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MemoChronique - Page 2

  • Te stresse pas !

    C'est ainsi que selon ma fille on pourrait traduire en bon français «Take it easy», le titre de cette magnifique chanson du groupe Eagles – co-signée par Glenn Frey et par un grand monsieur, qui n'appartenait pas à la formation, Jackson Browne, qui l'avait lui-même interprétée sur son deuxième album «For everyman». Nous étions au début des années 1970 et le groupe américain entamait une longue carrière dont les plus belles pépites discographiques se trouvent concentrées, selon moi, dans ses quatre premiers disques, même si l'un de ses plus grands succès, «Hotel California» était venu un peu plus tard. Oui... bon, je vous parle d'Eagles, mais en réalité, ce n'est pas vraiment le sujet de cette note, juste un prétexte.

    Tout récemment, j'ai copié sur un CD, que j'écoute en voiture, quelques disques «madeleines de Proust», dont la simple évocation me renvoie une vingtaine – voire plus – d'années en arrière. Parmi ceux-ci se trouvent le premier album du groupe américain Eagles, publié je crois en 1972, vers lequel je me suis souvent retourné, ravi d'en constater les bienfaits. Nous sommes là dans un univers musical qu'on pourrait hâtivement classer de «country rock», où le chant des guitares et les harmonies vocales tissent une toile enchantée aux vertus énergétiques incontestables. Il n'y a rien de révolutionnaire dans cette musique, seulement le résultat d'une étonnante complicité entre musiciens déjà aguerris et débordants de vitalité. On y devine aussi que la voie tracée par Crosby, Stills, Nash and Young avait fait quelques émules : même travail soigné du chant, des arrangements ciselés, une roue tellement bien huilée qu'on en finit par oublier la virtuosité qui sous-tend l'ensemble. Quelque chose qui ressemble à s'y méprendre à un «petit bonheur».

    Well I'm a runnin' down the road tryin' to loosen my load,
    I've got seven women on my mind
    Four that wanna own me, two that wanna stone me,
    One says she's a friend of mine.
    Take it easy, take it easy.
    Don't let the sound of your own wheels drive you crazy.
    Lighten up while you still can, don't even try to understand,
    Just find a place to make your satnd and take it easy.


    Sur ce bel album, les titres se suivent dans une jubilation sans pause de quarante minutes : après «Take It Easy» vient «Witchy woman» puis «Chug all night», «Most of us are sad», «Nightingale», «Train leaves here this morning», «Take the devil», «Earlybird», «Peaceful easy feeling» et pour finir «Tryin'». Pas besoin d'un gros exercice de mémoire pour réciter tous ces titres, ces chansons sont tellement ancrées dans ma propre histoire que leur enchaînement est automatique. Il me suffit de fermer les yeux et d'écouter intérieurement cette musique... qu'il m'est impossible de me remémorer sans être parcouru par un léger frisson de nostalgie, je regarde dans le rétroviseur des années passées et je m'imagine que le temps s'est arrêté.

    C'est si vrai que pendant longtemps – à cette époque, il fallait se contenter de cassettes dont la bande magnétique finissait par se détendre au bout de longues heures de voyage, surtout, lorsque dans l'habitacle sans climatisation, la chaleur qui régnait finissait par devenir insupportable – j'ai proposé à ma petite famille – quand je dis petite, c'est aussi parce que nos enfants n'étaient... que des enfants, l'aînée dormant du sommeil du juste au bout de quelques kilomètres pendant que son petit frère ouvrait des yeux écarquillés sur le paysage défilant – de dérouler le ruban de la route des vacances en écoutant souvent ce disque qui est aujourd'hui pour moi totalement associé à ces heures matinales – le jour commençant à se lever, chassant la nuit source de toutes les inquiétudes – où la circulation est encore fluide, quelque part sur l'autoroute, en direction du Plateau de Langres ou, après Orange, lorsque nous abordions les deux dernières heures d'un voyage nous menant au bord de mer... Nîmes, Montpellier, Agde...

    Mais ce disque, et tout particulièrement «Take it easy» m'a longtemps été d'un grand secours à l'époque où j'avais décidé de suivre un entraînement de natation – tiens, il faudra que je vous en parle un jour, c'était à la fin des années 80... Parce que nager, ça fait du bien au dos, c'est bon pour la circulation, les muscles, le souffle mais quand vous devez enchaîner des dizaines de longueurs de bassin sous l'oeil narquois d'un moniteur qui guette vos allers-retours avec une certaine condescendance, ravi de vous annoncer qu'il ne vous reste plus que 500 mètres à parcourir avant de conclure par un 50 mètres au sprint, tous poumons dehors, alors que vous pensiez déjà regagner les douches et vous frotter énergiquement avec une serviette de bain parfumée à la lavande avant de vous ruer sur deux ou trois pâtés lorrains exigés par un estomac criant famine après une telle débauche physique, obligation vous est faite de penser à des choses agréables et de tromper l'ennui généré par la répétitivité de l'exercice. Devinez quoi ? Coincé sous mon bonnet gris et derrière mes lunettes jaunes estampillées Arena, je ne trouvais à l'époque rien de mieux que d'écouter de mémoire un certain nombre de disques fétiches dont celui d'Eagles. Et croyez-moi, une bonne dose de «Take it easy» était plus que nécessaire aux moments les plus critiques. Je m'étais ainsi constitué un répertoire aquatique, sorte de play list de piscine où se côtoyaient selon les besoins le Grateful Dead (allez savoir pourquoi, j'avais naturellement opté pour le bel enchaînement de «China Cat Sunflower» et de «I Know You Rider» qu'on trouve sur le disque «Europe '72» que j'ai déjà évoqué dans ma note «La stratégie de l'arbre à disques», Magma bien sûr («Köhntarkösz» me permettant de résister fortement à la fatigue musculaire, c'était donc pour moi comme un E.P.O. Sonore) ou bien encore le très tonique (et sombre) «Red» de King Crimson aux commandes duquel régnait l'imperturbable Robert Fripp. Ainsi que quelques autres extraits variables... les idées ne manquant jamais en ces minutes éprouvantes. Je disposais ainsi d'un stock musical dépassant largement l'heure et pouvais y puiser abondamment sans jamais risquer la pénurie. Sans lui, jamais je n'aurais pu parvenir à ce résultat qui me laisse toujours pantois : sans être le moins du monde sportif, nager 3.000 mètres en une heure ! Autant vous dire que ces années sont bien loin maintenant et qu'à l'occasion d'une visite très irrégulière à la piscine, je suis bien satisfait aujourd'hui lorsque, sans le moindre entraînement et avec beaucoup de difficultés, je peux accumuler 60 longueurs d'un bassin de 25 mètres, soit au total 1500 mètres !

    Et c'est bizarre, le fait d'écouter à nouveau «Take it easy» m'a glissé quelque part dans un recoin du cerveau l'idée de pratiquer à nouveau le crawl et la respiration sur trois ou cinq temps. Sans moniteur, je me débrouillerai tout seul et d'ailleurs, je n'ai plus l'âge ni la patience d'accepter de telles humiliations. Je ne stresse plus, comme dirait l'autre je «take it easy».

    J'ai rappelé en introduction que Jackson Browne avait co-composé cette chanson : c'est une façon discrète de suggérer à mon frère de nous en dire un peu plus sur ce bonhomme très attachant, dont l'oeuvre est empreinte non seulement d'un grand talent mais aussi d'une vraie élégance : rien de clinquant chez lui, des mélodies et des textes harmonieusement imbriqués, une voix chaleureuse mais non sans une certaine fragilité. «It's coming from so far away / It's hard to say for sure / Whether what I hear is music / Or the wind through an open door / There's a fire high in the empty sky / Where the sound meets the shore / There's a long distance loneliness rolling out over the desert floor»... Quiet Man, c'est quand tu veux...

    Et pour finir, je reviens sur cette histoire de titre en français : je voulais tout simplement donner à cette note le titre de la chanson dont il est question aujourd'hui mais, butant sur la traduction fidèle de l'expression «Take it easy», je finis par demander de l'aide à ma fille qui, après deux ou trois secondes de réflexion, évoqua subitement l'idée, je la cite, d'une «modulation par la négation du contraire». C'est une agrégée d'anglais qui le dit, je ne conteste pas, je ne suis pas certain d'avoir tout compris mais je reste interloqué par ma prouesse, celle par laquelle j'ai contribué à engendrer un être humain capable, très spontanément, de recourir à une phraséologie qui m'est, il faut le reconnaître humblement, un peu obscure. Une fois détricoté le fil de sa pensée, je compris néanmoins qu'il s'agissait par là de retourner le sens de la phrase en passant du positif au négatif, pour aboutir à un résultat de signification équivalente et cependant exprimé en français courant. M'enfin, il est des moments où on se sent un peu nigaud, ravi toutefois de constater une véritable progression dans l'évolution de mon espèce familiale.

    Et puis tiens, tant qu'on y est, un petit lien si Eagles vous intéresse : http://www.eaglesmusic.com. Et un autre encore, pour monsieur Browne : http://www.jacksonbrowne.com

  • Quand j'étais dictateur...

