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  • Cinéma m'était conté

    Je me demande si je ne vais pas faire mienne la théorie du complot. Non, non, ne riez pas, c’est vrai. Je n’évoque pas ici les luttes invisibles entre d’obscures forces contre d’autres non moins ténébreuses à des fins de domination du monde ; non ça, je le laisse à d’autres qui ont bien plus d’imagination que moi et qui y croient vraiment. Je parle du vrai complot : celui qui ME vise, personnellement et dont j’ai depuis longtemps pu établir la preuve. Laissez-moi vous expliquer.

    Je suis ce que l’on appelle, non pas un cinéphile, mais un gourmand de cinéma. Attention toutefois, pas celui qu’on nous propose de visionner à travers la ridicule fenêtre d’un poste de télévision, même à écran plat HD et bidule machin chouette (bizarre comme on a tendance, de nos jours, à nous vendre de petits bijoux technologiques fort coûteux d’ailleurs… De somptueux contenants alors que le contenu est souvent affligeant). Point du tout ! Pour moi, le cinéma ne se comprend qu’en salle et en version originale. Je fuis autant que je peux les « complexes » (marrante cette dénomination car quand je m’approche des supermarchés du cinéma, je suis plutôt frappé par l’extrême simplisme de leur fonctionnement : tu paies, tu bouffes, tu te vautres, tu ne réfléchis pas, accroche-toi aux sièges de ton quarante-neuvième taxi). J’ai une sainte horreur de tout ce qui s’apparente aux « blocks busters » américains, ces films pour adolescents attardés qui nous expliquent le monde en deux catégories : les bons et les méchants et qui se complaisent dans la surexposition d’une violence qu’ils prétendent dénoncer ; je leur préfère de très loin tous les films qui nous racontent des histoires d’êtres humains, avec des vies qui s’entrecroisent, des observations fines de notre société, des œuvres marquées par un minimum de subtilité et de justesse. Bref, je suis en quête de ces petites vibrations qui me laissent espérer qu’il reste encore ici bas suffisamment de forces créatrices pour que ce monde continue de travailler un peu, rien qu’un peu, à l’épanouissement de l’espèce humaine (oui, je sais, c’est idiot, je n’ai cependant aucunement l’intention d’évoluer à cet égard). Et croyez-moi, malgré le tapage médiatique qui entoure certaines productions (auquel notre beau pays n’échappe pas… voyez donc en ce moment la promotion faite pour cette chose appelée « Hell Phone »), on trouve vraiment de quoi se nourrir pour peu qu’on ait la chance d’habiter une ville suffisamment grande. Pour combien de temps ? Ah, ceci est une autre histoire…

    Tiens, tout ceci me fait penser également à une manie très franchouillarde de traduire les titres des films… quand les producteurs veulent bien les franciser d’ailleurs, ce que personnellement je ne leur demande pas puisque seule la version originale m’intéresse ! Le plus marrant, c’est quand un film conserve son titre original malgré un doublage la plupart du temps calamiteux. Et le pire, très certainement, c’est le film français qui se pare des atours du film américain pour faire croire que… Tiens, prenez « Hell Phone », une fois de plus… moi j’aurais bien aimé un truc idiot du genre « Le téléphone infernal »… Mais bon, je suis vieux, je ne suis pas le cœur de cible comme disent les pros du marketing. Ridicule… Revenons donc à notre histoire de traduction. En général, c’est pitoyable et je suis plié de rire à l’idée de tout le jus de crâne consommé uniquement pour aboutir à un résultat dont on imagine qu’il va faire accourir le public dans les salles. Vous voulez un exemple, sommet du stupide ? Un film australo américain vient de sortir en France. Son titre original est « Music and Lyrics », ce qui, je ne vous l’apprends pas, signifie « Paroles et Musique », un titre déjà pris en France par un film d’Elie Chouraqui je crois.  Donc, pas possible, déjà pris, il faut trouver autre chose. Ce film met en scène Hugh Grant qui joue le rôle d’un musicien, ancienne gloire des années 80 qui se voit offrir une chance de revenir sur le devant de la scène parce qu’une diva l’invite à chanter avec elle sur son prochain album.  D’où le titre français « Le come back »… On pourra s’interroger sur le bien fondé d’un tel choix, mais après tout, cette expression est depuis longtemps passée dans notre langage courant. Pourquoi pas ? Certes, j’aurais préféré « Le retour » mais ceci ne me regarde pas… Le problème, il est ailleurs, il est juste au-dessous. Le truc qui est nul, c’est le sous-titre : « A la recherche de la nouvelle gloire ». Oh la la la la ! Tu parles d’une connotation à la con… Ah ben oui, ça donne vachement envie d’aller le voir le film maintenant… Ou plutôt, je crains fort que grâce à ce bonus d’un haut intérêt culturel ne se rendent en masse pour voir ce film des hordes de pies jacasseuses pré pubères et d’insupportables goinfreurs de tonneaux de pop corn et de bidons de soda à haute teneur en sucre…

    Ce qui m’amène à mon sujet du jour car, en attendant la venue du désert culturel qui nous guette inexorablement, je continue à fréquenter les salles obscures avec régularité et toujours le même bonheur. Pourtant… pourtant, il faut souvent être armé d’une patience d’ange pour supporter les travers de nos congénères… Voici en quelques lignes une douzaine de portraits de drôles de cinéphages régulièrement côtoyés depuis plusieurs années… Je tiens à préciser ici même que cette liste est non exhaustive et qu’il vous est offert la possibilité de la compléter grâce à vos propres expériences

