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American Beauty

Il est des moments, comme ça, dans la vie... Cette impression que les nuages s'amoncellent, petit à petit, dans le ciel de votre quotidien et que, malgré tous les efforts que vous prodiguez ou que d'autres prodiguent pour vous, ceux-ci vont inéluctablement tomber en une pluie bien serrée sur votre tête qui n'en demandait pas tant... C'est un peu ce qui se passe pour moi en ce moment. Alors, je gère au mieux le quotidien, j'essaie d'engranger de l'énergie avec seul objectif : repartir de plus belle. Et dans cette idée qu'il faut en permanence chercher ce qui, niché au plus profond d'une difficulté, peut nous permettre de rebondir, je m'aperçois que ces périodes grises font resurgir chez moi le besoin de me replonger dans des espaces sonores appartenant à la fois à l'histoire de la musique et à ma vie. Il y a ainsi des disques qui comptent pour toujours et qui, par leur faculté de se présenter - 30 ou 40 ans plus tard - comme de véritables cures de jouvence, sont une source d'énergie dont il serait stupide de se priver. Laissez-moi, par exemple, vous parler de "American Beauty", enregistré en septembre 1970 par le Grateful Dead.

medium_american_beauty.jpgAvant d'en évoquer les splendeurs, il est un souvenir très précis qui me revient à chaque fois que j'écoute ce disque, que j'avais acheté à Paris au mois d'août 1972. Cet été là, j'avais passé quelque temps à Saint Germain en Laye chez ma sœur aînée qui venait d'être maman d'un petit garçon – mon neveu par conséquent. Une expérience positive pour elle, semble-t-il, puisque sans tarder, elle avait décidé de mettre sans plus attendre en chantier la suite de sa progéniture, déjà bien avancée en cet été. Mon autre sœur et moi-même nous étions par conséquent vus confier la lourde responsabilité de garder le marmot pendant que sa mère allait travailler. Cette mission estivale nous laissait cependant quelques libertés et notamment celle de rallier la capitale à des fins de promenade, mais aussi pour y dépenser quelques précieux francs, glanés ici et là, essentiellement dans le cadre de la rémunération que nous octroyaient nos parents au titre de l'argent dit de poche – quoique, personnellement, je répugne à placer directement la petite monnaie dans ma poche et rien ne m'énerve plus que ces types qui extraient nonchalamment de leur pantalon une vingtaine de pièces en les faisant sonner avec assurance, tout cela pour payer un café ou un journal. Or, ceux qui ont pris le temps de musarder un peu tout au long des pages de mon blog savent que 1972 est l'année durant laquelle j'ai acquis la quasi-totalité de la discographie du Grateful Dead (soit à l'époque une petite dizaine d'albums), groupe californien dont je m'étais entiché depuis le 27 janvier. Oui, je sais, c'est précis ! Mais exact. Au mois d'août, je n'en étais qu'au stade de l'acquisition partielle de ce qui, pour mes maigres revenus mensuels, était une somme et je lorgnais depuis quelque semaines déjà sur un 33 tours atypique dans l'histoire du groupe, parce qu'il constituait une sorte de pause entre les délires des années qui venaient de s'écouler (marquées par d'interminables concerts et le recours à un grand nombre de substances hallucinogènes pour mener à bien l'expérience d'un rock dit psychédélique, tout là-bas, du côté de San Francisco) et l'évolution de la formation jusqu'à sa disparition en 1995 vers un blues rock électrique plus structuré laissant toutefois une place non négligeable aux longues envolées sur scène.

"American Beauty", disque de perfection, principalement acoustique, sans solo de guitare de Jerry Garcia, leader du groupe, sans le moindre moment d'improvisation mais avec un magnifique travail des harmonies vocales. Dix chansons parfaitement abouties dont certaines l'étaient tellement d'ailleurs qu'elles ne furent quasiment jamais interprétées sur scène par la suite ("Attics of my life" ou "Till the morning comes" par exemple). Une période douloureuse aussi pour le groupe car plusieurs de ses membres connaissaient de difficiles moments : Bob Weir (chant, guitare) venait de perdre ses parents, le père de Phil Lesh (chant, basse) et la mère de Jerry Garcia étaient mourants ; quant à Ron McKernan (piano, harmonica, chant), sa santé déclinante l'éloignait petit à petit du rôle de premier plan qu'il avait pu tenir dans les premières années de la vie du groupe, lorsque celui-ci s'appelait encore les Warlocks notamment. Voici rapidement résumées les raisons pour lesquelles, sans avoir entendu au préalable la moindre seconde de "American Beauty", j'étais magnétiquement attiré par ce disque dont je savais qu'il serait un compagnon de ma vie. Vous êtes par conséquent capable de comprendre quelle frénésie put ma gagner lorsqu'après en avoir fait l'acquisition, dans un magasin dont j'ai oublié le nom, vint pour moi le moment d'écouter ces 40 minutes de bonheur…
 