    Ainsi donc voici venu le moment de relever le défi que j’ai lancé à mon Ô Brother il y a quelques semaines maintenant. Je lui avais proposé en effet de mettre en ligne le même jour que lui sur nos blogs respectifs un texte consacré à un sujet commun remontant à notre enfance et pour lequel je lui ai donné un seul indice : «petits coureurs». Je pense qu’il lui a fallu environ un milliardième de seconde pour comprendre à quoi je faisais allusion et je sais qu’il est prêt à nous raconter sa propre version. L’heure fatidique a maintenant sonné ! Vous pouvez dès maintenant vous adonner au plaisir de la lecture comparée…

    C'était… il y a bien longtemps, en un temps où nos enfants chéris n'étaient même pas le début d'une pensée dans le cerveau de leurs futurs géniteurs qui, on s'en doute, ne se connaissaient eux-mêmes pas encore. Pour dresser un tableau simple et réaliste, nous dirons que la scène originelle se passe au milieu des années 60, quelque part dans une ville meusienne, connue mondialement pour avoir été bien malgré elle le sanglant théâtre d'une bataille durant l'année 1916. 1916… une drôle d’année qui vit de pauvres innocents se faire massacrer par centaines de milliers pendant que notre père venait au monde. Nous vivions dans une grande maison où régnait durant l'été une torpeur confinant parfois à l'ennui, né d'un désoeuvrement lui-même généré par les longues semaines de vacances scolaires trop rarement égayées par une courte virée vers un bord de mer méditerranéen ou normand. Il fallait bien s'occuper, d'autant que – contrairement à nos adolescents actuels – nous n'avions pour nous meubler l'esprit ni notre télévision si intelligente, ni la moindre console de jeux, ni magnétoscope ou lecteur de DVD, ni ordinateur pour surfer et raconter nos émois quotidiens à d’anonymes lecteurs se comptant par milliers, ni même l'obligation de fumer du cannabis en buvant de perverses boissons alcoolisées concoctées pour nous, enfants et adolescents, bref un phénomène d'autant plus crucial qu'il n'existait alors que quelques radios, principalement trois : Radio Luxembourg, Europe 1 et France Inter et qu'aucun marchand cupide n'avait entrepris la lobotomisation de nos cerveaux juvéniles au moyen perfide de ces robinets à vomi qu'on continue, aujourd'hui encore et pour d'obscures raisons, à appeler "radios libres". Libres de quoi ? J'aimerais que quelqu'un m'explique ! Tiens, je m’égare…
    Il y avait la lecture… qu'on réservait plutôt aux soirées.
    Il y avait de beaux 33 tours, dont on n'abusait pas car ils étaient chers à nos poches pas forcément pleines et si fragiles surtout.
    Et puis le reste de la journée. Les longs après-midi, à tournicoter dans une chambre ou un grenier à peine meublé, mais hissé de fait au rang de refuge. Il m’arrivait aussi parfois d’agrémenter la fin de journée en commettant une bêtise propre à mon âge, ce qui me valait de temps à autre d’être poursuivi par mon père, dans toute la maison, puis dans le jardin et pour finir autour d’un massif de fleurs circulaire. Nous tournions autour, moi devant, lui derrière, animé d’une colère peu convaincante et lorsque je sentais qu’il gagnait du terrain, je le désarmais brutalement en lui servant un argument imparable : «M’en fiche, j’ai un tour d’avance…». A l’époque déjà, j’étais très drôle.
    Nos cerveaux étaient disponibles mais il ne se trouvait aucun PDG d’une chaîne de télévision dite «populaire» pour les emplir de bulles américaines. Il nous incombait encore cette lourde responsabilité, celle de nous occuper nous-mêmes. Et sans le précieux concours d’une technologie à l’évolution foudroyante et aujourd’hui banalisée. Croyez-moi, c’était un sacré boulot !
    Je m'adresse à vous, jeunes de moins de 35 ans ! Vous ne connaissez pas votre chance, vous qui, à chaque minute, êtes délestés de cette lourde responsabilité… A peine rentrés chez vous, des écrans bienveillants vous attendent, vous êtes en communication avec le monde en quelques clics et vous vous épanouissez malgré vous. Il y a quelqu’un qui veille, au-dessus de vous, et ne vous veut que du bien. Pensez donc plutôt à ces pauvres enfants que nous étions, qui devaient programmer dix longues semaines d'inaction avec des moyens de fortune !

    Fort heureusement, j'avais (et j'ai toujours) un frère ingénieux qui m'avait non seulement initié à des univers musicaux insoupçonnés de mes oreilles incultes et badigeonnées pour l’essentiel des mièvreries en provenance de cet univers incomparable qu’on appelle la «Variété», mais également communiqué sa passion pour le Tour de France cycliste, dont les héros commençaient à arpenter les longues routes de l’Hexagone au moment même où notre année scolaire prenait fin. C'était parti pour trois semaines de bonheur, un bonheur partagé puisque nous ne nous contentions pas de vivre en direct, l'oreille collée au transistor, les exploits des Poulidor, Anquetil, Bahamontès, Jimenez, Gimondi et plus tard Merckx, commentés par Jean-Paul Brouchon ou Guy Kédia, sans oublier quelques années plus tard l’irremplaçable Robert Chapatte. Non, bien mieux que tout cela, ce frère inventif avait élaboré un fantastique outil grâce auquel nous allions pouvoir, jour après jour, effectuer nous-mêmes notre propre Grande Boucle !!!
    Vous allez rire, tant pis, j'assume notre glorieux passé !

    Essayez de comprendre qu'à peine la retransmission radiophonique terminée et ce, malgré le talent des journalistes qui devaient savoir nous décrire avec beaucoup de précision, minute par minute les scènes qui se déroulaient sous leurs yeux, faisant montre d'une verve que beaucoup leur envieraient aujourd'hui, nous étions comme suspendus en l'air, déjà en manque, avides du lendemain et de la prochaine étape. Nous avions ce besoin vital de recommencer par nous-mêmes ce que nous venions de vivre à distance et, ce faisant, de nous attribuer le rôle de Grands Ordonnateurs du Tour de France en chambre. Cette histoire vous paraîtra peut-être un peu longue, pardonnez-moi, mais je ne puis faire autrement que de vous en présenter les trois grandes phases, celles dont je me souviens.

    Avant toute chose, je dois vous lister le matériel nécessaire à cette aventure si par hasard vous souhaitiez vous aussi entrer dans le club très fermé des manipulateurs de coureurs cyclistes. Attention toutefois, cette panoplie correspond à l’ultime version d’un jeu qui a connu d’importantes évolutions au cours de sa passionnante histoire. Appelons-là «Petits Coureurs Update 3».
    Il vous faudra donc :
    - un grand carton, épais et dont les dimensions doivent être suffisantes pour reproduire un itinéraire fait de boucles et de cases numérotées de 1 à 100 ou 150, ces dernières étant de dimensions légèrement supérieures à 3 cm de largeur sur 5 cm de hauteur. Cette somptueuse piste peut éventuellement être composée de plusieurs volets repliables, facilitant le rangement en fin de journée.
    - un feutre bleu marine pour dessiner la piste à main levée.
    - une autre planche de carton, moins épais celui-là, dans laquelle vous découperez des rectangles d'environ 3 cm sur 5.
    - une paire de ciseaux, un tube de colle Scotch liquide.
    - un jeu de dés.
    - plusieurs journaux spécialisés dans le cyclisme professionnel, où vous privilégierez les numéros proposant des photographies de coureurs photographiés en action, à distance moyenne. Sans oublier le numéro spécial Tour de France avec le parcours très détaillé de chacune des étapes, minute par minute.
    - un annuaire pour trouver des patronymes vraisemblables quand il vous faudra inventer des cyclistes.
    - un grand cahier, un stylo, un crayon, une gomme et surtout, rappelez-vous que tout outil destiné à calculer est totalement prohibé. Obligation vous est faite de recourir au calcul mental le plus rigoureux. Pensez à vous exercer le soir, vous gagnerez du temps au moment de l’action.
    - un pantalon assez épais aux genoux, si vous êtes adeptes de la position accroupie, quoique celle-ci corresponde plutôt à la Version 1.
    - une bonne dose d'imagination, une connaissance assez pointue du cheptel des coureurs cyclistes professionnels.
    - éventuellement, des boules Quiès si vous souhaitez ne pas entendre qu'on vous appelle pour donner un coup de main aux tâches domestiques, pour lesquelles on vous sollicite toujours alors que vous êtes dans le feu de l’action. Vous pouvez cependant vous en dispenser si vous préférez devenir autiste.

    Vous êtes prêts, vous avez tout ce qu'il vous faut ? Alors laissez-moi vous raconter cette histoire. Sachez avant toute chose que mes souvenirs sont un peu mélangés et que c’est avec beaucoup de difficulté que je me suis efforcé de les rassembler. C’est ma version, donc elle ne peut être que vraie.

