon imagination ne produisait le moindre effet sur l’avancement des travaux. A cette époque, j’étais capable de noircir des cahiers entiers d’une encre bleu des mers du sud – on me rétorquera qu’il y a là comme une bizarrerie, parce qu’en réalité donc, je bleuissais mes cahiers, de marque Cathédrale – pour écrire de stupides histoires policières mettant en scène un inspecteur de police appelé Francis Lemarque (…), mais quant à imprimer de mon propre sceau l’histoire d’un jeu aussi passionnant… c’était une autre histoire. Rien, j’attendais le progrès, j’étais un peu le spectateur des trouvailles fraternelles. Je crois aussi que je comptais beaucoup sur mon frère pour avoir des idées pour deux et puis, somme toute, c’était son jeu, il en était le vrai papa, peut-être ne me sentais-je pas le droit d’y inclure des nouveautés moi-même. Et j’avais bien raison ! Car jamais en manque d’une trouvaille, celui-ci eut un jour la bonne idée de me faire découvrir le grand virage qu’il avait choisi de faire emprunter à son bébé. Fini le poussage de coureurs ! Aux oubliettes les genoux écorchés ! Nous allions désormais travailler dans le plus grand confort, sagement assis devant une table sur laquelle était disposée une grande plaque de carton gris clair où il avait dessiné un parcours sinueux composé de cases dont le nombre dépassait largement la centaine. Surtout, il y avait ces deux dés qui trônaient fièrement à côté de la piste. Car si l’on ne poussait plus, il fallait tout de même faire progresser des cyclistes dont les supports avaient sensiblement rétréci. Les petits cartons étaient désormais miniatures, d’environ deux centimètres de côté sur trois. Il y avait toujours la photographie au recto et les informations au verso, avec en plus, comble du raffinement, un morceau de ruban adhésif pour protéger le tout. Ces coureurs riquiqui avançaient désormais au rythme déterminé par le jet d’un ou deux dés (je crois vaguement me rappeler qu’une course ou une étape démarrait par un double lancer et se poursuivait par des lancers simples) tout au long du parcours, avançant d’un nombre de cases correspondant à la valeur du jet. C’est évident. Nous faisions avancer nos champions un à un, du premier au dernier, avant de recommencer. Le peloton s’étirait, des échappées se produisaient, comme en vrai. Il y avait du suspense, nous haletions comme tout quidam en transe au bord de la route dans la montée des vingt et un virages de l’Alpe d’Huez. Lorsque nous simulions le Tour de France, rien ne manquait : il y avait les sommets des cols avec l’attribution de points pour le classement du meilleur grimpeur (à cette époque, on n’avait inventé ni le maillot à pois rouges, ni Richard Virenque), les sprints bonifications, les points attribués pour le classement du maillot vert. Il ne manquait que les ravitaillements, rendus totalement inutiles du fait que nos amis de cartons ne s’alimentaient jamais. De toutes façons, leurs revendications seraient restées sans effet, car nous n’avions pas les moyens de les nourrir. A l’arrivée, les choses devenaient beaucoup plus complexes : chaque groupe de coureurs arrivés dans un même lancer de dés faisait partie du même peloton que l’on empilait méthodiquement à côté du parcours, jusqu’au dernier coureur arrivé. Aux plus beaux jours des étapes de montagnes, les piles n’étaient pas très hautes et souvent espacées de plusieurs jets de dés. Croyez-moi, une étape pouvait être un grand moment sportif, il fallait voir ces cartons franchir les cols, sprinter, se pousser du coude parfois. Et nous de contrôler la course, nous avions congédié Félix Lévitan ou Jacques Goddet pour prendre leur place et organiser la course selon notre volonté ! Oui, je crois vraiment que l’un de nos plus grands plaisirs était bien de régner sur un univers dont nous avions la totale maîtrise. Nous avions créé, nous les Docteur Frankenstein du cyclisme professionnel, des êtres de cartons qui nous obéissaient au doigt et au dé, drôles de petits esclaves silencieux grâce auxquels nous assouvissions nos désirs de dictature dans une implacable république de papier où le repos n’était que très rarement de mise. Au moins, avec eux, pas de manifestations, pas de dopage, pas de salaires mirobolants, pas de médecins véreux, rien de tout cela, notre contrôle était absolu. Nous avions inventé un cyclisme parfait.
