En toute modestie, je crois pouvoir dire que j'appartenais à la catégorie de ceux que l'on appelle les bons élèves. Presque toujours dans les premiers de la classe, plutôt en avance sur les autres (de une à deux années), assez régulier dans mes devoirs même si je mettais un point d'honneur à ne pas y consacrer plus de temps que nécessaire, je n'ennuyais donc personne avec le quotidien de ma scolarité. Mes occupations intellectuelles étaient plutôt solitaires : disques et livres étaient mes principaux compagnons. Le sport et moi entretenions des relations plutôt distantes (j'apprendrai pourquoi bien plus tard) et, à l'exception d'une période vélo durant mes années lycée, ma chambre fut le lieu de beaucoup de mes découvertes. L'une des rares fois où j'ai pu poser un cas de conscience à mes parents fut le jour où mon instituteur leur suggéra qu'il ne serait pas raisonnable de me laisser entrer en classe de sixième à l'âge de neuf ans et qu'il me serait profitable de redoubler. Ils suivirent ses conseils et je considérai mon second CM2 à la manière d'un film moyennement passionnant qu'on m'aurait un peu forcé à visionner à nouveau. Rien de bien méchant, quoiqu'un peu ennuyeux. Heureusement, celui qui avait la charge de cette classe était un ami de la famille, ce qui me valut un traitement de faveur et l'octroi de quelques privilèges, dont le moindre n'était pas la responsabilité d'aller lui acheter régulièrement un paquet de tabac pour sa pipe (du Bergerac, l'emballage était orange). Car à cette époque, mais oui mais oui, même les instituteurs pouvaient fumer durant la classe. Mais je m'égare... Le reste de ma scolarité fut – à l'exception d'une classe de troisième où un petit vent de folie souffla sur l'esprit de chacun d'entre nous, j'y reviendrai peut-être un jour – assez lisse. La plupart du temps, je trouvais les cours soporifiques, les enseignants guères stimulants et je me suis laissé bercer par ce courant un peu plat jusqu'à l'époque de mon baccalauréat, que j'obtins sans trop de difficultés avant de m'engager dans un cursus universitaire dont je continue, aujourd'hui encore, à me demander par quelle étrange mécanique j'ai pu un jour d'égarement prendre la décision de le suivre. Car, oui, je l'ai suivi, d'assez loin j'en conviens, mais j'y suis tout de même resté durant cinq ans avant de le fuir brutalement, pour entrer dans un autre univers, celui de la vie professionnelle. Fort heureusement, c'est par ce grand mystère de mes études en sciences économiques que j'ai pu faire la connaissance de celle qui allait devenir la maman de La Fraise et de Saxoman. Un bien pour un mal donc... Et je continue à m'égarer. Et je ne vous dirai rien de cette rencontre avec la femme de ma vie, c'est privé !
Ce préambule historique n'a pas d'autre raison que de vous expliquer l'état d'esprit dans lequel j'abordais au fil des jours ma scolarité : la perspective, chaque dimanche soir, de retrouver des salles de classes ennuyeuses n'étant pas particulièrement motivante, j'appréhendais toujours ces heures un peu bleues, celle où l'avenir immédiat se confondait avec la perspective d'un réveil matinal me conduisant à ma purge quotidienne. Fort heureusement, il nous arrivait, avec mes frères et soeurs, de mettre en place une stratégie dont l'objectif était justement celui de retarder l'arrivée de ce moment fatidique. Ce que je vais vous raconter remonte à si longtemps maintenant...