    Impossible de me rappeler l’année exacte au cours de laquelle j’ai pénétré l’univers magique des «petits coureurs» inventés par mon frère. Ils existaient déjà mais, parce que j’étais trop petit, ils m’étaient inaccessibles. Par commodité, je situerai cette année en 1965 – c’est bien simple, c’était quelques semaines avant que John Coltrane n’entame une magnifique tournée qui le conduisit à Antibes Juan lès Pins puis à Paris. La grande maison dans laquelle nous habitions abritait un second étage sans chauffage, aux parquets rugueux car jamais poncés et dont la température ambiante n’était supportable qu’au printemps et en été. Il y avait là deux grandes pièces ainsi qu’un grenier, auxquels nous accédions grâce à un escalier assez raide. C’était là qu’à partir d’une certaine époque, mon frère installait ses quartiers, les préférant de loin à sa chambre d’hiver. Et là, un étrange spectacle s’offrit un beau jour à mes yeux. Mon frère, à genoux au sol, poussait avec méthode et son pouce de petits cartons illustrés, selon un parcours imaginaire qui faisait le tour de l’étage, passant d’une pièce à l’autre avant de revenir à son point de départ. Il avait l’air de s’amuser comme un fou, mais aussi de souffrir car la position qu’il devait adopter pour mener à bien son entreprise était une torture pour ses rotules, qui subissaient les assauts d’un parquet non domestiqué. Je compris très vite qu’il reproduisait «in camera» - Ô Brother, c’est un clin d’œil musical – une course cycliste dont les personnages étaient reproduits avec une minutie assez étonnante. Car ces petits cartons, pour artisanaux qu’ils fussent, correspondaient chacun à un coureur – un vrai, qui existait ! – dont la photographie, découpée dans un magazine spécialisé, était collée sur le recto. Quant au verso, il était plus administratif puisqu’il nous déclinait les informations pratiques relatives au champion : nom, prénom, nationalité, équipe. Ah la belle invention ! Il fallait voir ces cartons – dont le format avoisinait celui d’une carte à jouer – glisser avec élégance sur le parcours, mus par une chiquenaude très précise qu’il déclenchait en coinçant son pouce sous le majeur avant de le libérer avec une grande précision et d’un coup sec, fruit d’une expérience redoutable, celle que l’on n’acquiert qu’après d’innombrables heures d’une pratique assidue et intensive. La tâche était rude, néanmoins, car le principe consistait à faire avancer chaque coureur un à un, puis à recommencer une fois parvenu à la queue du peloton. Et ceci pendant plusieurs tours. Je crois me souvenir que mon frère, charitable, m’accepta assez vite à bord de son embarcation et admis que je m’initie à la technique du «poussage de coureurs». Oh, ce ne fut pas facile au début, il m’arriva souvent de planter mon pouce entre deux plinthes ennemies, de m’écorcher les genoux sur le bois traître du plancher et d’endurer une souffrance que je n’aurais peut-être pas imaginée… Mais je voulais faire comme lui et je finis par développer moi aussi une bonne technique et pus prendre un jour la responsabilité de la direction d’une course. Non sans une certaine émotion, vous l’imaginez bien.
    Cette version du jeu, la première pour moi, présentait néanmoins un inconvénient majeur : elle favorisait la tricherie et nos chouchous de l’époque avaient toujours beaucoup plus de chances de gagner une course ou une étape que n’importe lequel de leurs concurrents. Avec mon frère, Poulidor pouvait gagner un Tour de France haut la main et porter sans jamais être menacé parce je ne sais quel Anquetil ou Merckx ce maillot jaune après lequel il a pourtant couru durant toute sa carrière. De mon côté, je stimulais Michele Dancelli beaucoup plus que tout autre, lui octroyant un palmarès dont il aurait certainement lui-même rêvé. Car en effet, ce vainqueur de Milan San Remo, bon sprinter de surcroît, n’était jamais aussi flamboyant que lorsque je devenais son mentor, avec moi, il dominait le peloton comme l’a fait dans la période récente un américain né sous le signe du cancer. Et si ma sœur avait été acceptée dans notre cercle cycliste – ce qui ne fut jamais le cas car je crois qu’elle est restée à jamais hermétique à la poésie toute masculine de ce jeu aux charmes pourtant illimités ; mais soyons honnêtes, ce cercle privé n’aurait admis une sœur qu’avec beaucoup de réserves – nul doute qu’elle aurait fait de l’italien Felice Gimondi un vainqueur de toutes les courses. Comment donc dépasser cette première phase et mettre un frein à nos ardeurs chauvines ? Mon frère eut un jour LA solution : inventer des coureurs, c’est-à-dire chercher des photographies de ceux qui étaient les moins connus et leur attribuer un patronyme ne correspondant à aucun sportif en activité. A partir de ce jour, le jeu des petits coureurs prit une nouvelle dimension : il s’agissait désormais d’organiser des courses de «coureurs inventés». Nous ne trichions plus, nous poussions les cartons avec sagesse et application et laissions le hasard digital décider de leur sort. Cependant, la souffrance était toujours là, nos genoux étaient meurtris à jamais – il me reste de cette pratique la quasi-impossibilité de rester longtemps à genoux, mais fort heureusement, je suis de ceux qui restent debout – et nos limites physiques nous contraignirent à envisager une nouvelle évolution. Majeure celle-ci, car elle nous fit entrer dans une ère que l’on pourrait qualifier sans exagérer de technologique. La version 2 devait très vite laisser la place à une nouvelle mouture, qui confina – reconnaissons-le en toute humilité – à la perfection.
    Dans mon rôle de petit chien domestique, je me posais là ! Jamais une idée ne me traversait l’esprit, jamais mon imagination ne produisait le moindre effet sur l’avancement des travaux. A cette époque, j’étais capable de noircir des cahiers entiers d’une encre bleu des mers du sud – on me rétorquera qu’il y a là comme une bizarrerie, parce qu’en réalité donc, je bleuissais mes cahiers, de marque Cathédrale – pour écrire de stupides histoires policières mettant en scène un inspecteur de police appelé Francis Lemarque (…), mais quant à imprimer de mon propre sceau l’histoire d’un jeu aussi passionnant… c’était une autre histoire. Rien, j’attendais le progrès, j’étais un peu le spectateur des trouvailles fraternelles. Je crois aussi que je comptais beaucoup sur mon frère pour avoir des idées pour deux et puis, somme toute, c’était son jeu, il en était le vrai papa, peut-être ne me sentais-je pas le droit d’y inclure des nouveautés moi-même. Et j’avais bien raison ! Car jamais en manque d’une trouvaille, celui-ci eut un jour la bonne idée de me faire découvrir le grand virage qu’il avait choisi de faire emprunter à son bébé. Fini le poussage de coureurs ! Aux oubliettes les genoux écorchés ! Nous allions désormais travailler dans le plus grand confort, sagement assis devant une table sur laquelle était disposée une grande plaque de carton gris clair où il avait dessiné un parcours sinueux composé de cases dont le nombre dépassait largement la centaine. Surtout, il y avait ces deux dés qui trônaient fièrement à côté de la piste. Car si l’on ne poussait plus, il fallait tout de même faire progresser des cyclistes dont les supports avaient sensiblement rétréci. Les petits cartons étaient désormais miniatures, d’environ deux centimètres de côté sur trois. Il y avait toujours la photographie au recto et les informations au verso, avec en plus, comble du raffinement, un morceau de ruban adhésif pour protéger le tout. Ces coureurs riquiqui avançaient désormais au rythme déterminé par le jet d’un ou deux dés (je crois vaguement me rappeler qu’une course ou une étape démarrait par un double lancer et se poursuivait par des lancers simples) tout au long du parcours, avançant d’un nombre de cases correspondant à la valeur du jet. C’est évident. Nous faisions avancer nos champions un à un, du premier au dernier, avant de recommencer. Le peloton s’étirait, des échappées se produisaient, comme en vrai. Il y avait du suspense, nous haletions comme tout quidam en transe au bord de la route dans la montée des vingt et un virages de l’Alpe d’Huez. Lorsque nous simulions le Tour de France, rien ne manquait : il y avait les sommets des cols avec l’attribution de points pour le classement du meilleur grimpeur (à cette époque, on n’avait inventé ni le maillot à pois rouges, ni Richard Virenque), les sprints bonifications, les points attribués pour le classement du maillot vert. Il ne manquait que les ravitaillements, rendus totalement inutiles du fait que nos amis de cartons ne s’alimentaient jamais. De toutes façons, leurs revendications seraient restées sans effet, car nous n’avions pas les moyens de les nourrir. A l’arrivée, les choses devenaient beaucoup plus complexes : chaque groupe de coureurs arrivés dans un même lancer de dés faisait partie du même peloton que l’on empilait méthodiquement à côté du parcours, jusqu’au dernier coureur arrivé. Aux plus beaux jours des étapes de montagnes, les piles n’étaient pas très hautes et souvent espacées de plusieurs jets de dés. Croyez-moi, une étape pouvait être un grand moment sportif, il fallait voir ces cartons franchir les cols, sprinter, se pousser du coude parfois. Et nous de contrôler la course, nous avions congédié Félix Lévitan ou Jacques Goddet pour prendre leur place et organiser la course selon notre volonté ! Oui, je crois vraiment que l’un de nos plus grands plaisirs était bien de régner sur un univers dont nous avions la totale maîtrise. Nous avions créé, nous les Docteur Frankenstein du cyclisme professionnel, des êtres de cartons qui nous obéissaient au doigt et au dé, drôles de petits esclaves silencieux grâce auxquels nous assouvissions nos désirs de dictature dans une implacable république de papier où le repos n’était que très rarement de mise. Au moins, avec eux, pas de manifestations, pas de dopage, pas de salaires mirobolants, pas de médecins véreux, rien de tout cela, notre contrôle était absolu. Nous avions inventé un cyclisme parfait.
    Pourtant, en ce qui me concerne toutefois, je crois que le moment que j’attendais le plus était celui des classements. Je vous épargnerai ici la description du système de handicaps que nous avions élaboré pour qu’un vainqueur du jour ne devienne pas le lendemain un compagnon de la voiture balai, je n’évoquerai que fugitivement la technique adoptée pour calculer les écarts entre les coureurs à la fin d’une étape – pour résumer, je crois que nous lancions un dé trois fois pour calculer l’écart entre deux groupes, le résultat de chaque lancer étant multiplié par cinq, trois et une seconde, mais je ne suis plus certain de tout cela en fait – et préfère vous faire partager le frisson qui me gagnait dès lors qu’il s’agissait de calculer le classement général. Attention, mesdames et messieurs, nous étions devenus des maîtres ! De véritables machines à calculer humaines, spécialisées dans la chronofolie ! Ajouter ou retrancher heures, minutes et secondes était devenu pour nous une véritable gymnastique dans laquelle nous excellions. Nous étions des adeptes du «fitness» arithmétique, personne ne pouvait nous surpasser en ce domaine. Autant dire qu’à cette époque, je rétamais implacablement mes camarades de classe au moment des si redoutés exercices de calcul mental. Il y avait moi et le reste de la classe, que je contemplais avec une certaine condescendance, ravi de constater que malgré leurs grimaces, mes voisins s’étalaient misérablement dans un naufrage de retenues oubliées et de tables de multiplication non maîtrisées. Et je crois bien d’ailleurs qu’il m’est resté quelque chose de cette époque et que les chiffres continuent à danser très souvent devant mes yeux : je pratique toujours le calcul mental avec une vraie célérité, il m’arrive même de compter parfois sans m’en rendre compte, n’importe quoi, le prix de plusieurs articles achetés dans un magasin, le total des nombres inscrits sur une plaque d’immatriculation, etc. etc. Ce mal qui me ronge va parfois se nicher dans de surprenantes pratiques : pourquoi, aujourd’hui encore, suis-je incapable de gravir un escalier sans compter les marches ? Pourquoi ai-je emmagasiné en moi tant de numéros de téléphones, de codes divers et de mots de passe ? Pourquoi suis-je incapable de regarder l’arrivée d’une étape du Tour de France à la télévision sans chercher à calculer le classement général au plus vite, espérant coiffer sur le poteau ce ridicule ordinateur dont les résultats s’affichent au bas de l’écran ? Je pense que le responsable est certainement celui qui m’avait contaminé… Suivez mon regard.

    Et puis les années ont passé, mon frère a grandi au point de dépasser la limite d’âge qu’il s’était implicitement fixée pour pratiquer son jeu favori. Je me rappelle qu’il m’est arrivé un beau jour de voler de mes propres ailes, de fabriquer mes coureurs à moi, ma piste à moi et de reproduire, jour après jour, l’étape du Tour de France que je venais de vivre en direct à la radio ou, à partir de 1970, à la télévision. La télévision a fait son entrée dans la maison, les retransmissions n’étant tout de même pas aussi longues qu’elles ne le sont aujourd’hui. Je pouvais donc continuer à faire régner la terreur sur ma piste grise et condamner mes coureurs aux travaux forcés de l’été.

