Je me souviens de l'été 1973. Les vacances d'été en famille étaient plutôt rares pour nous et cette année-là, fait qui rétrospectivement me semble encore totalement exceptionnel, mon père - qui était inspecteur des impôts - me proposa de travailler avec lui durant quelques semaines. Ce fut, je crois, l'occasion unique de découvrir un versant de sa personnalité que le quotidien ne m'avait pas permis de connaître, tant il était finalement peu loquace sur ses activités professionnelles. Trente-trois ans plus tard, je me dis qu'il me fit là un bien beau cadeau, même si, sur le moment, je n'en appréciai pas forcément la saveur.
Une partie du travail de mon père consistait à procéder, dans les communes avoisinantes et sur un rayon d'une bonne quarantaine de kilomètres, à un recensement des habitations et de leurs occupants. Pour dire les choses simplement, il s'agissait de vérifier que chacun occupait bien la place déclarée aux services fiscaux et, éventuellement, de régulariser les situations qui auraient connu d'une année à l'autre des modifications. Dit comme cela, la chose ne vous paraitra guère passionnante et il est vrai que l'entreprise avait quelque chose de fastidieux. Mais c'est ailleurs que résidait le charme de ces micro-expéditions à l'assaut des petits villages voisins de la ville de Verdun. Tout d'abord, il nous fallait rassembler un aréopage composé du maire de la commune et de quelques conseillers municipaux qui connaissaient tout de la vie de leur commune. Ensuite, réunis autour d'une table, nous entamions le relevé avec méthode : mon père énonçait les noms des habitants et moi, fiévreusement, je cherchais dans un grand registre les coordonnées de l'individu (vous savez, un peu comme lorsque vous allez voter, il y a ce type un peu sourd qui, à l'appel de votre numéro, chausse ses lunettes et débusque votre nom dans une liste, essaie vainement de le prononcer correctement et vous demande de signer à l'envers dans une case bien trop petite pour votre paraphe) et nous confrontions alors la situation écrite avec ce que pouvaient nous confirmer ou non les administrés présents. Et ainsi de suite, d'habitant en habitant, de village en village.
Oh, bien sûr, certains villages étaient expédiés en peu de temps, eu égard au nombre de leurs habitants ; d'autres nécessitaient plus de temps. Là n'était pas la question pour moi. Et puis, c'était aussi mon premier travail salarié.
Pour la première fois, je pouvais contempler mon père sous un jour nouveau : il était connu de tous ces gens qui le saluaient, respectaient son travail, louaient son esprit de méthode et sa courtoisie. Il avait en quelque sorte creusé son petit trou et affirmé une personnalité qu'il n'importait pas forcément à l'intérieur des murs familiaux où il préférait visiblement se nicher dans le confort et une forme de sécurité créés par ma mère qui prenait en charge tous les aspects domestiques de la vie quotidienne. Et je pense que, sans le dire, il était content de m'avoir montré cette "face cachée", comme s'il avait voulu me dire : "Tu vois, je fais bien mon travail". Lorsqu'il était en activité dans sa sphère professionnelle, il était comme au centre de quelque chose, il devait probablement se sentir acteur de ses heures. Et ceux qui travaillaient avec lui semblaient toujours élogieux à son sujet.
Pour finir sur cet été 1973, l'été de mes 15 ans, je me souviens aussi de ces moments très particuliers où, n'ayant pas le temps de rentrer déjeuner à la maison, nous devions nous arrêter dans un restaurant. Là aussi, il était accueilli comme quelqu'un que l'on connaissait, une sorte d'habitué qui aurait eu sa serviette et une bouteille entamée, nous mangions en tête à tête, sans échanger beaucoup de paroles. J'étais aux côtés d'un autre père, plus autonome, pas plus bavard qu'à l'habitude mais légèrement différent.
Comme s'il avait voulu me montrer ce qu'il ne se sentait pas capable de dire.