Un week-end obéissait chez moi à une mécanique assez exemplaire : jusqu'à l'époque de l'école primaire, j'allais en classe le samedi (y compris l'après-midi) ; à partir de mes années collège, je consacrais mes samedis après-midi aux devoirs et à une petite flânerie en ville (d'où je revenais parfois, voire souvent, avec un disque plus ou moins clandestin en appliquant une tactique que j'ai déjà exposée) ; le dimanche matin était consacré à la messe – jusqu'au jour de notre communion, puisque, une fois nos cadeaux en poche, nous avions appris à nous dispenser de ce moment fastidieux en retardant au maximum l'heure de notre lever – et aux devoirs. Et très souvent, le dimanche après-midi, nous nous rendions chez nos grands-parents maternels qui habitaient à une vingtaine de kilomètres de chez nous. Il faut dire aussi qu'en cette époque lointaine, contrairement à nous, mes grands-parents possédaient la télévision. Principalement une chaîne, si mes souvenirs sont exacts, et en noir et blanc s'il vous plaît, avec une horloge qui s'affichait en attendant que les programmes commencent. Notre activité principale chez eux était donc de dévorer des yeux un écran magique, car nous étions probablement un peu hypnotisés par cette animation absente de notre quotidien. Seul mon père paraissait s'y intéresser moins et l'on devinait poindre chez lui, une fois passé le stade du milieu de l'après-midi, comme un début d'inquiétude. Ne me demandez pas pourquoi, parvenu à une certaine heure, il était gagné par le besoin de rentrer chez lui... je n'en ai pas la moindre idée et j'avoue ne jamais lui avoir jamais posé la question ! Aucune activité particulière ne l'attendait pourtant à la maison (sauf peut-être, à certaines périodes de l'année, alimenter la chaudière en charbon), mais il lui fallait partir, les choses étaient ainsi pour lui. Dans ces conditions, vous imaginez bien qu'il devait faire face à une certaine opposition de notre part (je crois même me souvenir que notre mère, sans le dire vraiment, nous soutenait un peu dans cette stratégie) : à titre personnel et pour les raisons expliquées plus haut, je n'étais guère pressé de retrouver les heures bleues du dimanche soir et je m'accommodais fort bien d'un retour tardif. D'autant qu'il arrivait que le programme télévisé soit aussi notre allié. Car à cette époque, vers 17 heures je crois, l'ORTF pouvait nous gratifier d'un vrai film de cinéma, un autre moment de magie pour nous. C'est là qu'innocemment, nous commencions comme si de rien n'était à regarder le début du film, malgré les premiers signes d'impatience manifestés par notre père. En outre, il nous apparaissait très vite qu'il n'était absolument pas envisageable de ne pas le regarder jusqu'au bout !!! Soit jusqu'à 18h30 environ... En règle générale, après une première phase de négociation, et toujours avec le soutien discret de notre mère, nous parvenions à nos fins, malgré le regard faussement courroucé de notre géniteur qui allait s'employer, durant quatre-vingt-dix minutes, à manifester régulièrement des signes d'impatience que nous mettions un point d'honneur à ignorer. Et nous tenions bon, jusqu'à la fin du générique. Lui aussi d'ailleurs, car son autorité sur nous n'allait pas jusqu'à nous refuser ce plaisir que je le soupçonne malgré tout d'avoir partagé sans l'avouer !
Autant dire qu'aussitôt après, nous n'avions plus d'autre choix que de nous engouffrer avec zèle et empressement à l'arrière de notre Simca Ariane verte pour rentrer à la maison. Mais pouvions-nous vraiment abdiquer et nous contenter d'une seule victoire face à l'ennemi « dimanche soir » ? Non. Il nous restait encore un petit supplément, une courte torture à infliger à notre chauffeur qui se croyait déjà rentré chez lui...
Car une fois passé le gros quart d'heure de voyage entre la maison de nos grands-parents et celle que nous habitions, nous étions, nous les passagers de la banquette arrière, pris du besoin irrépressible de retarder une fois encore le moment si redouté, celui du retour. Et alors que parvenus au bas de la grande côte de Belleville qui annonçait l'entrée dans Verdun, notre père, tout à sa conduite, allait clignoter à gauche pour rentrer au plus vite, une insupportable chorale venait lui chanter aux oreilles : « On passe en ville ! On passe en ville ! On paaaassse !!! ».
L'oeil furibond nous scrutait dans le rétroviseur central, cherchait le secours de son épouse sagement assise à sa droite et ne trouvait pour seul soutien qu'une forte hausse du volume sonore intérieur : « On passe en ville ! On passe en ville ! On paaaassse !!! ». Sa souffrance était maximale, impossible pour notre conducteur de se dérober et de risquer de contrarier l'aréopage taquin... On allait bien passer en ville, arpenter rapidement les rues principales de notre ville natale, demander à chaque fois un crochet supplémentaire, pour différer de quelques précieuses minutes la fin de ce dimanche et, inéluctablement, s'installer dans l'attente d'un lundi matin de grisaille où de drôles de professeurs de sport vous demanderaient de faire plusieurs fois le tour d'un stade glacial quand vous ne rêviez que d'un lit douillet, avant qu'un autre enseignant, mû par je ne sais quelle force mystérieuse, ne tienne absolument à vous initier aux charmes d'un langage binaire dont vous ne saviez même pas qu'il préfigurait l'univers magique de l'informatique.
