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Le retour du jeudi

A quelque chose malheur est bon, dit-on... Après "La traque au trac" et "Mini-disc et maxi poisse", j'aimerais conclure sous la forme du troisième volet d'une humble trilogie l'épisode initialement navrant de mon interview envolée...

J'en étais donc resté au vertige de la solitude que je connus subitement au moment où je me rendis compte que pas un seul mot du long entretien que m'avait accordé Henri Texier n'avait été finalement enregistré. Soutenu par le duo qui, à ce moment précis, était à mes côtés - me femme m'expliquant qu'on allait retrouver l'essentiel à condition de s'adonner à un bel exercice de mémoire, Kangou voulant me faire penser à autre chose et me certifiant que mon fils avait accompli une belle performance lors du dernier concert du groupe Présent au Festival RIO de Carmaux - je réussis  à me convaincre que, oui finalement, il fallait bien opter pour une solution qui aboutisse à la production d'un texte pour le compte du magazine Citizen Jazz. Me croirez-vous ou pas, mais dix jours plus tard, je me rends compte que cet aléa technique m'a permis de connaître des instants passionnants sur lesquels j'aimerais revenir... rapidement, comme il se doit !

Il y eut tout d'abord notre retour rue de Grenelle après le concert du Strada Quartet. Il était deux heures du matin et nous contemplions le spectacle vraiment désolant de tous ces jeunes, bouteille à la main, à la dérive. Ils semblaient tous errer à la recherche d'un alleurs perdu, les yeux hagards ou, pour les plus en forme, éructant quelques propos inintelligibles. Même la cohorte des adeptes du Pont des Arts, en route pour une nuit à la belle étoile, ne semblait pas animée d'une énergie positive. Ils étaient là, assis, en attente... Une désolation sur laquelle nous échangions, madame Maître Chronique et moi, quelques propos un peu amers par dessus lesquels venaient se fracasser comme de drôles d'éclairs mentaux les souvenirs tout récents de l'interview : "Ah oui, et puis il a dit ça...", "Tu te souviens, ce qui l'avait touché chez Isabelle Carré, c'est qu'elle aimait son travail mais c'est parce qu'il trouve que c'est une actrice vraiment bien, sérieuse...", "Il ne faut pas oublier le mot zapperie qu'il a employé", "Le dernier disque de Bashung"... Tous ces fragments complètement éparpillés commençaient à dessiner un tout dont je parvins à délimiter les premiers contours en notant fiévreusement sur une feuille tous les mots qui me venaient à l'esprit dès le retour dans notre chambre. Je cochai également les questions que j'avais pu poser (j'en avais près de 40 au total...) et tentai d'y raccorder les idées qu'Henri Texier avaient expliqué... Et je pus, contrairement à ce que j'aurais volontiers parié, m'engouffrer très vite dans une longue nuit de quatre heures.

Le lendemain, alors que nous rentrions par le train en Lorraine et tout en achevant la lecture du gros bouquin de Ken Follett, "Les piliers de la terre", je décidai que mon texte serait une trilogie dont le titre m'était venu la veille : "Henri Texier à cordes ouvertes", les cordes étant celles de sa contrebasse bien sûr mais aussi celles de sa voix, très présente sur scène ainsi que dans l'idée de chant, essentielle à son oeuvre. Je consacrerais le premier volet à une rapide chronique de son dernier disque, le second à l'interview et le troisième au concert du Sunset. J'étais stimulé aussi en me rappelant cet instant délicieux où, juste avant la reprise du second set, Henri Texier était venu me rassurer en me disant qu'on trouverait bien un moyen de "boucher les trous" par téléphone. Ce type est vraiment épatant !

J'en restai là, avec ce schéma en tête et les incessants appels de ma mémoire qui travaillait malgré moi à la reconstitution de l'interview, tout le temps, à la moindre occasion, avec les idées qui fusent, les phrases qui dansent, les propos qui ressurgissent. Vous n'imaginez pas à quel point cet exercice involontaire peut être éprouvant. J'eus d'ailleurs la conviction que le métier d'écrivain doit parfois être difficile à vivre. C'est vrai que quand j'étais gamin, j'écrivais fiévreusement des tas d'histoires policières, sur des cahiers Cathédrale à gros carreaux, avec un stylo plume et une encre bleu des mers du sud et je rêvais, un jour, de vivre de ma passion, assis devant un bureau de bois sur lequel aurait été posé un sous-main de cuir vert foncé, depuis lequel j'aurais aperçu un paysage de moyenne montagne avec, peut-être, juste derrière, une étendue d'eau, mer ou lac... Fort heureusement pour nous tous, et vous en particulier, je n'en suis jamais arrivé là et lorsque je perçois à quel point l'écriture d'un simple article peut me hanter jusqu'au moment de son aboutissement, j'imagine bien volontiers que le quotidien d'un écrivain doit être la plupart du temps insupportable. Comme s'il était impossible de se libérer d'un travail en cours et de penser à autre chose. Comme si la fin prévisible d'un bouquin devait engendrer mécaniquement le travail de réflexion sur le suivant, dans un implacable engrenage tournant sans fin. Une espèce de prison mentale dont il est bien difficile de s'évader. Mais ceci est une autre histoire.
 