    Scène 1
    Les filles qui viennent à plusieurs et qui jacassent
    : ah, oui, celles-là, je les adore ! Y a rien à faire, il faut absolument qu’elle viennent au minimum par grappes de trois, elles n’en finissent pas de s’installer, et que je vais m’asseoir là, ah ben non, plutôt toi, moi je me décale d’un siège, prends ma place. Euh, ça vous ennuie de vous décaler parce qu’on est douze et comme ça, on pourra rester ensemble ? Et quand tout ce petit monde est, enfin, assis, voilà que ça se relève pour ôter son manteau, son écharpe, son pull ou je ne sais quoi d’autre, comme si l’opération avait été rigoureusement impossible à envisager au moment de leur arrivée. Mais le pire est à venir ! Vous pensez en avoir fini avec cet aréopage cacardant quand vous devez vous rendre à l’évidence : les demoiselles devant vous, vous pouvez en être certain, elles ne se sont pas vues depuis au moins cinq ans ! Incroyable le nombre de trucs qu’elles ont à se raconter. Notez bien que dans ces cas-là, moi j’écoute pas ! J’entends, bien malgré moi et je suis obligé de tout savoir sur la famille, l’ex-mari, le copain, le repas de midi mal digéré, les collègues de bureau qui, forcément, leur font des misères. Elles n’ont rien à dire mais qu’est-ce qu’elles le racontent longtemps…

    Scène 2
    Celui ou celle qui pue ou dont le parfum vous fait littéralement exploser les narines
    . Et croyez-moi, c’est plus fréquent que vous ne le pensez, surtout en fin de semaine. Je ne sais pas pourquoi les cinéphiles odorants ont une tendance insupportable à venir s’installer à proximité du petit recoin bien tranquille dans lequel je me suis installé quelques instants plus tôt. C’est comme la fumée de cigarette. Vous êtes quelque part, dehors, et toc ! Y a un mec qui fume et qui expectore comme un fou furieux. Ben vous pouvez être sûr que la fumée, c’est direct pour mes naseaux. Ils sont là, trois cents autour de vous et comme par hasard, le nuage les contourne en douceur, totalement indifférent à leur présence parce que c’est vous qu’il a repéré et dont il va faire sa victime. Alors le gars qui pue, c’est pareil : juste à côté de vous ! Et d’une séance à l’autre, vous aurez le choix entre une bonne vieille fragrance de sueur bien acide ou un pull que son propriétaire a méthodiquement roulé dans un gros cendrier plein juste avant de vous rejoindre. Remarquez, c’est comme le parfum… Je pense être très souvent victime de maniaques du vaporisateur qui, sachant qu’ils vont me trouver dans la salle de cinéma, s’aspergent sauvagement avant de venir se poser au plus près de moi.

    Scène 3
    La tête qui dépasse
    … Comme je l’ai écrit un peu plus haut, je ne fréquente guère les usines à pop corn – même s’il m’arrive parfois de m’y rendre – ce qui, en d’autres termes, signifie que j’ai plutôt tendance à me vautrer dans des salles obscures appartenant à une autre époque que la nôtre, dite moderne, d’où vous ne devrez pas conclure qu’elles sont sales et poussiéreuses, loin de là, mais que leur agencement est propice à bien des gênes (à ce sujet, durant toute l’histoire de la construction des cinémas, il semble que personne n’ait un jour imaginé une disposition des sièges en quinconce…). Et la première d’entre elles, c’est la grosse tête ! Oh la la la, qu’elle m’énerve celle-là ! Vous avez repéré un film qui n’intéressera pas grand monde, vous décidez d’aller le voir un dimanche soir, vers 19 heures, au plus creux de la fréquentation hebdomadaire et lorsque vous arrivez au cinéma, vous constatez avec bonheur que moins d’une douzaine de pékins ont eu la même idée que vous. Génial ! Vous choisissez votre place, pas trop loin, pas trop près, plutôt au milieu de la rangée et vous savourez d’avance le plaisir de regarder votre film bien tranquille. Et toc ! Le géant vert a décidé d’arriver à la dernière minute et de se caler confortablement dans le seul siège qu’il n’aurait même pas dû voir : celui qui, pile poil, est devant le vôtre… Saloperie, plus moyen de se décaler car les places à côté sont encombrées des manteaux des autres occupants. Ah, zut ! Et que je dois me tordre le cou, me pencher sur le côté pendant que l’autre là, devant, parfaitement inconscient du mal qu’il répand, se fiche éperdument de son entourage qu’il domine de toutes façons de la tête et des épaules. Ah c’est chiant ces types là ! Et je ne parle pas de celle qui va se pointer avec une coiffure hirsute, trente centimètres de haut voire plus, les poils bien dressés sur le sommet du crâne, comme s’il était nécessaire de se déguiser ainsi pour venir s’installer dans le noir alors que personne ne vous voit sauf le couillon qui est juste derrière.