Imaginez la scène… Je résidais chez ma sœur - appelons donc ce pays la Sorellie - une contrée par forcément favorable à mes choix musicaux anglo-saxons jugés quelquefois un peu trop éloignés de ses préférences quand ils n'étaient pas qualifiés de bruyants, qui l'inclinaient plutôt à se tourner vers la chanson française (ce que nul ne saurait lui reprocher d'ailleurs…). Chez moi, dans ma chambre, je régnais en maître, je recouvrais les papiers peints défraîchis des posters que l'on détachait des pages centrales de Best ou Rock'n'Folk, et bien sûr, j'écoutais la musique que j'aimais, sans rendre de comptes à qui que ce soit. Mais là, en terre étrangère, le contexte était différent et je n'avais pas particulièrement envie de constituer une gêne pour mes voisins de séjour. J'eus donc recours à une technique savante qui me permit de profiter à plein de cette musique tant attendue sans créer le moindre trouble auditif pour les non initiés et les rétifs de tout poil. Allongé à plat ventre sur un matelas gonflable, je me calai la tête entre les deux haut-parleurs de l'électrophone (jeunes lecteurs, je vous expliquerai plus tard ce qu'était un électrophone, désolé, je n'ai pas le temps aujourd'hui) posés à même le sol et posai le bras articulé sur la rondelle de vinyle. Et là, ce fut un enchantement. A gauche, au milieu, à droite, tout autour de moi, le carrousel des instruments et des vois défilait comme par magie… "American Beauty" !

D'emblée, "Box of rain", lumineuse ballade chantée par Phil Lesh (ce qui, les spécialistes vous le confirmeront, fut assez rare dans l'histoire du groupe dont le bassiste assurait essentiellement les "backing vocals") annonce la couleur et vous fait savoir que vous êtes en possession d'un disque majeur : une rythmique légère (il est à noter que le batteur Bill Kreutzmann n'a jamais abusé de l'usage de la grosse caisse, préférant de très loin le chant des cymbales et de la peau de sa caisse claire et qu'avec son complice Mickey Hart aux percussions, le Grateful Dead avait une réelle identité à cet égard – et à bien d'autres d'ailleurs), un court solo de guitare électrique par l'ami David Nelson venu faire un tour pour l'occasion, des harmonies vocales d'une richesse et d'une beauté à couper le souffle, un texte splendide signé Robert Hunter, le parolier / poète du groupe : Look out of any window / Any morning, any evening, any day / Maybe the sun is shining / Birds are winging, no rain is falling from a heavy sky / What do you want me to do / To do for you to see you through? / For this is all a dream we dreamed one afternoon long ago. Cette musique coule, limpide, évidente. C'est peut-être l'une des chansons que, de toute ma vie, j'aurai le plus écoutée. La perfection. Et pour l'anecdote, je ne vous cacherai pas que lorsque Madame Maître Chronique m'appelle de son téléphone portable, c'est cette musique qui s'annonce. Elle seule a droit à cette personnalisation, c'est bien normal, j'aime cette association dont je souhaite qu'elle soit la traduction la plus fidèle possible du caractère intemporel de mes passions. Et d'une certaine évolution technologique également…

La fête continue avec "Friend of the Devil", chanté cette fois par Jerry Garcia, dont la voix frêle est un étonnant contraste avec un physique qui évoquait plutôt celui d'un bon gros nounours barbu. Petite cerise sur le gâteau, la mandoline d'un autre ami du groupe, David Grisman. Et toujours la même recherche dans les harmonies, le même souci de concision. Ici, les plages sont plutôt courtes – entre deux et six minutes – l'efficacité est maximale.