Pourtant, en ce qui me concerne toutefois, je crois que le moment que j’attendais le plus était celui des classements. Je vous épargnerai ici la description du système de handicaps que nous avions élaboré pour qu’un vainqueur du jour ne devienne pas le lendemain un compagnon de la voiture balai, je n’évoquerai que fugitivement la technique adoptée pour calculer les écarts entre les coureurs à la fin d’une étape – pour résumer, je crois que nous lancions un dé trois fois pour calculer l’écart entre deux groupes, le résultat de chaque lancer étant multiplié par cinq, trois et une seconde, mais je ne suis plus certain de tout cela en fait – et préfère vous faire partager le frisson qui me gagnait dès lors qu’il s’agissait de calculer le classement général. Attention, mesdames et messieurs, nous étions devenus des maîtres ! De véritables machines à calculer humaines, spécialisées dans la chronofolie ! Ajouter ou retrancher heures, minutes et secondes était devenu pour nous une véritable gymnastique dans laquelle nous excellions. Nous étions des adeptes du «fitness» arithmétique, personne ne pouvait nous surpasser en ce domaine. Autant dire qu’à cette époque, je rétamais implacablement mes camarades de classe au moment des si redoutés exercices de calcul mental. Il y avait moi et le reste de la classe, que je contemplais avec une certaine condescendance, ravi de constater que malgré leurs grimaces, mes voisins s’étalaient misérablement dans un naufrage de retenues oubliées et de tables de multiplication non maîtrisées. Et je crois bien d’ailleurs qu’il m’est resté quelque chose de cette époque et que les chiffres continuent à danser très souvent devant mes yeux : je pratique toujours le calcul mental avec une vraie célérité, il m’arrive même de compter parfois sans m’en rendre compte, n’importe quoi, le prix de plusieurs articles achetés dans un magasin, le total des nombres inscrits sur une plaque d’immatriculation, etc. etc. Ce mal qui me ronge va parfois se nicher dans de surprenantes pratiques : pourquoi, aujourd’hui encore, suis-je incapable de gravir un escalier sans compter les marches ? Pourquoi ai-je emmagasiné en moi tant de numéros de téléphones, de codes divers et de mots de passe ? Pourquoi suis-je incapable de regarder l’arrivée d’une étape du Tour de France à la télévision sans chercher à calculer le classement général au plus vite, espérant coiffer sur le poteau ce ridicule ordinateur dont les résultats s’affichent au bas de l’écran ? Je pense que le responsable est certainement celui qui m’avait contaminé… Suivez mon regard.
Et puis les années ont passé, mon frère a grandi au point de dépasser la limite d’âge qu’il s’était implicitement fixée pour pratiquer son jeu favori. Je me rappelle qu’il m’est arrivé un beau jour de voler de mes propres ailes, de fabriquer mes coureurs à moi, ma piste à moi et de reproduire, jour après jour, l’étape du Tour de France que je venais de vivre en direct à la radio ou, à partir de 1970, à la télévision. La télévision a fait son entrée dans la maison, les retransmissions n’étant tout de même pas aussi longues qu’elles ne le sont aujourd’hui. Je pouvais donc continuer à faire régner la terreur sur ma piste grise et condamner mes coureurs aux travaux forcés de l’été.
Cette évocation fait un peu fi d’une chronologie qui est devenue assez floue pour moi aujourd’hui. Il est possible que ces versions évolutives du jeu des petits coureurs se soient présentées de manière différente, qu’elles se soient plus superposées que je n’ai bien voulu l’écrire ou que leur ordre en ait été un peu différent. Mais qu’importe… Tout cela est un peu mélangé dans ma tête et je ne suis pas un expert ès souvenirs. Je me souviens toutefois que, alors que j’avais moi-même grandi, dès lors qu’une étape du Tour de France était terminée, aussi bien la vraie que la «fausse», j’étais gagné par le besoin pressant de monter sur mon vélo et de partir sur les routes me menant du côté de Douaumont dont je pouvais gravir la côte plusieurs fois de suite, malgré le poids du lourd vélo bleu que m’avait donné mon beau-frère. Je me souviens aussi qu’un beau jour de grande chaleur, alors que je venais de passer à côté de la Tranchée des baïonnettes, j’ai dû poser pied à terre, pris d’un violent étourdissement et qu’après avoir repris mes esprits, je me suis laissé glisser tranquillement en passant par la descente de la Valtoline, pas très fier de mon exploit du jour. Il faisait si chaud que mes parents durent appeler le médecin qui diagnostiqua un «coup de chaleur».
Parvenu à l’âge adulte, j’ai conservé dans un coin de ma tête une vraie fascination pour la Grande Boucle, et pour le cyclisme en règle général, au grand étonnement de mon fils qui me contemple d’un air ahuri lorsqu’il me voit installé dans mon canapé pendant de longues heures consécutives à suivre l’évolution d’un peloton durant des dizaines et des dizaines de kilomètres, même lorsqu’il pense qu’il ne s’y passe rien. J’ai beau lui expliquer que le Tour de France, c’est un tout, c’est la course bien sûr, mais ce sont aussi tous ces paysages magnifiques, ces petits coins qu’on reconnaît parce qu’on y est déjà passé au moins une fois, j’essaie de le convaincre de se laisser aller à la poésie des rayons et des boyaux. Rien n’y fait, il est hermétique à ce spectacle. Dans ces moments me reviennent en tête quelques grands noms qui ont bercé mon enfance et mon adolescence : Poulidor, Merckx, Ocana, Pingeon, Jimenez, Guimard, Janssen, … impossible de les citer tous, je vous parle là d’un véritable peuple.
D’ailleurs, s’il se trouve parmi vous quelques nostalgiques de ces années passées, je terminerai cette courte note en vous recommandant la lecture du monumental «Tour de France : Chroniques de l’Equipe 1954-1982» du très regretté Antoine Blondin, publié aux Editions de la Table Ronde. C’est un gros bouquin, qui compte plus de 600 pages, magnifique, écrit par une plume incomparable et qui restitue avec bonheur toute la magie que nous vivions chaque été en suivant les exploits de nos champions cyclistes, juste avant de les reproduire à notre manière. Il n’est jamais bien loin de moi, ce beau livre, et je savoure régulièrement le plaisir d’en lire ou relire deux ou trois pages, comme on dégusterait un grand crû. Une bible dédiée à la Petite Reine.
Que je dédie moi-même à mon frère, c’est bien la moindre des choses.
PS : pour une lecture comparée, voyez donc son texte en cliquant
ICI.