    Cette évocation fait un peu fi d’une chronologie qui est devenue assez floue pour moi aujourd’hui. Il est possible que ces versions évolutives du jeu des petits coureurs se soient présentées de manière différente, qu’elles se soient plus superposées que je n’ai bien voulu l’écrire ou que leur ordre en ait été un peu différent. Mais qu’importe… Tout cela est un peu mélangé dans ma tête et je ne suis pas un expert ès souvenirs. Je me souviens toutefois que, alors que j’avais moi-même grandi, dès lors qu’une étape du Tour de France était terminée, aussi bien la vraie que la «fausse», j’étais gagné par le besoin pressant de monter sur mon vélo et de partir sur les routes me menant du côté de Douaumont dont je pouvais gravir la côte plusieurs fois de suite, malgré le poids du lourd vélo bleu que m’avait donné mon beau-frère. Je me souviens aussi qu’un beau jour de grande chaleur, alors que je venais de passer à côté de la Tranchée des baïonnettes, j’ai dû poser pied à terre, pris d’un violent étourdissement et qu’après avoir repris mes esprits, je me suis laissé glisser tranquillement en passant par la descente de la Valtoline, pas très fier de mon exploit du jour. Il faisait si chaud que mes parents durent appeler le médecin qui diagnostiqua un «coup de chaleur».

    Parvenu à l’âge adulte, j’ai conservé dans un coin de ma tête une vraie fascination pour la Grande Boucle, et pour le cyclisme en règle général, au grand étonnement de mon fils qui me contemple d’un air ahuri lorsqu’il me voit installé dans mon canapé pendant de longues heures consécutives à suivre l’évolution d’un peloton durant des dizaines et des dizaines de kilomètres, même lorsqu’il pense qu’il ne s’y passe rien. J’ai beau lui expliquer que le Tour de France, c’est un tout, c’est la course bien sûr, mais ce sont aussi tous ces paysages magnifiques, ces petits coins qu’on reconnaît parce qu’on y est déjà passé au moins une fois, j’essaie de le convaincre de se laisser aller à la poésie des rayons et des boyaux. Rien n’y fait, il est hermétique à ce spectacle. Dans ces moments me reviennent en tête quelques grands noms qui ont bercé mon enfance et mon adolescence : Poulidor, Merckx, Ocana, Pingeon, Jimenez, Guimard, Janssen, … impossible de les citer tous, je vous parle là d’un véritable peuple.

    D’ailleurs, s’il se trouve parmi vous quelques nostalgiques de ces années passées, je terminerai cette courte note en vous recommandant la lecture du monumental «Tour de France : Chroniques de l’Equipe 1954-1982» du très regretté Antoine Blondin, publié aux Editions de la Table Ronde. C’est un gros bouquin, qui compte plus de 600 pages, magnifique, écrit par une plume incomparable et qui restitue avec bonheur toute la magie que nous vivions chaque été en suivant les exploits de nos champions cyclistes, juste avant de les reproduire à notre manière. Il n’est jamais bien loin de moi, ce beau livre, et je savoure régulièrement le plaisir d’en lire ou relire deux ou trois pages, comme on dégusterait un grand crû. Une bible dédiée à la Petite Reine.

    Que je dédie moi-même à mon frère, c’est bien la moindre des choses.

    PS : pour une lecture comparée, voyez donc son texte en cliquant ICI.

  • 5 à 7

    Le 29 juillet 1972, mes parents mirent le cap sur Crépiat, un petit hameau de la Creuse, là où habitait ma grand-mère maternelle qui venait de partager notre quotidien depuis plusieurs mois. Elle était parmi nous depuis le 17 avril de cette même année et ce fut, je crois, la dernière fois que je la vis. En réalité, ces dates sont aussi pour moi des points de repère musicaux car elles correspondent à deux achats qui, chacun, ont leur importance ! Le 17 avril en effet, je fis l'acquisition de « Mardi Gras », le dernier (et dispensable) album studio de Creedence Clearwater Revival qui marquait alors la fin d'une époque (cf. la note de ce blog intitulée « Fortunate John ») tandis que le 29 juillet, je me précipitais chez mon disquaire favori pour ajouter une nouvelle galette à ma collection naissante : « V », du groupe Chicago. Un disque charnière dont je me rends compte aujourd'hui qu'il est essentiel dans mon parcours d'initiation musicale et que je continue d'écouter avec une régularité que je n'aurais peut-être pas imaginée ce jour-là, alors que je n'avais que 14 ans.

    Forcément – tout cela va vous paraître répétitif – c'est mon frère qui m'avait fait découvrir ce groupe américain dont la musique, bourrée d'énergie jusqu'à la gueule, reposait sur un savant cocktail alliant la précision d'un trio de souffleurs hors pair (James Pankow, Lee Loughnane et Walter Parazaider), la rage électrique d'un guitariste exceptionnel (Terry Kath), l'élégance presque british d'un pianiste arrangeur (Robert Lamm) et les incursions plus « variétés » du bassiste chanteur Peter Cetera... auxquels on ne manquera pas d'ajouter l'excellent batteur et inventif percussioniste Danny Seraphine. Avec Chicago et ses sept musiciens, on naviguait dans l'océan d'une musique où les influences du jazz venaient se fracasser avec bonheur sur le blues et le rock, un régal pour toute oreille avide de brassage et de mariages heureux. Avec Chicago (qui s'appelait à l'origine Chicago Transit Authority, nom de la compagnie de transport de la ville), on était servi... et bien ! Le groupe alignait des albums doubles, identifiables facilement par un numéro qui leur servait de titre :  trois monuments pour commencer avant de nous servir une somme live sous la forme d'un... quadruple trente-trois tours (aujourd'hui réédité avec une heure de musique supplémentaire, je dis cela au cas où...). Tout ceci entre 1967 et 1971, quatre années d'une productivité phénoménale et de succès mondiaux dont les plus célèbres furent « Questions 67 and 68 » et « 25 or 6 to 4 ». Mais surtout, je crois maintenant pouvoir affirmer que c'est avec Chicago que j'ai pu faire entrer les sonorités du jazz dans mon propre univers. Jusque là, la musique s'appelait rock, elle devait être guitare, basse et batterie, parfois piano aussi. Mais j'étais peu sensible aux appels de la trompette, du trombone, de la flûte ou du saxophone ! Etonnant quand on sait que mon propre fils est saxophoniste et que, peut-être, sa vocation est en partie née du fait que depuis sa naissance, il a dû subir des heures et des heures durant lesquelles John Coltrane était au centre de bien des explorations. Mais oui, j'en suis sûr maintenant, c'est avec Chicago que ces instruments sont devenus pour moi de vrais compagnons de route...

    On en était là, en ce jour de juillet 1972, avec ce Chicago foisonnant et nous livrant chaque année ses objets à faces multiples quand fut annoncée la parution d'un numéro 5... sous la forme d'un album simple ! Sacrilège ? Perte d'inspiration ? Changement de cap ? Car en effet, 45 minutes de musique n'étaient probablement pas l'écrin idéal pour de longues chevauchées comme celles des galettes précédentes ! Il y avait chez moi une vraie fébrilité d'autant que jusqu'à ce jour, je m'étais contenter de « resquiller » dans la chambre de mon frère et d'écouter cette musique qui commençait à me passionner. J'allais donc acheter mon premier disque de Chicago et, en vertu du fait que l'absence de mes parents facilitait grandement le rapatriement de l'objet à la maison (cf. « La stratégie de l'arbre à disque »), je mis à profit leur excursion creusoise pour dépenser ce qui me restait d'argent de poche (après l'achat du magazine « Best »...).

    Un disque en bois ! Ou presque... Une épaisse double pochette imitant ce noble matériau, dans lequel était sculpté le nom du groupe, dans la typographie que nous lui connaissions bien. Et puis... plein de cadeaux : de beaux portraits individuels de chacun des musiciens (très vite accrochés au mur de ma chambre) et un grand poster du groupe (même destination murale, évidemment), une jolie galette de vynile enveloppée dans une pochette avec toutes les paroles, dont l'épaisseur appartenait à la fin d'une époque puisque dès l'année suivante, le choc pétrolier conduisit les industriels de tous poils à de sévères économies allant jusqu'à atteindre nos si chers disques, qui firent une étrange cure de minceur et de souplesse. Mais... ceci est une autre histoire, évidemment. Et puis... la musique ! De déception il n'allait pas être question, loin de là ! Chicago nous avait inventé un véritable concentré de musique et proposé un répertoire homogène et généreux dont je compris instantanément qu'il était un grand crû ! « A hit by Varese », « All is well », « Now that you've gone », « Dialogue », « While the city sleeps », « Saturday in the park », « State of the union », « Goodbye », « Alma mater »... Pas une seconde de répit, que du bon, que du bon... D'ailleurs, pour être très franc et malgré l'excellence d'un disque comme « VII » paru deux ans plus tard, jamais Chicago n'a, à mon sens, retrouvé cette tension, cet équilibre miraculeux entre énergie, précision des arrangements, inventivité des mélodies et cohésion des sept musiciens. Ils ne faisaient qu'un seul homme et je tenais là une perle que je conserve précieusement, tellement chargée de souvenirs et si symbolique d'un virage que j'amorçais, avant la découverte d'autres univers dont je parlerai un jour. Je suis éternellement redevable aux musiciens de Chicago de m'avoir donné les clés d'une grande maison dans laquelle je n'osais pas rentrer et dont ils m'ont facilité l'accès grâce à une sorte d'oecuménisme musical qui était leur marque.

    Chicago existe toujours, seuls Robert Lamm et les trois soufflants sont toujours là, on annonce même la prochaine parution d'un « XXX », c'est tout dire. Mais je dois bien avouer que la groupe a cessé d'exister pour moi depuis ce jour tragique de l'année 1978, le 23 janvier précisément, (nous en étions alors au volume « XI » paru l'année précédente) où l'admirable Terry Kath – celui à qui Jimi Hendrix vouait une grande admiration et qui, lui-même, adorait Hendrix auquel il rendit hommage sur « Chicago VIII » avec « O Thank You Great Spirit » – quitta brutalement cette bonne vieille Terre après un stupide jeu de roulette russe avec un pistolet qu'il pensait vide... Chicago ne pouvait plus être Chicago, les musiciens avaient même d'ailleurs fait savoir aux débuts du groupe qu'ils se sépareraient si l'un d'entre eux devait quitter l'aventure, c'était comme une trahison, un reniement. Sacrilège supplémentaire : le premier disque enregistré par Chicago sans Terry Kath ne portait plus de numéro, mais un banal titre comme tant d'autres albums : « Hot streets » !