    Scène 4
    Le crétin qui se rhabille pendant une heure pendant que vous faites des contorsions pour essayer d’entrevoir le générique
    . Ben c’est vrai, moi, j’aime bien regarder le générique jusqu’au bout, oui oui, jusqu’au moment où l’on découvre avec impatience les lieux du tournage, tous les sponsors à remercier, le titre de toutes les chansons avec le nom des interprètes et l’année de sortie du disque. Le sommet de cette quête, c’est la marque de la pellicule ! C’est tout de même essentiel, non ? Alors pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un abruti qui choisisse ce moment privilégié pour se lever, procéder à quelques étirements musculaires inélégants et prendre tout son temps pour se rhabiller sans imaginer une seule seconde qu’il n’est pas dans son salon ? Et quand il a fini, voyant que ses voisins ou voisines de rangée n’ont pas encore bougé, le mec, il attend. Debout. Tranquille. Et moi, je suis derrière, plié en deux, allongé ou presque sur ma voisine (pas de panique, c’est Madame Maître Chronique) qui tente un mouvement symétrique pour lire elle aussi toutes les vitales mentions. Et pan, on se cogne la tête à cause de ce type qui s’en moque éperdument. Tout ça parce qu’il n’a pas compris qu’un film, un vrai, c’est un tout. Le mec là, il doit être du genre, lorsqu’il est invité à dîner, à arriver après les entrées et à repartir avant le dessert, sous prétexte qu’il n’aime que la viande.

    Scène 5
    Le voisin (ou la voisine) qui s’étale et occupe tout l’accoudoir
    . Je n’ai rien contre les personnes à forte corpulence (on ne doit plus dire qu’ils sont gros), non, vraiment rien. Maîtriser son physique suppose suffisamment de chance pour qu’on ait le devoir de ressentir le maximum de compassion à l’égard de ceux qui sont victimes d’obésité. Mais tout de même, une fois de temps en temps, changez de voisin ! Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que vous me choisissiez comme partenaire et que, comme si j’étais invisible – je suis mince, certes, mais ne me dites pas que vous ne m’avez pas vu – vous vous croyiez le droit d’accaparer tout l’accoudoir alors que la moitié me revient naturellement. Tu parles, c’est commode après, faut se pousser de l’autre côté et demander à Madame Maître Chronique si je peux opérer une opération rapprochement. Qu’elle acceptera bien volontiers d’ailleurs, d’autant qu’elle aussi est souvent la victime d’un encombrant voisin qui va la contraindre à entreprendre la même manœuvre. Pas grave en fait, on se tient bien chaud et on profite mieux du film, sauf si notre tortionnaire – Ô malchance – a sombré dans les bras de Morphée et commence à ronfler… Mais c’est une autre histoire !

    Scène 6
    L’abruti qui téléphone
    . Quand j’arrive dans une salle de cinéma, tel le chien de Pavlov, je suis animé de manière automatique d’un mouvement consistant à plonger la main dans ma poche droite pour en extirper et éteindre mon téléphone. Normal. Mais pas normal pour tout le monde, si j’en crois les quelques énergumènes qu’il nous est arrivé de débusquer de temps à autre. D’un seul coup, vous entendez le type devant vous qui parle. Ce qui prouve que dans sa grande mansuétude, il vous aura tout de même épargné sa sonnerie. Et là, il se met à parler comme s’il était seul au monde en vous regardant d’un air stupide et ravi lorsque vous lui suggérez de couper court à cette conversation qui n’intéresse personne et qui, de toutes façons, est totalement dénuée d’intérêt. Encore que… elle vous aura au moins appris une chose essentielle, c’est ce que type, là, avec son machin collé à l’oreille, il est au cinéma. Oui, parce qu’il n’arrête pas de le répéter à son correspondant : « je suis au cinéma, je suis au cinéma ». Et l’on suppose qu’à l’autre bout du fil se trouve quelqu’un qui lui aura posé cette question vitale : « T’es où ? ». Je passerai ici sous silence les dépendants du SMS qui, toutes les trois minutes, se mettent à répondre aux messages qu’ils reçoivent et nous font profiter d’un contre éclairage qui vous donnerait envie de vous lever, d’attraper leur téléphone et de le fracasser en mille morceaux en le piétinant jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement. Mais on me dit que ce ne serait pas cinématiquement correct.

    Scène 7
    Celui ou celle qui fouille pendant de longues minutes dans un sac en plastique qui fait du bruit
    . Oh que c’est pénible ça ! Oh que c’est pénible ! Je n’arrive pas à comprendre pourquoi autant de gens viennent au cinéma armés de redoutables emballages et autres sacs en plastique ou, pire, en papier, dans lesquels ils fouinent pendant d’interminables minutes dès lors que la salle est plongée dans l’obscurité. Vous me rétorquerez que tant qu’il fait jour, ils éprouvent moins de difficultés à trouver ce qu’ils cherchent. OK, mais répondez donc à cette question : que cherchent-ils ? Pourquoi éprouvent-ils ce besoin pressant de prendre en main ce je ne sais quoi qui, c’est mécanique, se trouve justement au fond du sac et est introuvable ? Signalons à ce sujet que votre plaisir sera par ailleurs décuplé quand votre voisin aura, enfin, trouvé l’objet de sa quête - qui se trouve souvent être un bonbon bien emballé dans un papier sonore - et l’aura enfourné avant de le sucer bruyamment, la bouche ouverte. Mais il faut être bien chanceux pour avoir le privilège d’un tel spectacle. Je fais partie des heureux élus, vous l’aurez compris.