L'un de mes collègues eut la bonne idée de me convier à une réunion en région parisienne en milieu de semaine. Ainsi, j'allais pouvoir mettre à profit un aller retour en train (l'un des derniers à vitesse réduite avant l'arrivée du TGV au mois de juin, chance pour moi) pour parachever mon travail. C'est donc sans attendre - nous avions à peine franchi la gare de Champigneulles - que mercredi, confortablement installé dans mon wagon, côté couloir pour pouvoir étendre mes jambes, je commençai par une écoute attentive de "Alerte à l'eau", le dernier CD d'Henri Texier. Bien au chaud sous mes petits écouteurs Bose, je notais fiévreusement tout ce qui me passait par la tête, sans oublier tous les chorus et l'ordre dans lequel ils intervenaient. Très vite, je trouvai un angle d'attaque pour écrire ma chronique et dès la fin du CD, je commençai à rédiger, quasiment sans rature, le texte auquel je pensais. Ma main notait méthodiquement tout ce que j'avais stocké dans ma mémoire vive et je pus conclure au bout d'une heure d'écriture quasiment sans pause. Une première relecture m'indiqua que j'étais sur la bonne voie et je décidai d'interrompre l'exercice.
 
Tard le soir, dans ma chambre d'hôtel, pendant qu'une candidate à l'élection présidentielle nous expliquait tout ce qu'elle allait entreprendre durant les cinq années à venir, je mis un peu d'ordre dans mes idées toujours embrouillées et réussis à trouver un ordre logique à la fausse retranscription de mon interview. Ce n'est que le lendemain jeudi qu'une fois assis tranquillement dans le train qui me remmenait en Lorraine, je m'attaquai à la rédaction de ce long texte qui n'aurait jamais dû exister. Enfin, pas sous cette forme reconstituée. Sous mes yeux, je voyais les pages se noircir, je réussissais toujours à écrire d'un seul jet et je sentais un vrai soulagement me gagner au fur et à mesure de l'avancée du travail, comme dans un phénomène de vases communiquants. Je vidais ma tête et remplissais du même coup les feuilles qui semblaient attendre cette écriture décidément fiévreuse. Leur papier en devenait craquant sous les assauts de mon stylo à bille...

Par chance, dès mon arrivée dans la Maison Rose, le premier commentaire de Madame Maître Chronique fut encourageant : elle trouvait en effet que l'atmosphère de l'interview était correctement restituée, elle me fit part de quelques oublis que je m'empressai de rajouter. Le lendemain, Henri Texier m'adressa un petit message dans lequel il me prodiguait encouragements et se disait prêt à la relecture. Ouf ! Il ne me restait plus qu'à "mettre tous ces écrits au propre" et à rédiger le troisième volet. J'avais enfin réussi à déjouer le piège que m'avait tendu mon magnétophone six jours plus tôt... Et qui, dès le lendemain, s'avérerait totalement opérationnel à l'occasion d'un concert du magnifique pianiste Eric Legnini. Allez comprendre. Est-ce que, par hasard, mon mini-disc manifesterait une légère aversion pour Henri Texier ? Je tâcherai d'en savoir plus prochainement et je peux vous garantir qu'à la moindre récidive de sa part, il sera mis au chômage technique et illico remplacé par un petit dictaphone numérique qui, lui, sera acquis à ma cause. Il faut savoir être impitoyable.

A quelque chose malheur est bon, disais-je un peu plus haut ! Oui, en effet. Car j'ai pris le temps de réfléchir à toute cette mésaventure qui, j'en conviens, n'est rien d'autre qu'un pépin mineur sur l'échelle des malheurs qui incendient notre monde : aurais-je vraiment connu le charme si particulier de ces heures fiévreuses s'il ne métait resté qu'un fastidieux travail de retranscription d'un enregistrement ? Rien n'est moins sûr. Aurais-je pu percevoir tous ces signaux, ces encouragements venus de mon entourage ? Encore moins. Aurais éprouvé le même plaisir d'écriture ? Pas forcément.

Alors voilà... encore un peu de patience et je vous laisserai les clés de mon travail, vous pourrez me donner votre point de vue, me dire si tout cela en valait la peine. En attendant, il me faut attaquer mon article suivant...

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