    Alors, à doses régulières mais toujours aussi bienfaisantes, je m'injecte méthodiquement mes si belles minutes de Chicago, je me sens toujours bien avec mes vieux compagnons et je repense à ce jour où j'avais en mains depuis quelques secondes cet objet en faux bois, à peine extirpé du rayon de disques et plein de promesses largement tenues depuis ! J'avais quatorze ans... peut-être dans un coin de ma tête les ai-je toujours un peu...

    Le site officiel de Chicago : http://www.chicagotheband.com

  • Dimanche à zéro

    Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais il m'arrive assez souvent d'être gagné par une sorte d'apathie tristounette quand arrive la fin du week-end. Je rêve qu'un dimanche viendrait succéder à celui en cours, et je m'imagine, le lendemain matin, en train de regarder paresseusement la France laborieuse se mettre au travail du fond d'un lit dont aucun événement, même tragique, ne saurait m'extraire. Je me suis interrogé sur la raison de cette mélancolie et je n'ai pas mis très longtemps à en connaître la cause. Mais surtout, ce questionnement m'a remis en mémoire une espèce de tradition familiale et néanmoins dominicale que nous avions établie, mes soeurs, mon frère et moi, au grand dam de notre père, qui en était la victime un tantinet consentante. Séquence nostalgie ! Vous n'êtes pas obligés de me lire, j'écris ces lignes de peur de tout oublier un jour... Et pardon d'avance pour les inévitables digressions et cette drôle de manie d'ajouter des commentaires entre parenthèses...

    En toute modestie, je crois pouvoir dire que j'appartenais à la catégorie de ceux que l'on appelle les bons élèves. Presque toujours dans les premiers de la classe, plutôt en avance sur les autres (de une à deux années), assez régulier dans mes devoirs même si je mettais un point d'honneur à ne pas y consacrer plus de temps que nécessaire, je n'ennuyais donc personne avec le quotidien de ma scolarité. Mes occupations intellectuelles étaient plutôt solitaires : disques et livres étaient mes principaux compagnons. Le sport et moi entretenions des relations plutôt distantes (j'apprendrai pourquoi bien plus tard) et, à l'exception d'une période vélo durant mes années lycée, ma chambre fut le lieu de beaucoup de mes découvertes. L'une des rares fois où j'ai pu poser un cas de conscience à mes parents fut le jour où mon instituteur leur suggéra qu'il ne serait pas raisonnable de me laisser entrer en classe de sixième à l'âge de neuf ans et qu'il me serait profitable de redoubler. Ils suivirent ses conseils et je considérai mon second CM2 à la manière d'un film moyennement passionnant qu'on m'aurait un peu forcé à visionner à nouveau. Rien de bien méchant, quoiqu'un peu ennuyeux. Heureusement, celui qui avait la charge de cette classe était un ami de la famille, ce qui me valut un traitement de faveur et l'octroi de quelques privilèges, dont le moindre n'était pas la responsabilité d'aller lui acheter régulièrement un paquet de tabac pour sa pipe (du Bergerac, l'emballage était orange). Car à cette époque, mais oui mais oui, même les instituteurs pouvaient fumer durant la classe. Mais je m'égare... Le reste de ma scolarité fut – à l'exception d'une classe de troisième où un petit vent de folie souffla sur l'esprit de chacun d'entre nous, j'y reviendrai peut-être un jour – assez lisse. La plupart du temps, je trouvais les cours soporifiques, les enseignants guères stimulants et je me suis laissé bercer par ce courant un peu plat jusqu'à l'époque de mon baccalauréat, que j'obtins sans trop de difficultés avant de m'engager dans un cursus universitaire dont je continue, aujourd'hui encore, à me demander par quelle étrange mécanique j'ai pu un jour d'égarement prendre la décision de le suivre. Car, oui, je l'ai suivi, d'assez loin j'en conviens, mais j'y suis tout de même resté durant cinq ans avant de le fuir brutalement, pour entrer dans un autre univers, celui de la vie professionnelle. Fort heureusement, c'est par ce grand mystère de mes études en sciences économiques que j'ai pu faire la connaissance de celle qui allait devenir la maman de La Fraise et de Saxoman. Un bien pour un mal donc... Et je continue à m'égarer. Et je ne vous dirai rien de cette rencontre avec la femme de ma vie, c'est privé !

    Ce préambule historique n'a pas d'autre raison que de vous expliquer l'état d'esprit dans lequel j'abordais au fil des jours ma scolarité : la perspective, chaque dimanche soir, de retrouver des salles de classes ennuyeuses n'étant pas particulièrement motivante, j'appréhendais toujours ces heures un peu bleues, celle où l'avenir immédiat se confondait avec la perspective d'un réveil matinal me conduisant à ma purge quotidienne. Fort heureusement, il nous arrivait, avec mes frères et soeurs, de mettre en place une stratégie dont l'objectif était justement celui de retarder l'arrivée de ce moment fatidique. Ce que je vais vous raconter remonte à si longtemps maintenant...

    Un week-end obéissait chez moi à une mécanique assez exemplaire : jusqu'à l'époque de l'école primaire, j'allais en classe le samedi (y compris l'après-midi) ; à partir de mes années collège, je consacrais mes samedis après-midi aux devoirs et à une petite flânerie en ville (d'où je revenais parfois, voire souvent, avec un disque plus ou moins clandestin en appliquant une tactique que j'ai déjà exposée) ; le dimanche matin était consacré à la messe – jusqu'au jour de notre communion, puisque, une fois nos cadeaux en poche, nous avions appris à nous dispenser de ce moment fastidieux en retardant au maximum l'heure de notre lever – et aux devoirs. Et très souvent, le dimanche après-midi, nous nous rendions chez nos grands-parents maternels qui habitaient à une vingtaine de kilomètres de chez nous. Il faut dire aussi qu'en cette époque lointaine, contrairement à nous, mes grands-parents possédaient la télévision. Principalement une chaîne, si mes souvenirs sont exacts, et en noir et blanc s'il vous plaît, avec une horloge qui s'affichait en attendant que les programmes commencent. Notre activité principale chez eux était donc de dévorer des yeux un écran magique, car nous étions probablement un peu hypnotisés par cette animation absente de notre quotidien. Seul mon père paraissait s'y intéresser moins et l'on devinait poindre chez lui, une fois passé le stade du milieu de l'après-midi, comme un début d'inquiétude. Ne me demandez pas pourquoi, parvenu à une certaine heure, il était gagné par le besoin de rentrer chez lui... je n'en ai pas la moindre idée et j'avoue ne jamais lui avoir jamais posé la question ! Aucune activité particulière ne l'attendait pourtant à la maison (sauf peut-être, à certaines périodes de l'année, alimenter la chaudière en charbon), mais il lui fallait partir, les choses étaient ainsi pour lui. Dans ces conditions, vous imaginez bien qu'il devait faire face à une certaine opposition de notre part (je crois même me souvenir que notre mère, sans le dire vraiment, nous soutenait un peu dans cette stratégie) : à titre personnel et pour les raisons expliquées plus haut, je n'étais guère pressé de retrouver les heures bleues du dimanche soir et je m'accommodais fort bien d'un retour tardif. D'autant qu'il arrivait que le programme télévisé soit aussi notre allié. Car à cette époque, vers 17 heures je crois, l'ORTF pouvait nous gratifier d'un vrai film de cinéma, un autre moment de magie pour nous. C'est là qu'innocemment, nous commencions comme si de rien n'était à regarder le début du film, malgré les premiers signes d'impatience manifestés par notre père. En outre, il nous apparaissait très vite qu'il n'était absolument pas envisageable de ne pas le regarder jusqu'au bout !!! Soit jusqu'à 18h30 environ... En règle générale, après une première phase de négociation, et toujours avec le soutien discret de notre mère, nous parvenions à nos fins, malgré le regard faussement courroucé de notre géniteur qui allait s'employer, durant quatre-vingt-dix minutes, à manifester régulièrement des signes d'impatience que nous mettions un point d'honneur à ignorer. Et nous tenions bon, jusqu'à la fin du générique. Lui aussi d'ailleurs, car son autorité sur nous n'allait pas jusqu'à nous refuser ce plaisir que je le soupçonne malgré tout d'avoir partagé sans l'avouer !

    Autant dire qu'aussitôt après, nous n'avions plus d'autre choix que de nous engouffrer avec zèle et empressement à l'arrière de notre Simca Ariane verte pour rentrer à la maison. Mais pouvions-nous vraiment abdiquer et nous contenter d'une seule victoire face à l'ennemi « dimanche soir » ? Non. Il nous restait encore un petit supplément, une courte torture à infliger à notre chauffeur qui se croyait déjà rentré chez lui...

    Car une fois passé le gros quart d'heure de voyage entre la maison de nos grands-parents et celle que nous habitions, nous étions, nous les passagers de la banquette arrière, pris du besoin irrépressible de retarder une fois encore le moment si redouté, celui du retour. Et alors que parvenus au bas de la grande côte de Belleville qui annonçait l'entrée dans Verdun, notre père, tout à sa conduite, allait clignoter à gauche pour rentrer au plus vite, une insupportable chorale venait lui chanter aux oreilles : « On passe en ville ! On passe en ville ! On paaaassse !!! ».

    L'oeil furibond nous scrutait dans le rétroviseur central, cherchait le secours de son épouse sagement assise à sa droite et ne trouvait pour seul soutien qu'une forte hausse du volume sonore intérieur : « On passe en ville ! On passe en ville ! On paaaassse !!! ». Sa souffrance était maximale, impossible pour notre conducteur de se dérober et de risquer de contrarier l'aréopage taquin... On allait bien passer en ville, arpenter rapidement les rues principales de notre ville natale, demander à chaque fois un crochet supplémentaire, pour différer de quelques précieuses minutes la fin de ce dimanche et, inéluctablement, s'installer dans l'attente d'un lundi matin de grisaille où de drôles de professeurs de sport vous demanderaient de faire plusieurs fois le tour d'un stade glacial quand vous ne rêviez que d'un lit douillet, avant qu'un autre enseignant, mû par je ne sais quelle force mystérieuse, ne tienne absolument à vous initier aux charmes d'un langage binaire dont vous ne saviez même pas qu'il préfigurait l'univers magique de l'informatique.