    Scène 8
    Ceux qui causent jusqu’à ce que le générique de début soit fini et qui recommencent dès le début du générique de fin
    . J’ai expliqué un peu plus haut quel était mon bonheur de me repaître des moindres détails des génériques, de début comme de fin. C’est mon droit et je crois ne nuire à personne en savourant le moindre des détails technico-pratiques qui font qu’un film est une petite entreprise pour laquelle travaillent un grand nombre de corps de métiers. Mais on dirait parfois que je suis le seul… Ah qu'ils sont énervants les bavards ultimes, et patati et patata et c'est reparti pour l'exposition gratuite de scènes familiales dont on n'a rien à faire. Oh ben on a vraiment bien mangé à midi et puis la Claudine elle est passée à la maison. Mais nom d'un chien, c'est vraiment obligatoire de parler aussi fort, vous avez vu que votre voisin de fauteuil, il a placé une oreille juste à côté de vous. C'est vraiment impossible de lui susurrer vos histoires ? Non, apparemment, il semble acquis que tout le monde va en profiter. On a beau, une fois de temps en temps, vous fusiller d'un regard noir, rien n'y fait, le moulin à paroles est enclenché jusqu'à l'extrême limite. La limite, c'est quand la dernière lettre du générique s'est affichée et encore... si le film commence par une scène assez sonore, le bavard va en profiter pour terminer son récit... qu'il reprendra là où il l'avait arrêté au moment même où il apercevra le mot fin. Et avec un peu de chance, s'il est devant vous, peut-être vous fera-t-il profiter de l'exercice décrit à la scène 4...

    Scène 9
    Le retardataire qui fait déplacer toute une rangée parce qu’il a décidé de s’asseoir ici et pas ailleurs
    . Eh oui, c'est un spécimen assez courant celui-là... Allez savoir pourquoi, alors que les deux tiers des fauteuils sont inoccupés, notre ami va décider que SA place était celle-là et pas une autre. Manque de bol, le siège visé se trouve inéluctablement sur ma rangée et qui se trouve correspondre au choix de pas mal d'autres personnes. Donc, pendant que monsieur (et parfois monsieur et madame) nous met au garde à vous et passe ses troupes en revue, vous voilà, debout, plaqué contre l'assise relevée de votre siège, tenant d'une main le manteau que vous aviez méticuleusement plié sur vos genoux et de l'autre le reste de vos affaires. Evidemment, la corpulence du nouvel arrivant vous obligera parfois à vous contracter jusqu'aux limites du supportable, vous retenez votre souffle car vous n'êtes pas forcément en harmonie avec les choix olfactifs des nouveaux passagers et... ouf ! Vous vous effondrez à nouveau, scrutant les sièges voisins et comptant ceux qui restent vides pour estimer la probabilité de renouveler l'opération avant le début de la séance.

    Scène 10
    Les porcs entrent en action
    . Attention, ils disposent d'armes très redoutables : des bidons pleins de pop corn et des citernes de soda à la couleur marron très très foncée. Je précise toutefois que ces goinfres bruyants ne peuvent exercer leur talent que dans un seul des cinémas que je fréquente, les deux autres ayant toujours refusé de céder à la pression des marchands de kilos. C'est tout de même bizarre cette habitude d'engloutir toutes ces cochonneries dans le noir et d'afficher un air béat marquant l'évidente fierté d'appartenir au monde moderne. On va au cinéma pour voir un film, non d'un chien, pas pour bâfrer comme un animal... Mais revenons à nos gloutons ! Attention, âmes sensibles s'abstenir. Car le supplice pourra être de longue durée, voire s'éterniser jusqu'à la fin du film. Dommage qu'on n'ait pas encore inventé les boules Quiès sélectives, celles qui vous isoleraient des bruits parasites et laisseraient passer la bande son du film. Vous, vous êtes assis, tranquillement, vous attendez votre instant chéri, celui du film. Et voilà qu'une main indélicate commence à fourrager tout au fond du bidon de pop corn. Oui oui, au fond car je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais le goinfre ne va jamais manger le pop corn qui se trouve en haut de sa gamelle, mais bien celui qui est au-dessous. Il plonge comme un fou furieux, tourne, retourne et mélange longuement avant d'ouvrir en grand son bec affamé et de mastiquer bruyamment, bouche ouverte bien sûr. Ah on sait qu'il mange le cochon et il ne vous laisse guère de répit. Ou plutôt, vous croyez souvent qu'il en a enfin fini avec son goûter mais non. Il se ménage des pauses, il savoure, il salive en prenant son temps ; vous espérez dix fois que son repas est terminé, qu'il va s'assoupir et somnoler tranquillement et pan ! au moment où vous aviez acquis la certitude de sa sieste, enfin tranquille, il réitère, le salopard. Un récidiviste du babinage... Et ça fouille, et ça fouine, et ça touille et scrooountch scrouuuuntchscrouuuuntch scrouuuuntch. Bien sûr, toute cette pitance finit par dessécher son palais et vous allez maintenant profiter amplement de l'aspiration du soda. La paille étant bien calée entre les trois cents glaçons (qui lui auront été vendus au prix fort), c'est le gargouillis maximum, jusqu'à dernière goutte, vous avez à vos côtés les Chutes du Niagara inversées ! Chanceux que vous êtes, pour le prix d'un ticket de cinéma, vous aurez en plus voyagé en de lointaines et sauvages contrées, celles de nos plus charmants concitoyens.