Corneille a dit : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », mais cet auteur dramatique, s'il avait connu notre père - qui ne savait rien refuser à ses enfants bien que se sentant peut-être obligé parfois d'endosser fugitivement les habits de l'autorité – aurait pu dire : « A vaincre avec certitude, on triomphe avec jubilation ». Et les dimanches soirs, l'espace de quelques instants, en étaient moins gris...
Epilogue : je m'aperçois que cette note est partie dans une direction différente de celle que j'avais imaginée au départ. Tant pis, je me suis laissé porter par un courant bienfaisant, c'est l'essentiel... J'espère ne pas vous avoir fait perdre trop de temps !
Commentaires
Ah les "On passe en ville..." Que de souvenirs... Même si, compte tenu des rapports assez intimes que j'entretenais avec le sport, je bénéficiais moins souvent de la balade dominicale dans le Nord-Meusien, puisque à compter de 1965 j'ai passé une certain nombre de dimanches sur les terrains de football de Lorraine. Cela écrit, je voulais rétablir une vérité historique (inconsciemment?) éludée. Il n'y avait pas que pour le tabac de l'instit' que tu t'absentais de l'école primaire. Je crois que tu attendais aussi avec impatience les funérailles qui avaient lieu dans l'église voisine, non? En qualité d'enfant de choeur de la paroisse, tu appréciais beaucoup la générosité tangible des familles plongées dans l'affliction qui te permettaient de doubler ou tripler (et même beaucoup plus) ton argent de poche (accordé avec parcimonie) hebdomadaire. Tu n'hésitais pas à sacrifier temporairement ton appétit de connaissance. Un tel acte de foi se devait d'être souligné. D'autres ont été béatifiés pour moins que cela.
Oui, mon père, je confesse... même si, il faut bien le reconnaître, les baptêmes étaient en général beaucoup plus lucratifs !!!
Tiens, Verdun. Cela m'a rappelé le musée de la première guerre mondiale à Perrone, où j'ai de la famille. Egalement le beau livre de Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles.
Merci, monsieur YA.KA, la mise en ordre de vos souvenirs me fait revenir les miens en mémoire.
Gwenola, il faut les partager, ces souvenirs !
Cher Yaka, c'est toujours un plaisir de lire tes notes, et je peux même dire que lorsque, arrivée en bas de l'écran, je me vois contrainte d'actionner la souris sur la barre de défilement, eh bien j'espère toujours qu'un autre pavé de texte m'attend !
les rapports avec le sport, les livres et le douce horreur du lundi, je m'y retrouve, le bloc des enfants aussi, sauf que nous le père n'était généralement pas là, ni voiture.
Et comme les grands parents étaient loin et aussi allergiques que je le suis restée à la télévision (ça ne se faisait pas) c'était ou maison ouverte aux amis, ou après midi ennuyeuses paresseuses et merveilleuses sur la plage.
Peut être votre père s'ennuyait il ?
@JPADPS : c'est gentil ça, et c'est un bel encouragement. Promis, je continue !
@Brigetoun : franchement, je suis incapable de répondre à ta question concernant mon père... Il pouvait donner l'apparence de l'ennui (c'est ainsi que je ressentais les choses de son vivant) et pourtant, à d'autres moments, je crois qu'il était heureux de l'environnement familial dans lequel il baignait. Peut-être parce que son enfance avait été beaucoup moins dorée que la nôtre...comme s'il avait savouré femmes et enfants en silence, un peu en retrait.
Le point de vue de mon frère serait bien intéressant à ce sujet.
C'est sûr que notre père n'a pas une une jeunesse facile dans sa Creuse natale. Et je sais que la famille qu'il avait fondée le comblait et que c'est sans doute une des seules choses dont il ait été conscient jusqu'au bout. Mais je crois aussi qu'il a laissé en route une partie de ses rêves et que, moitié par pudeur, moitié par souci de ne pas déranger les autres, sans doute, il ne parlait jamais de lui, de ses soucis. C'était un grand introverti mais cela ne voulait pas dire qu'il ne rêvait pas. D'où l'impression d'absence qu'il donnait parfois. Je me reconnais un peu en lui de ce point de vue-là et je me suis souvent demandé ce qu'il ressentait. Mais je n'ai jamais osé lui demander, pas discrétion. Ah, l'hérédité!