    Corneille a dit : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », mais cet auteur dramatique, s'il avait connu notre père - qui ne savait rien refuser à ses enfants bien que se sentant peut-être obligé parfois d'endosser fugitivement les habits de l'autorité – aurait pu dire : « A vaincre avec certitude, on triomphe avec jubilation ». Et les dimanches soirs, l'espace de quelques instants, en étaient moins gris...

    Epilogue : je m'aperçois que cette note est partie dans une direction différente de celle que j'avais imaginée au départ. Tant pis, je me suis laissé porter par un courant bienfaisant, c'est l'essentiel... J'espère ne pas vous avoir fait perdre trop de temps !

  • L'absent

    Quatre ans aujourd'hui que mon père nous a quittés. Aussi n'étais-je pas étonné le moins du monde de voir que mon frère lui avait rendu un émouvant hommage sur son propre blog.
    Voici longtemps que je voudrais dresser modestement son portrait, mais bizarrement, je pense qu'il est encore trop tôt. L'absence est toujours aussi forte, la douleur ne s'est pas atténuée.
    Alors je pense à lui, tout simplement.
    Et je vais mettre la dernière main à une petite chronique familale qui le mettra en scène, on y devinera un peu qui il était.
    Pour l'heure, c'est tout ce que je suis capable de faire. Mais sa présence, même discrète, me manque énormément.

  • J'adore les profs mais...

    Nan, c'est vrai, en règle générale, j'aime bien les enseignants. En plus, j'ai intérêt à être dans cette disposition d'esprit puisque j'en ai deux à la maison. Néanmoins, en fouillant dans les recoins de ma mémoire, je me rappelle deux ou trois trucs qui m'ont tout de même laissé penser que bien souvent, je me trouvais face à une corporation en bien des points différente des autres.

    Dans le désordre...

    - Mon professeur de français en classe de troisième, qui arrivait régulièrement en classe complètement bourré. Son élocution ne s'en trouvait pas forcément perturbée, mais sa méthode de décompte des points aux interrogations écrites, si. Un jour, il changea brusquement le barême d'une interro surprise (vingt questions, un point par question) et ôta trois points par mauvaise réponse. Inutile de vous dire que les notes négatives ont provoqué quelques remous.

    - Ma prof. d'italien, toujours en troisième : débutante et complètement dépassée malgré un effectif loin d'être pléthorique (je crois que nous étions neuf au total). Son absence d'autorité était telle qu'un beau jour, alors qu'elle était sortie chercher deux ou trois craies dans le couloir, elle ne trouva plus personne à son retour, alors qu'aucun d'entre nous n'était sorti. Forcément, nous avions quitté la salle en nous échappant par la fenêtre qui donnait sur les toits du collège. Elle était quand même un peu en colère. Quelques jours plus tard, un de mes camarades de classe à qui elle avait demandé d'essuyer le tableau n'eut pas de meilleure idée que de poser assez brutalement le chiffon sur son bureau. Malgré le changement de couleur de sa coiffure, elle continua comme si de rien n'était.

    - Il y avait aussi ce professeur d'histoire-géographie, dont la vue était si basse qu'il était incapable de s'apercevoir que ce qui lui grattait la jambe était une longue suite de pailles emboîtées les unes aux autres et que nous glissions sous son pantalon depuis le fond de la classe. Ce que nous aimions également, c'était déposer dans les allées des voitures miniatures pour voir jusqu'où il pouvait les faire rouler en shootant. En plus, c'était un type d'une gentillesse hors du commun : non seulement il nous prévenait avant les contrôles, mais il poussait l'amabilité jusqu'à nous dicter à l'avance les questions et les réponses. 20 sur 20 assuré à chaque fois.

    - Malgré quelques regards assez intrigués, notre prof. d'histoire-géographie en classe de sixième ne s'est jamais rendu compte que durant une heure entière, le bas de sa jupe s'était accroché à sa ceinture, découvrant intégralement un panty à carreaux roses et blancs, très à la mode en cette année 1968.

    - Oh la la ! Mon prof. d'E.M.T. (on dit techno aujourd'hui ?) en classe de quatrième. Lui, non seulement il fumait en classe, mais il ne trouvait pas mieux que de vous faire profiter de son haleine fétide en vous imposant un douloureux face à face quand il voulait vous expliquer ce que vous n'aviez pas compris. Cerise sur le gâteau, il nous laissait contempler les deux filets de bave qui unissaient ses lèvres de part et d'autre, à notre grande inquiétude. Car plus que tout, nous craignions la rupture postillonnante de ces deux filaments.

    - Durant mes deux premières années de collège, j'ai bénéficié du vrai talent d'une prof. d'anglais pas comme les autres. Avec elle, on n'écrivait presque jamais, elle avait confectionné elle-même une impressionnante collection de dessins sur des feuilles de papier Canson, sur lesquels elle inscrivait en phonétique la prononciation de la chose représentée. Ne rigolez pas, c'était nous les meilleurs en anglais, et de très loin !

    - Il y avait aussi ma prof. de maths en troisième (c'est vrai que cette année-là, j'avais atteint une sorte de sommet), toute nouvelle et visiblement pas très à l'aise. Heureusement que mon meilleur copain, redoublant, venait souvent à son secours pour l'aider à terminer quelques démonstrations.

    - Pendant mes trois années de lycée, j'ai eu la même prof. d'italien. Une personne adorable, qui nous considérait un peu comme ses enfants, elle nous gavait de bonbons. Mais elle avait une caractéristique sur laquelle nous n'avons jamais osé la questionner : nous ne lui avons connu qu'une seule tenue, un ensemble tailleur jupe de couleur vert bouteille. De deux choses l'une : ou elle en possédait toute une collection, ou elle ne le lavait pas souvent. Ou peut-être que le tissu séchait très vite...

    - Ah, mon prof. d'E.P.S. en classe de seconde (OK, je le reconnais, je n'ai pas eu tellement affaire à lui, ayant la chance d'avoir suffisamment de problèmes de santé pour échapper à cette discipline exotique), tellement bedonnant qu'il préférait, et de très loin, s'asseoir au bord du terrain de foot pendant que nous disputions un drôle de match où les 3/4 de mes camarades voulaient être avant-centre. Je préférais être arrière et avoir tout le temps de discuter avec le gardien de but, pendant que le reste de la troupe s'étripait dans le rond central. Lui, fumait tranquillement sa clope en bavardant avec le gardien du stade.

    - Et ma prof. de français en classe de seconde : celle-là, c'était une vraie teigne qui, un beau jour, nous soutint que l'adjectif pentu n'existait pas. Elle n'a pas apprécié, mais alors pas du tout, qu'au cours suivant, je lui apporte une photocopie de la page d'un dictionnaire où l'adjectif était bel et bien présent.

    - L'année suivante, dans cette même discipline, j'ai reçu l'enseignement d'une autre grande personnalité de l'époque. Connue pour son attitude étrange en classe (elle marmonnait ses cours en ne regardant jamais devant elle), pour ses deux lourds cabas qu'elle diposait sous le bureau, donnant l'impression de se libérer d'un insoutenable fardeau, je fus pour elle l'occasion d'une sorte de miracle. Alors qu'elle répugnait à noter au-dessus de 7 ou 8, je lui extirpai un royal 15 sur 20 à l'occasion d'un devoir sur le thème : « Le bonheur selon Voltaire, Diderot et Rousseau ». Je n'en suis toujours pas revenu. Elle non plus probablement.

    - Cette même année, mon professeur d'histoire-géographie était lui aussi une célébrité. Ses deux plus beaux faits d'armes avec notre classe furent les suivants : alors que, durant une interrogation écrite, il avait deviné que l'un d'entre nous trichait et recopiait son cours directement, il s'installa dans l'allée, à côté de lui, s'allongea au sol et se mit à faire une série de pompes. Quelque temps plus tard, toujours pendant un devoir en classe, il nous montra que, bien que lisant Le Monde, il nous surveillait, en relevant son journal dans lequel il avait percé deux grands trous pour guetter les petits malins.

    En fouillant encore un peu, je suis certain que je pourrais trouver d'autres exemples cocasses. A l'occasion, je compléterai mon bestiaire... Vous êtes également les bienvenus, cela va de soi !

  • Rendez-nous Max et Yvette !!!