    Scène 11
    Le petit pépé qui se fait raconter le film par sa femme, parce qu’il n’entend plus très bien
    . C'est bien, très bien même, sur la fin de sa vie, de conserver suffisamment d'énergie pour s'extraire de son chez soi, et renoncer aux automatismes télévisuels pour décider d'aller voir un bon film. Seulement voilà... j'ai remarqué que mes voisins âgés ont une fâcheuse tendance à être un peu durs de la feuille. Le hic, c'est quand ils viennent en couple... "Qu'est-ce qu'il a dit ?" Et mamy, forcément, doit répéter la dernière phrase à son papy qui, parfois, a besoin qu'elle lui répète une fois encore. Remarquez, c'est bien pour moi hein ? Je suis toujours certain de ne rien perdre d'essentiel mais j'éprouve souvent une drôle de vertige avec cette double bande son. Heureusement, les exploitants des salles de cinéma ont bien compris l'enjeu et savent vous massacrer les oreilles en vous assénant, souvent, un niveau sonore à la limite du supportable. Un grand merci à eux.

    Scène 12
    La petite mémé qui reconnaît un acteur (ou une actrice) mais qui ne retrouve plus son nom
    . D'ailleurs, il est fort possible qu'elle soit la femme du petit pépé de la scène 11... Elle regarde beaucoup la télé, elle doit lire tous les grands magazines avec tous les programmes et les mots fléchés, il n'est même pas impossible qu'elle se cultive en apprenant par coeur quelques revues spécialisées dans la vie des pipeuls... Elle connaît tous les acteurs, toutes les actrices. Seulement, le gros hic, c'est que sa mémoire visuelle n'est pas toujours raccord avec sa mémoire des noms et quand un tel ou un tel apparaît à l'écran... Raah, zut de zut : "Mais qui c'est çui là ?" "Ah, je sais comment il s'appelle mais ça me revient pas". Vous, évidemment, vous le savez son nom mais comme vous êtes bien élevé, vous ne vous immiscez pas dans les conversations des autres et vous la laissez chercher. Attention, ça va venir... ah ben non, elle trouve pas, voilà un quart d'heure qu'elle cherche et entre temps, elle a perdu le fil et demande à papy de lui résumer les dernières minutes. Pour vous, ce n'est guère plus facile car vous devez maintenir votre niveau de concentration intact sans pouvoir résister au plaisir de ce "Questions pour un champion" improvisé, vous vous imaginez soudain transformé en un Julien Lepers des salles obscures, brandissant vos petites fiches jaunes cartonnées et donnant la bonne réponse à votre voisine qui, bien sûr, vous certifierait qu'elle l'avait bien donnée. "Ah je le savais..."

    Bien sûr, cette rapide galerie est incomplète, je suis persuadé que, très vite, un nouveau personnage va venir l'enrichir. Il est vrai aussi que je ne passe pas tout mon temps à scruter les travers de mes contemporains et que je ne m'attache qu'à la seule description de mes voisins de fauteuil les plus proches. Mais avouez-le donc, vous en avez déjà croisé quelques uns qu'il vous sera possible de ranger dans l'une ou l'autre de ces douze petites boîtes.

    Mais je ne serai pas chien… Après avoir longuement raillé mes chers collègues de la toile, je ne voudrais pas terminer sur une note trop négative et conclure en vous parlant de mon année de cinéma 2006. Parce que le plus important après tout, c'est bien le plaisir du cinéma, que quelques uns de mes plus acharnés contemporains n'ont toujours pas réussi à me gâcher. L'année dernière en effet, j'ai vu, je crois, une bonne cinquantaine de films (ce qui, notons-le, est moins qu'au cours des années précédentes) et parmi ceux-ci me reviennent en mémoire une bonne vingtaine qui, chacun à leur manière, furent - même fugitivement - l'occasion d'attraper au vol ces instants de "petits bonheurs" que nous cherchons tous. Allez, en vrac : Je vous trouve très beau ; Les dames de Cornouailles ; Petites confidences à ma psy ; Le temps des porte-plumes ; Truman Capote ; Volver ; Les irréductibles ; Nos jours heureux ; Le voyage en Arménie ; Un été à Berlin ; Scènes d'amour à l'italienne ; La science des rêves ; Le vent se lève ; Je vais bien, ne t'en fais pas ; Little Miss Sunshine ; The Queen ; Lady Chatterley ; La faute à Fidel ; Le grand appartement... Il y en ici pour tous les goûts je crois, on y croise des oeuvres françaises, américaines, italiennes, allemandes... Et je dois confesser que j'ai laissé passer pas mal de films par manque de temps...

    Bon, c'est pas le tout de raconter des bêtises... Mais on va voir quoi, ce soir ?