Avec "Sugar Magnolia", c'est au tour du guitariste rythmique Bob Weir de se mettre en avant : un rock souple, élégant, qui préfigure déjà ce que sera "Ace", son futur album solo quelques mois plus tard. Et toujours ces voix, éblouissantes.

"Operator" est la contribution de Ron "Pig Pen" McKernan, au chant et à l'harmonica. D'une extrême brièveté, à peine plus de deux minutes, cette chanson, un peu décalée par rapport à l'ensemble du disque, ressemble aussi à un chant du cygne. On devine que l'homme n'est pas vraiment en phase avec l'orientation musicale de "American Beauty", dont la coloration rock-folk est finalement assez éloignée de la tonalité nettement plus bluesy qui était sa marque de fabrique. Une composition que le groupe ne jouera d'ailleurs jamais sur scène jusqu'à la mort de son compositeur en 1973. On ressent vraiment quelque chose de poignant en écoutant cette voix devenue presque fragile, cette diction parfois incertaine.

Et c'est là qu'une sorte de magie dans la magie vient à opérer : une quinte royale composée et déposée sur la table de ce grand jeu par Jerry Garcia et Robert Hunter ! Cinq compositions toutes plus belles que les autres qu'on écoute en retenant son souffle, 23 minutes enchanteresses dont on ne sait ce qu'il faut le plus admirer : perfection des arrangements, précision des voix, évidence (j'insiste sur ce mot qui vient vraiment à l'esprit quand on écoute "American Beauty") des mélodies, tout y est : "Candyman", "Ripple" (ah, cette mandoline !), "Brokedown Palace", "Till the morning comes", "Attics of my life" (nom d'un chien, ces voix !). On ressort de cette beauté qui vous gifle langoureusement comme une brise de printemps avec le sentiment qu'une somptueuse offrande vient de vous être faite. Et on en redemande !!!

Jerry Garcia est ses acolytes n'étant pas de mauvais bougres, le groupe conclut cet incomparable album avec "Truckin'", chanté par Bob Weir, une chanson qui raconte la vie du groupe en tournée et deviendra l'une de ses compositions phares les plus jouées sur scène (les versions sont innombrables, celle de "Europe '72" étant tout simplement époustouflante) : Sometimes the lights all shinin' on me / Other times I can barely see / Lately it occurs to me / What a long strange trip it's been.

Et là… on reste sans voix (c'est un comble, non ?), heureux de ce qui vient de nous arriver. "American Beauty" est un disque majeur et je ne me priverai certainement pas du plaisir de vous citer un récent numéro de l'excellent magazine Crossroads, qui l'inclut tout naturellement dans ses 50 albums mythiques : "En dix morceaux exceptionnels, le Grateful Dead signe là un chef d'œuvre, non pas uniquement de musique américaine (ou californienne), mais de musique rock, tout simplement !".

A quoi j'ajouterai que cette musique me semble aujourd'hui totalement intemporelle et qu'elle peut unir sous sa bannière de nombreux publics, au-delà de toutes les étiquettes. "American Beauty", que la typographie de la pochette permet astucieusement de lire "American Reality", n'a pas pris une seule ride en 36 ans et semble paré de toutes les vertus de l'éternelle jeunesse. C'est incontestablement l'un de mes disques de cœur, dont je sais dès à présent qu'il tournera avec la régularité qu'il mérite jusqu'à mon dernier souffle.

Pour en savoir plus :
- le site du Grateful Dead : http://dead.net
- toutes les paroles de toutes les chansons : http://www3.clearlight.com/~acsa/intro.htm

NB : la réédition de "American Beauty" comporte plus de 30 minutes de "bonus tracks", l'essentiel d'entre eux étant composés d'enregistrements live, à l'exception d'une version alternative de "Truckin'". Si ce matériau supplémentaire est passionnant (justement parce qu'il permet d'écouter l'une de rares versions live de "Attics of my life" ou "Till the morning comes"), on se gardera de l'écouter dans la continuité des 10 compositions qui forment l'album original, afin de préserver l'équilibre miraculeux qui caractérisait ce dernier. Je vous suggère d'écouter tout cela en deux temps… mais vous êtes libres après tout !