    Ça faisait au moins dix ans, que dis-je ? vingt peut-être que je n'avais pas regardé l'émission de télévision "Des chiffres et des lettres" ! Les circonstances s'y sont prêtées récemment, puisque ma mère (80 ans) passait quelques jours à la maison et que ce noble programme marque pour elle le début d'un long marathon quotidien qui la conduiront jusqu'au journal de 20 heures, non sans avoir reçu sa dose de "Questions pour un champion" et de "On a tout essayé" (vous savez, cette tablée où des gens pas tous drôles, voire pas drôles du tout, se forcent pour rire aux calembours forcenés d'un l'animateur dont le rire évoque à s'y méprendre le gloussement d'un dindon qu'on aurait violemment électrocuté. Hé ! Ho ! Me prenez pas pour une andouille, je sais très bien comment il s'appelle mais je n'ai pas envie de citer son nom, et toc !).
    Nom d'un chien, quel choc pour moi !
    Tout d'abord, il faut m'excuser, mais je n'y comprends plus rien du tout : dans le bon vieux temps, la règle du jeu était simple... Deux fois les lettres, une fois les chiffres, etc etc... et celui qui avait le meilleur résultat marquait les points. Basta, le match se jouait en deux parties et les vainqueurs suprêmes étaient ceux qui parvenaient à aligner 12 victoires consécutives. Des pros, hein ? Ils avaient un calculateur intégré, deux ou trois dictionnaires en 10 volumes en mémoire et ils vous balançaient un résultat nickel avant même que vous ayez eu le temps de vous rendre compte qu'il fallait commencer à chercher. Aujourd'hui, le principe général est presque le même : deux candidats s'affrontent, y a un gagnant, y a un perdant, les mimiques sont toujours identiques : ah, cette manière ostentatoire de montrer à l'autre qu'on a trouvé le résultat ou le mot le plus long ! Les candidats semblent décalqués sur un modèle éternel (vous savez, le genre pas vraiment épanoui, un tantinet torturé de l'intérieur, une manière de répondre aux questions qui confine à l'autisme... on voit bien qu'ils ne sont pas sur la même planète. Tiens, l'autre jour, y en avait un, complètement débile, il ne demandait que des consonnes... c'est sûr que tu vas en trouver des mots avec une telle méthode, mon kiki... quoique, c'était peut-être notre fameux plombier polonais). Mais le comptage des points, lui, n'a plus rien à voir avec  l'original, qui était une mécanique infernale ! Je me suis aperçu en effet que les deux candidats pouvaient simultanément marquer au score ! Sacrilège ! L'intérêt de l'émission, c'était tout de même qu'un candidat flanque une bonne peignée à l'autre, le prive de ses points quand c'était à son tour de jouer... Grrr, c'est ennuyeux maintenant ! Sans parler de nouvelles phases de jeu totalement inutiles et qui sont de véritables sacrilèges (me demandez pas, j'ai déjà oublié en quoi elles consistent). Et puis, y a même plus la fille qui était payée rien que pour faire tourner les trois molettes de la machine à chiffres. Vous savez, un peu comme dans un casino avec les bandits manchots. Hé, vous vous rendez compte ? Quand on lui demandait ce qu'elle faisait dans la vie, la pauvre, elle devait répondre un truc du genre : "je tourne les molettes pour "Le compte est bon" dans l'émission "Des chiffres et des lettres". C'est vachement dur, faut être tout le temps concentrée surtout qu'après, je dois lire le nombre à trouver". Je me demande ce qu'elle peut bien faire maintenant, peut-être qu'elle a eu de la promotion... par exemple, voix off pour le Kéno, j'en suis presque sûr. Et puis là, y a un sacré boulot... pas sûr qu'elle soit au niveau. Et si ça se passe bien, on lui confiera peut-être le Point Route le vendredi et le dimanche soir, juste pour annoncer que ça coince pour les parisiens du côté de Marne-la-Vallée et du Triangle de Rocquencourt. 
    Mais s'il n'y avait pour m'énerver que ce lifting sans intérêt de mon émission préférée, je passerais volontiers l'éponge... Car le plus grave est ailleurs.
    Où est Patrice Laffont ? Où est passé Patrice Laffont ? Quelqu'un peut-il me répondre ? Comment peut-on imaginer cette émission animée par un autre que lui ? Qui a cru, un jour, pouvoir le surpasser ? Ah moi, je l'aimais bien Patrice Laffont... Avec lui, on sentait que la préparation de l'émission avait dû l'occuper au moins 1 minute 30, c'était un type incroyable, quasiment incapable de terminer la phrase la plus élémentaire sans trébucher sur un voire plusieurs mots (surtout qu'aux Chiffres et aux Lettres, la conversation est tout de même assez limitée). On sentait qu'il s'amusait à s'ennuyer dans cette émission aux rites immuables, la surprise n'existait pas, c'était comme une bulle protégée de toutes les agressions extérieures. Il traînait une sorte de flegme désabusé qui convenait parfaitement au cadre de l'émission : doucement, tout doucement, c'est les candidats qui bossent, pas nous ! Et là, on nous propose un jeune homme avec des lunettes pour faire sérieux, qui a même l'air de croire à ce qu'il fait, genre bon chic bon genre, le petit-fils idéal quoi... Mais ça va pas la tête ? Avec une tête pareille, il est tout juste bon pour présenter la météo ! (Hein ? Qu'est-ce que vous dites ? Ah... il présente effectivement la météo le matin... S'cusez, je savais pas...). Ouste, du balai, on veut pas d'un remplaçant ! Rendez nous notre Patrice !!!
    Par ailleurs, y en a deux autres qui, s'ils sont toujours là (encore que... un beau jour, ces sbires avaient piqué la place de la délicieuse Yvette Plailly et du malicieux Max Favalelli, semble-t-il autorisés à faire valoir leurs droits à la retraite) ne perdent rien pour attendre : Arielle Boulin-Prat et Bertrand Renard (hé, lui, c'est un ancien super-héros, l'avait gagné 12 matches de suite, il trouvait tout, tout, tout... impossible de le coincer). Moi, je les ai connus jeunes et moins replets (je sais, c'est bas comme attaque, mais n'empêche, c'est vrai ce que je dis) et complètement impliqués dans leur truc. Arielle tournait frénétiquement les pages des piles de dictionnaires qu'elle avaient installés sur sa table dès qu'il fallait trouver le mot le plus long. Le fin Renard, lui, en compulsait d'autres et tout l'intérêt de cette épreuve n'était pas le résultat annoncé par l'un ou l'autre des deux candidats boutonneux, mais la compétititon que se livraient nos deux experts. C'était à celui qui aurait trouvé le mot le plus exotique, la définition la plus poétique, voire paillarde si l'ambiance torride du studio le permettait. Rooh, c'était bien. Quant au compte est bon, c'était tout de même incroyable : pendant que les deux agités du bocal entourant Patrice Laffont se torturaient les méninges pour écrabouiller leur adversaire avec fierté, notre Bertrand, mollement avachi dans son fauteuil, l'oeil gauche à demi-ouvert, semblait s'assoupir mais en réalité, avait déclenché les forces incommensurables de sa machine infernale et ridiculisait tout le monde en énonçant tranquillement une miraculeuse solution ayant échappé aux plus névrotiques de la calculette mentale. Tandis qu'aujourd'hui... je n'ose même pas en parler ! Pas étonnant qu'ils se soient empâtés les deux-là ! Font plus rien, ils attendent... Tu parles, ils ont sous les yeux tous les résultats qui leur arrivent, froidement crachés par un ordinateur sournois. Cherchent même plus... Ils se contentent de lire le mot qui s'affichent sur leur écran ou d'énoncer laconiquement la solution aux calculs... C'est un scandale ! Coupez-moi tous ces fils et rapportez les dicos !
    Heureusement, il reste le public : lui n'a pas changé ! Un calme troupeau de personnes âgées, respectueux de la concentration des candidats, claquant délicatement du dentier, et dont l'immobilité finit par être inquiétante. Est-ce que, finalement, ces gens ne seraient pas exactement les mêmes que ceux qui se trouvaient là 30 ans plus tôt ? Comme s'ils faisaient partie du décor, ils auraient été plantés là et, régulièrement, on les arroserait pour qu'ils conservent leur apparence humaine. Et encore, au vu de quelques uns, je me demande si certains d'entre eux n'en sont pas parvenus à un stade où ils s'arrosent tout seuls... (Hé du calme ! C'est une blague, prenez pas ça au premier degré ! Vous savez bien qu'on peut rire de tout... mais pas avec n'importe qui, je vous l'accorde). Grâce à eux, le temps s'est arrêté et j'ai pu m'imaginer, durant une vingtaine de minutes, que j'avais encore 15 ans, que le monde m'appartenait... Et puis non, même en faisant le tour de mon poste de télévision, en regardant derrière (quand j'étais petit, je faisais partie de ceux qui pensaient que les gens qu'on voyait sur l'écran étaient dans le poste... meuh non, c'est pas vrai, je dis ça juste forcer le trait nostalgique), je n'ai rien trouvé pour me rassurer, je me disais que mes vieilles idoles - Patrice, Yvette et Max - attendaient que je les trouve là, bien cachées, pour me faire une petite farce avec leurs mines complices. Personne. Juste des câbles entremêlés, une odeur de plastique chaud...
    Et puis, en entendant le générique de fin (qui, lui, soit dit en passant, est toujours le même), j'ai zappé un peu au hasard et patatras ! La tête de Sarkosy face à moi sur iTélévision... Zut de zut, on était vraiment en 2006... et je ne suis pas pressé d'arriver à 2007 ! Ce monde est trop injuste...
    PS : les puristes me rétorqueront qu'en 1965, au tout début de l'émission, c'éatit Christine Fabréga qui présentait Des Chiffres et des Lettres et que Patrice Laffont n'a débarqué qu'en 1972. Moi, en 1965, je n'avais pas la télévision, je pouvais pas savoir. A cette époque, j'écoutais Coltrane... On peut pas tout faire !

  • Verdunois… et bleu de l’autre


    Le jeu de mots est stupide, mais on me concèdera qu’en ces temps où le Vatican s’apprête à lâcher de nouveau quelques austères bulles octogénaires, où notre bossu Premier Ministre recadre avec ostentation un employé porte-voix du Président Chi, où les villes de Londres et New York se prennent les pieds dans le tapis olympique en recourant à des méthodes commerciales peu scrupuleuses, je pouvais m’accorder une bêtise née d’un court passage, dimanche, en ma ville natale. Petite pirouette destinée à effacer la drôle de nostalgie qui m’a gagné subitement, nappant alors de grisaille et de brume une journée consacrée à ma mère. Une note «bleue» en quelque sorte.