  • Belin est du multiple

    medium_la_perdue.jpgC'est un peu par hasard que j'ai rencontré, tout récemment, Bertrand Belin. Il ne m'a pas vu, forcément, mais je l'ai tout de suite entendu... Et quand j'évoque l'idée du hasard, suis-je bien certain que c'est ce dernier qui m'a conduit à découvrir sa musique ? Car il y a dans ses mélodies, ses arrangements, ses choix instrumentaux, son interprétation et ses textes tout ce qui peut me réconcilier durablement avec ce que, communément, on appelle la "chanson française", dont je me suis depuis longtemps, à quelques notables exceptions près, éloigné par ennui et par manque de surprise, lassé du conformisme et du manque d'audace de cette prétendue nouvelle scène dont on nous rebat les oreilles depuis quelques années. Au point qu'il me plaît de penser que la découverte de l'univers si particulier de ce musicien était programmée, quelque part, comme si je n'avais aucune chance d'y échapper. J'étais donc au volant de ma voiture, voici quelque temps, écoutant distraitement France Inter, quand mon attention fut attirée par une chanson à la tonalité un peu folk, une drôle de ballade habitée de guitare, d'un violon et d'une voix un peu étrange, grave, presque mal assurée. Le sens des paroles m'échappait parfois : "Je songe, comme je me livre aux grands arbres tranquilles / A l'oubli, vilaine vague vile, qui voudrait tout saisir / Comme est vain de vouloir songer moins au plus beau de ces fables / Choses inoubliables...". Chance pour moi, la présentatrice de l'émission eut la bonne idée de fournir l'information essentielle que j'attendais, le nom du chanteur. Bertrand Belin, donc, qui venait de publier son deuxième album, "La Perdue". Dès que possible, j'entrepris quelques recherches sur Internet pour tenter d'en savoir un peu plus sur cet artiste et je fus heureux de m'apercevoir que ce qui m'avait intrigué en quelques fractions de seconde n'était pas le fruit de mon imagination : il était bien question, ici ou là, d'un certain Bertrand Belin, qu'on présentait comme "un auteur compositeur arrangeur atypique, chanteur envoûtant et guitariste nomade, un de ces grands extravagants qui savent décoiffer la chanson". On évoquait ailleurs son "mystère", son "élégance décalée" et l'on saluait son "ascension poétique" ou bien encore son "style musical à part", son "interprétation épurée".
     
    Il n'était pas besoin de me le dire deux fois et c'est sans attendre que je fis l'acquisition - pour un prix très modique, je tiens à le préciser pour le cas où, parmi vous, sommeilleraient quelques vilains spécialistes du téléchargement frauduleux, ce qui, j'en suis persuadé, ne saurait être le cas de mes innombrables et fidèles lecteurs qui ont compris depuis longtemps à quel point mon attachement à la musique et ma défense des musiciens allait de pair avec la volonté forcenée de ne pas me laisser aspirer par ce courant irresponsable dans lequel s'engouffrent désormais tellement d'entre nous et qui les pousse à télécharger, télécharger, télécharger... au point que je finis par me demander si la motivation première de ces gloutons "donwloaders" est la musique ou la satisfaction un peu malsaine et inconséquente du pirate bravant les interdits et jouissant en solitaire de l'illusion de la gratuité... Et qu'on ne me réponde pas qu'il s'agit de faire la nique aux "majors" et à leurs actionnaires ! Il est tellement d'autres moyens de résister et de ne pas contribuer au formatage ambiant : notamment en n'achetant pas n'importe quoi et, surtout, en achetant des disques dignes d'intérêt... Car il en existe toujours, et beaucoup. La preuve, j'en rencontre chaque jour, encore faut-il faire cet effort minimum qui consiste à être un peu curieux de ce qui sort des sentiers battus d'une bande FM sinistre et conservatrice...
     
    Euh, j'en étais où, moi ? Ah oui, Bertrand Belin et son deuxième disque : "La perdue".

    Je ne sais même pas si je vais savoir en parler correctement et vous donner l'envie de vous précipiter dessus. Comment commencer ? Peut-être en vous disant que, spontanément, à l'écoute des premières notes, celle de la chanson "Le trou dans ta poitrine", j'ai pensé un peu à un autre grand monsieur mystérieux, Gérard Manset. Probablement en raison d'une démarche poétique où le travail des mots nous emmène vers un univers parfois austère, sensuel souvent, chargé de mystère et où le sens des phrases - desquelles disparaissent parfois le pronom personnel - nous échappe dans un premier temps. Il faut y revenir pour mieux apprécier les personnages dont Bertrand Belin nous suggère les histoires, celle d'un ami perdu à la guerre dans "La tranchée" ou celle d'une veuve dans "Des os de seiche". Et puis... il y a ces textures sonores élégantes et aériennes : guitare, piano, basse, batterie légère sur lesquels viennent se poser cordes, clarinette, violon, trombone, trompette, flûte... il y a, constamment, ces arrangements subtils et jamais prévisibles dont on goûte les subtilités au fil des écoutes, on devine assez facilement certaines influences, comme celle, par exemple, de Gabriel Fauré dans la chanson finale, "Les orchidées", que l'on croirait volontiers extirpée d'un répertoire du début du XXe siècle : "Et les orchidées, nouvelles venues / Seront des blasons à nos coeurs déçus". Car "La perdue" est bien, en effet, le travail d'un musicien accompli et protéiforme, aux facettes et influences revendiquées multiples, mais caractérisé par une remarquable homogénéité. Les douze pièces qui composent cet album sont autant de petits mondes, elles nous réservent chacune leur suprise : le glissement du thème initial vers un autre, qui s'envole ; les notes d'un piano, décalé, surgi comme de nulle part sur une rythmique lancinante ("La perdue") ; un violoncelle qui devient frénétique, comme à bout de cordes ; la voix magnifique de Barbara Carlotti ("L'aube posée") ; un menuet interprété en solo à la guitare (ne jamais oublier que Bertrand Belin est un excellent guitariste). On ne ressent aucun décalage entre les mots et les mélodies, c'est une fusion parfaitement réussie. Bertrand Belin s'accommode aisément du rythme de notre langue pour la faire chanter naturellement, il dilate les mots, contracte les phrases, au gré de ses inspirations. J'ai lu le mot "crooner" au sujet de sa manière de chanter. Oui, peut-être, mais selon moi sans cette forme de superficialité qui entoure généralement ce mot, auquel je préférerais volontiers celui de dandy dont la doctrine se définit par "l'élégance, la finesse et l'originalité", ce qui, il faut bien le dire, convient parfaitement à Bertrand Belin. Et qui me rappelle un peu le Jean-Claude Vannier des années 70, celui qui était l'arrangeur de "Melody Nelson" ou le compositeur de "Diva Divine".
     