Commentaires

  • Et je poursuis et transmettrai l'héritage paternel dans ce domaine! Pour moi American Beauty, c'est ma terminale, celle où je passai un certain nombre (voire un nombre certain) de lindi après midi à bouquiner du Dantec et du Spinrad en écoutant ce disque (papounet m'avait fait une cassette à partir du vynile, yo) au lieu de bosser mon histoire-géo (et pour de mystérieuses raisons, j'écoutais Heldon pour bosser ma philo, allez comprendre...)...c'est ce temps que j'ai retrouvé dans cette période difficile pour la famille lors d'un aller-retour à verdun dans la MaitreChroniqueMobile...seul mystère...pourquoi diantre l'album n'est il pas encore dans mon ipod? Peut-être un restant d'enfance qui fait que je préfère entendre ses notes malgré moi, presque au hasard, en rejoignant le salon...

    Fierté de fille et d'angliciste, il me semble que c'est moi qui ait compris le lien entre le titre et la couv...ou alors le papounet a fait semblant de ne pas savoir pour faire plaisir à mon égo surdimensionné!

  • Ah non, ah non,... pas d'inquiétude, c'est bien toi qui m'a expliqué que l'American Beauty était une variété de rose, celle qu'on voit sur la pochette du disque. Et je me demande même si nous n'avions pas parlé de cela lors de la sortie du film éponyme. A un certain moment, on voit le personnage principal (interprété par Kevin Spacey) qui rêve et sur lequel pleuvent des roses.

  • Que dire de plus de cet album si ce n'est que c'est pour moi LE disque de Grateful Dead. Presque tout est excellent et, personnellement, je mets un peu de côté, comme toi, "Operator" (mêmes raisons mais avec quelque chose de poignant dans l'interprétation) et "Truckin'" qui ressemble à des dizaines de titres entendus à l'époque.
    Et tout au-dessus, il y a "Ripple" avec David Grisman. Et ce titre a été repris par Chris Hillman (autre mandoliniste) dans "Morning Sky" où il voisine avec des titres de Kristofferson, Dylan, Prine, Parsons... Et il y a aussi des versions par Rick Danko et Jimmie Dale Gilmore. Et puis "Attics of my Life", "Box of Rain"...
    En ce mois d'août 72 où j'étais resté seul at home avec le chat (et m'étais acheté tout Brassens) alors que toute la famille avait pris ses vacances en région parisienne, ce disque (qui avait déjà près de 2 ans) jetait un pont entre les Byrds et les Burritos et le groupe dont tu as raconté la saga il y a plus d'un an, Eagles dont le premier album allait sortir en septembre. À l'époque (en juin), je venais d'acquérir les 2 premiers albums de New Riders of the Purple Sage dont l'imbrication avec le Dead était très étroite, ce qui explique en partie l'évolution constatée avec "Workingman's Dead" et surtout "American Beauty".
    Et l'année d'après, il y aurait "Old & In The Way" avec Garcia, Grisman et Peter Rowan, une autre histoire, celle de l'amour du bluegrass...

  • Pour avoir exploré la discographie du Dead sinon de fond en comble (c'est impossible à moins de ne faire que ça) mais de façon assez approfondie néanmoins, je crois qu'il faut rappeler qu'il est utile de considérer le groupe sous deux aspects : le studio et la scène.
    Et en effet, si l'on isole les enregistrements en studio, "American Beauty" plane très largement au-dessus de tout le reste. Même si de véritables pépites nous ont été offertes tout au long de la période 1967-1995 : je pense en particulier à une chanson telle que "Touch of Grey" en 1985. Et l'on pourra toujours regretter "Ramblin' Rose", ce disque studio qui devait être enregistré en 1972 et qui aurait été splendide quand on connaît les chansons qui devaient le composer.
    Sur scène, c'était vraiment autre chose et les disque live en attestent. Pour bien comprendre ce que pouvait être le Grateful Dead live, je suggérerais l'écoute de "Fillmore East 71" et "Steppin' Out" (1972), deux quadruples CD qui sont le reflet de la plus belle période du groupe, parvenu à maturité. C'est là par exemple qu'on voit comment une composition telle que "Truckin'" pouvait être sublimée par ces longues et belles improvisations.
    Des improvisations qui ne furent pas étrangères à mon entrée dans l'univers du jazz d'ailleurs.

  • Bonjour,
    Je ne possède pas ce disque mais j'aime le titre Attics of my life.
    Nous avons chacun nos disques préférés ou qui ont marqué une période de la vie.
    L'important c'est de retrouver les meilleurs moments...
    Bonne semaine.

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