    Car cette ville me laisse maintenant un goût étrange, mi-sucré, mi-amer. J’y ai passé les 17 premières années de ma vie, fréquenté école, collège et lycée, acheté un nombre déraisonnable de 33 tours, côtoyé la mort en absorbant (involontairement) une trop forte dose de monoxyde de carbone le 1er mai 1971, je l’ai retrouvée plus tard durant de longs mois de convalescence pendant l’été 1979, j’y ai même joué – deux étés consécutifs – le rôle du vendeur de charcuterie dans un supermarché. Elle est donc mon socle, la terre qui me rattache à mon enfance, chaque rue que j’arpente me rappelle un souvenir : en longeant la Meuse, me reviennent instantanément à l’esprit mes trajets me conduisant au lycée Margueritte ; en flânant Rue Chaussée, je retrouve l’emplacement du magasin de disques – aujourd’hui disparu – que je fréquentais assidûment ; je revois également la porte menant au cabinet médical du médecin de famille ; il y a aussi la pâtisserie «Aux Délices», toujours là, vivante, où les clients se pressent ; juste à côté, ce petit magasin où l’on vend des dragées (spécialités de la ville, je le précise, et qui n’ont rien à voir avec ces choses qu’on nous vend pour telles partout ailleurs et qui ne sont qu’amas de sucre épais et sans la délicatesse de l’amande…) ; en face, la Maison de la Presse, qui a pris les couleurs d’un réseau national mais qui est toujours là, centrale ; un peu plus loin, la gigantesque quincaillerie sur deux étages, où je ne suis quasiment jamais entré mais dont la présence m’a toujours rassuré, comme si elle me garantissait par son intemporalité une sorte d’éternité. J’observe toutes les façades, je note les changements, subtiles variations parfois, disparitions brutales aussi…
    Etrangement, au détour d’une rue, une personne que l’on connaît fait son apparition, comme surgie du passé. L’une de «mes» deux disquaires, aujourd’hui en retraite ! A une vingtaine de mètres de «mon» magasin de disques ! En quelques mots, nous évoquons cette époque, elle se souvient même de ma passion pour Magma ou le Grateful Dead… Fusion des époques, passé et présent, constat aussi du changement physique !
    Tout est là, ou presque : les abords de la Meuse ont été aménagés, plutôt bien d’ailleurs, le Monument de la Victoire nous déverse aujourd’hui un discret torrent jusqu’au fleuve, le marché municipal vient de subir une importante rénovation et ouvrira prochainement, comme s’il s’agissait de retenir au cœur de la ville une maigre population pressée de s’agglutiner dans l’un des deux ou trois hypermarchés locaux, le Centre Mondial de la Paix connaît aujourd’hui une flatteuse réputation et la Cathédrale, protectrice, domine sereinement, sûre de son fait. Alors pourquoi cet étrange malaise vient-il me gagner après une longue promenade ? J’ai beau n’habiter qu’à un peu plus d’une heure de voiture, tout cela me semble faire partie d’un autre monde : il y a cette maison dans laquelle j’ai habité de 1961 à 1974, toujours occupée mais dans laquelle je ne peux plus entrer alors que j’aimerais tant y pénétrer et retrouver en quelques secondes l’univers de mes années d’enfance. Je n’ai pu faire autrement que de lui rendre une fugitive visite, je l’ai observée depuis le trottoir d’en face, j’ai deviné les pièces, imaginé ceux qui me l’ont prise. Je revois instantanément mes parents, mes sœurs et mon frère, mes grands-parents. Je pense aux absents, ils me manquent. J’aurais bien voulu aussi que ma femme et mes enfants puissent partager un peu ces instants, mais la vie ne s’écoule pas toujours aussi simplement. Il faut tourner des pages, en se disant qu’on ne pourra pas toujours relire le grand livre. Le temps qui passe fait souffrir. On voudrait appartenir à tous ses âges en même temps, pouvoir passer de l’un à l’autre, se dire que la vie est encore longue, convoquer ceux qui nous ont quittés et leur dire de nous raconter leurs souvenirs, nous aider à être un peu éternels.
    Le soir venu, au moment de partir, je connais ce drôle de sentiment, fait du soulagement de pouvoir m’extraire de cette nostalgie anesthésiante et d’une forme de douleur d’être obligé de m’arracher à celui que je fus. Comme si, à chaque fois, j’étais gagné par la certitude que cette visite à mon enfance est la dernière.
    Alors je reviendrai, c’est sûr…

  • La stratégie de l'arbre à disques


    Où placer cette note ? Dans la catégorie "Cool memories" ou "Musique" ? Les deux mon capitaine, sauf qu'ici, ce n'est pas autorisé, alors je tranche dans le vif, rangeons ces quelques phrases dans le vaste bazar de mes souvenirs, dont on verra qu'ils sont néanmoins très reliés à mon présent.

    Alors donc, j'aimerais remonter un peu le temps et... attention, je vous parle d'un temps que les moins de... 40 ans ?, ne peuvent pas connaître ! Bref, nous sommes le mercredi 13 décembre 1972 et me voici en possession d'un précieux billet de 100 francs (somme considérable si l'on veut bien la rapporter à mes émoluments mensuels d'alors, en d'autres termes mon argent de poche, soit 5 francs), prêt à une dépense dont je rêve depuis plusieurs semaines déjà. Mais je vais un peu vite...
    Revenons d'abord à un autre jour, un jeudi celui-là, le 27 janvier de cette même année 1972 (tiens, les gamins, je vous rappelle qu'à cette époque - et c'était la dernière année scolaire sous ce régime - on n'allait pas au collège le jeudi après-midi), qui fut en quelque sorte ma déclaration d'indépendance, le jour où je me suis affranchi de ma fraternelle et néanmoins bienveillante tutelle musicale. En effet, je n'avais vécu jusque là que dans l'ombre de mon frère aîné qui, en matière de musique, m'avait tout appris, à commencer par les Beatles, les Rolling Stones, puis en passant par les premiers disques de King Crimson, et bien d'autres encore. Tout ce que je connaissais, je l'avais appris de lui qui, patiemment, avait accepté sans renâcler ma présence à ses côtés dans sa chambre. Mais je n'existais pas par moi-même (d'ailleurs, mes soeurs ne manquaient jamais de me rappeler que je faisais "tout comme mon frère", raah, les vilaines...). Or donc, ce jour célèbre, je fis l'acquisition d'un double LP du Grateful Dead, dont j'avais lu tant d'échos flatteurs dans Best et Rock & Folk qu'il m'avait semblé inévitable d'aller à sa rencontre, alors même que mon propre frère ne m'en avait jamais parlé !!!
    Et là, ce fut le choc : cette musique était pour moi, elle me parlait, elle m'était destinée, Jerry Garcia (leader charismatique du groupe disparu le 9 août 1995) se confiait à moi ! Je tenais enfin MON univers, je ne le devais à personne !
    1972 fut donc l'année de toutes les acquisitions : une semaine plus tard, l'album solo de Jerry Garcia tout frais dans les bacs, puis le premier album du Grateful Dead, puis "Anthem of the Sun", puis "Aoxomoxoa", puis "Live Dead", puis "Workingman's Dead", puis "American Beauty"... autant vous dire qu'en ces mois fiévreux, je menais une vie quasi monacale eu égard à l'affectation obsessionnelle de l'intégralité mon budget. Et je me dois aussi de vous confier mes émois en lisant dans la presse musicale les comptes-rendus de la tournée européenne et printanière du groupe en France (à l'Olympia, salle dont j'ai fait tout récemment la connaissance pour un concert de Magma dont je vous parlerai très prochainement), en Angleterre, en Allemagne...
    Je suis trop long ? Vous ne voyez pas le rapport avec mon billet de 100 francs ? J'y viens et pour cela, avançons un peu dans le temps pour arriver au mois de novembre : j'apprends la publication de "Europe '72", triple album du Grateful Dead enregistré durant sa tournée européenne du printemps !!! Arrgh... J'ai plus un centime dans mes popoches... et la chose coûte une fortune... Inutile de vous dire que dès cet instant, j'ai cessé de vivre, d'autant que j'avais pu entendre des extraits plus que prometteurs de ce disque à la radio.
    Pas un sou, obligé de contempler la belle pochette en rendant une visite quasi quotidenne à mon disquaire (au moins, de ce côté-là, j'étais tranquille, je devais être le seul verdunois à m'intéresser au Grateful Dead, je ne risquais pas de voir disparaître ce bel objet...)... et de rentrer à la maison les mains vides !!!
    Mais en ce beau jour de décembre, le mercredi 13, le miracle arriva : mon parrain et sa femme vinrent rendre visite à notre famille, ce qui me combla de joie car - n'hésitez pas à me trouver vénal, j'avoue - je savais qu'à son départ, je serais en possession d'un billet promu au rang d'étrennes ! Bingo !!! 100 francs, pile poil ce qu'il me fallait... et il n'était que 17 heures !!!
    Sans attendre, je mis le cap vers le centre ville et échangeai ma précieuse image contre le disque du miracle !!! Mais là... désolé de vous infliger cette cocasse péripétie, le plus dur restait à faire : rentrer chez moi sans faire savoir que j'étais en possession d'un disque d'une telle valeur et que j'avais dépensé en quelques minutes l'intégralité de mes étrennes... Car mes parents avaient beau connaître ma passion pour la musique, ils n'aimaient pas vraiment apprendre que tout argent liquide faisait chez moi l'objet d'une conversion intégrale sous forme de disques... Heureusement, j'avais dans l'affaire un précieux allié : l'un des deux grands marronniers se dressant fièrement à l'entrée du jardin (vous allez bientôt comprendre le sens du titre de cette note). Il me fallait dans un premier temps vérifier que personne n'était en vue au moment de mon retour, puis ouvrir le moins bruyamment possible la grille de l'entrée (toujours rouillée, jamais silencieuse) et déposer furtivement le disque derrière le marronnier complice avant de rentrer, les mains dans les poches, arborant la mine réjouie de celui qui se sentait tout heureux d'avoir été faire "un tour en ville". Ensuite, je devais guetter le moment où je pouvais très rapidement sortir dans le jardin, récupérer mon bien, filer dans ma chambre, ranger le disque (sa place était déjà réservée dans le premier rayon de mon armoire), respirer un grand coup, me débarrasser du sac en plastique qui le contenait et... enfin, en déposer la première galette sur l'électrophone (euh, les jeunots, ça vous dit quelque chose ce mot ou je dois expliquer ?).
    Et là... le bonheur, je me souviens parfaitement de cette longue et douce dégustation : "Cumberland Blues", "Jack's Straw", "He's Gone", "China Cat Sunflower / I Know You Rider", "Truckin'",... et ce livret dont je contemplais les photos avidement, encore et encore... et cette belle pochette : une jambe marchant au-dessus de la Terre, surmontée d'un arc-en-ciel !
    Je n'avais pas encore 15 ans, tout cela semble si loin... et si proche malgré tout. Pas plus tard qu'hier, je me suis acheté en téléchargement (je donne cette précision parce que je tiens à faire savoir que je ne pirate pas, moi !) pour une somme modique, 16 €... tiens, c'est bizarre, aujourd'hui je trouve la somme modique alors que si mes comptes sont exacts, elle équivaut à un peu plus de 100 F, c'est-à-dire le coût exorbitant de l'année 1972, mais bon, je m'égare... sur le site Internet du Grateful Dead un magnifique quadruple CD live, enregistré en février 1973. Cinq heures de musique, inaltérable, goûteuse, comme aux plus beaux jours. Et moi j'ai toujours 15 ans !

  • IPodmania

    Stocker plus de 300 CD dans un objet d'à peine 160 grammes... L'idée peut paraître curieuse et pourtant, cette écoute de la musique un tantinet personnelle (qui peut vous amener, dans votre propre appartement, à vivre comme déconnecté des autres, la tête entre les écouteurs... mais attention, ce n'est qu'une apparence, j'entends tout ce qui se dit autour de moi) me ramène plus de 30 ans en arrière lorsqu'adolescent, je consacrais une grande partie de mes soirées à lire en écoutant de la musique au casque. Par un phénomène que je ne saurais pas forcément expliquer, les deux activités sont chez moi totalement compatibles, elle se stimulent même l'une l'autre. Je parviens ainsi à mieux me plonger dans les histoires que je lis tout en m'immergeant complètement dans la musique. Une synergie inattendue entre l'image et le son...