    Inutile, je crois, d'accumuler les superlatifs. Peut-être conviendrait-il tout simplement de vous faire écouter les premières minutes de ce très beau disque avant que, comme moi, vous ne vous ruiez chez votre disquaire le plus proche afin d'ajouter cette pépite à votre discothèque !


    Et pour aller plus loin...
     
    Post scriptum : à peine avais-je rédigé cette note que je découvris, tout à l'heure, une chronique enthousiaste de "La perdue" dans le dernier numéro de Télérama. Encore le hasard ?

  • Au jour d'aujourd'hui, faut tout prévoir à l'avance quand on veut monter en haut !

    Z'avez vu la nouvelle pub du groupe CIC ? Non ? Dommage parce que je la trouve particulièrement réussie ! Un bel exemple de stupidité qui en dit long sur la maîtrise de notre belle langue française… ou sur le mépris qu'exprime son slogan à l'égard de ses potentiels clients !

    medium_cic.jpgJe ne voudrais pas jouer le chroniqueur pédant, mais je m'autorise à vous rappeler qu'un terme ou expression qui ajoute une répétition (consciente ou inconsciente) à ce qui a été énoncé s'appelle un pléonasme. Or, que nous dit le nouveau slogan de ce groupe bancaire ? Je le cite : "Avec le crédit en réserve CIC, prévoyez votre crédit à l'avance". Je passerai sur la répétition du mot "crédit", que je soupçonne d'être volontaire pour le cas où nous, pauvres cerveaux disponibles, n'aurions pas compris qu'il était urgent de s'endetter auprès de cette banque et de souscrire un emprunt qui, quel qu'en soit le taux, lui rapportera beaucoup d'argent. Ce qui m'intéresse le plus est la formulation de la dernière partie de la phrase : "prévoyez votre crédit à l'avance". Ben oui, ils sont super logiques les messieurs CIC, ils vous expliquent bien comment il faut faire, pour le cas où vous ne connaitriez pas le sens du verbe prévoir. Préfixe "pré" qui signifie avant, accolé au verbe voir : ça veut dire que vous essayez de savoir comment les choses vont se passer. Forcément, dans votre petite tête de client docile à qui il faut décidément tout expliquer, bande d'abrutis, vous vous y prenez un peu à l'avance. Ben tous ces braves gens, ils sont tellement certains que vous avez besoin qu'on vous enfonce ça bien fort dans la tête qu'ils ont cru bon d'ajouter "à l'avance".
     
    Eh, les copains, prévoir à l'avance, dans ma jeunesse, je vous le redis, on appelait ça un pléonasme ! Même que quand on devait écrire des rédactions, il fallait leur déclarer la chasse (c'était vrai aussi pour les répétitions, soit dit en passant). Par conséquent, cette phrase est nulle et la vraie question est de savoir, pour reprendre la définition donnée par le dictionnaire, si cette inutile boursouflure est consciente ou non. Vous l'aurez compris, je penche assez fortement pour la première hypothèse parce que ma méfiance naturelle à l'égard de toutes les sphères publicitaires ou commerciales prend très vite le dessus et que je me plais à imaginer que ce message vise un public qui a besoin d'argent, qu'on veut attirer parce qu'éventuellement il est dans la difficulté et qu'on sent bien qu'il faut lui éviter au maximum de réfléchir. Alors, on lui explique, lourdement, on en rajoute pour qu'il comprenne bien le message. Ah, quel beau monde idéal où vous n'avez à vous occuper de rien puisque d'autres vous prennent en charge et, assurément, veulent votre bonheur ! Mais nous sommes bien d'accord, il y a forcément, quelque part, écrites en caractères riquiqui, les conditions d'obtention du prêt et, surtout, le coût de toutes ces facilités financières. Je fais une parenthèse, digressive bien entendu, parce que tout ceci me rappelle un reportage vu tout récemment, où il était établi qu'un client de je ne sais plus quelle banque qui décidait d'emprunter une somme pour acheter une maison sur une durée de 30 ans, payait en réalité autant d'intérêt qu'il n'empruntait d'argent… Et dire qu'on nous annonce des crédits sur 50 ans… Je connais quelques actionnaires ventripotents qui doivent s'en lécher les babines… A nous les fafiots, endettez-vous, engraissez-nous !
     
    Donc voilà, moi je pense vraiment que cette tournure pléonastique est volontaire parce que je n'ose même pas imaginer qu'elle ait pu échapper à toute la chaîne des individus – tous de valeureux professionnels, c'est évident – impliqués dans la délivrance du précieux message à ses clients, depuis l'équipe de créatifs vitaminés qui se sont fait payer une somme exorbitante pour balancer un slogan pourri qui leur aura valu je ne sais combien de séances de remue-méninges et de nuits blanches, jusqu'à l'imprimeur, en passant par les graphistes, puis par tous les commanditaires qui, personne n'en doutera, ont un jour ou l'autre validé la campagne publicitaire et signé ce que l'on appelle un BAT (bon à tirer). Vous vous rendez compte ? Personne n'aurait été choqué par la faute de français ? Tss tss tss… pas possible un truc pareil. Je veux bien croire que le niveau baisse, mais tout de même…
     
    Je finis par me rendre compte que, trop souvent, au jour d'aujourd'hui, on nous prend pour des crétins stupides qui prennent leurs désirs et leurs aspirations pour de vraies réalités. Bon, j'arrête de m'énerver, c'est pas bon pour la santé et je préfère monter en haut, tout là haut, dans mon Chalet Suisse, pour y piocher quelques disques et entendre de mes oreilles un peu de bonne musique. 

  • Y a des écologifles qui se perdent...

    La scène se passe en fin d'après-midi, voici quelques jours, en ma belle ville de Nancy. Alors que je rentrais chez moi en voiture – un véhicule que j'utilise avec la plus extrême des parcimonies, lui ayant toujours préféré la marche urbaine – j'aperçus, venant dans l'autre sens et piaffant d'un moteur impatient au feu rouge, une voiture italienne arborant un petit cheval, flambant neuve, décapotable, conduite par un superbe prototype de "kéké" qui eut tôt fait de démarrer dans un rugissement de tous ses canassons moteurs, donnant l'impression à ses voisins de file d'attente l'impression d'être comme scotchés au bitume. J'eus à peine le temps d'apercevoir l'individu qui pilotait l'engin mais durant un instant, je fus gagné par un certain découragement.

    Oh, je vous arrête tout de suite… Je ne suis pas envieux, mais alors là, pas du tout ! Le type, là, avec ses lunettes de soleil collées au front, sa barbe de trois jours et sa chemise blanche au col grand ouvert sur une chaîne en or – si si, je vous assure, le mec, il était comme ça, si j'avais eu le temps de le voir plus longtemps, je pense que j'aurais débusqué un téléphone portable collé à son oreille – il peut se payer tout ce qu'il veut avec son argent, je m'en tamponne le coquillard ! Qu'il s'achète une voiture coûtant 100.000, voire 200.000 euros si ça lui chante, je n'en concevrai pas la moindre esquisse de début de commencement de soupçon de jalousie, loin s'en faut. C'est pas mon style.

    Non, le problème est ailleurs. Allez, puisqu'on en est au stade des confidences, je vais vous expliquer. Voici en effet des années et des années que, comme le plus couillon de tous les couillons, je ne fais pas couler l'eau du robinet pendant que je me brosse les dents ou que je me savonne les mains, je ne prends que des douches et jamais de bain, je règle la température de ma chaudière à un niveau raisonnable, inférieur même aux préconisations de tous les chasseurs de gaspi, j'éteins la lumière quand je quitte une pièce, je me méfie comme la peste des lampes halogènes, j'achète petit à petit des ampoules basse consommation, je laisse en veille le strict minimum d'appareils électroménagers, je trie mes déchets, j'ai même un bac à compost, je n'utilise ma voiture que lorsqu'il m'est impossible de faire autrement – il faut que le distance ne soit pas inférieure à deux ou trois kilomètres pour que je me convainque de ne pas la parcourir à pied, je ne conduis que des véhicules à très raisonnable consommation d'essence, j'évite quand je le peux les autoroutes où l'on roule trop vite – de toutes façons, les chauffeurs de camions du monde entier ont définitivement rendu ces axes infréquentables et plus que dangereux… bref, je suis le mec le plus discipliné qui soit et je n'ai pas attendu que la Terre se réchauffe dangereusement pour appliquer consciencieusement  quelques règles de bon sens à mon quotidien. Tiens, c'est même encore plus élaboré et subtil chez moi : ma santé ne m'a jusqu'à présent pas autorisé les longs voyages en avion, ce qui fait qu'on ne peut même pas me compter au nombre de tous ces touristes qui vont chercher le soleil à l'autre bout du monde et pour cela, brûlent des quantités phénoménales de kérosène et contribuent eux-mêmes à l'effet de serre qu'ils dénonceront avec la plus grande fermeté. Je ne fais même pas partie des touristes skieurs qui pestent quand la neige encombre les routes qui les mènent jusqu'aux pistes des stations et râlent quand elle n'est pas tombée suffisamment pour leur permettre de jouer. Alors qu'ils pourraient être traversés par l'idée que, peut-être, la montagne en hiver, c'est un univers qui aurait besoin de se régénérer et se dispenserait volontiers de leur manège désenchanté. Je suis un marcheur alpin estival, tout bêtement, et j'ai dû me résigner à ne plus compter les engins de chantiers qui défigurent le paysage pour préparer encore et encore de nouvelles pistes destinées à nos champions d'une semaine. Vous voyez bien, je suis un type qui mène une vie quasi ascétique et sait souvent se contenter de plaisirs simples.
     
    N'empêche. Ce connard, là, au volant de son attentat écologique, en quelques mètres il aura brûlé autant d'essence que moi en plusieurs kilomètres et je suis certain qu'en plus, il est fier de ses exploits. C'est comme le type, là, qui se gare souvent dans ma rue. Vous savez quoi ? Il conduit un Hummer, oui oui, le gros truc que l'armée américaine utilisait pendant la première guerre du Golfe. Déjà qu'il est pas fichu de se garer correctement et qu'il se sent obligé de stationner à moitié à cheval sur le trottoir – ce qui, j'en suis certain, le convainc de la nécessité de piloter une telle chose – il faut en plus qu'en une semaine à lui tout seul, il pompe toute l'essence d'une station.
     
    Faut vraiment être motivé parfois face à l'insouciance et à la stupidité d'une partie de nos concitoyens. Il y a des jours où je me demande à quoi ça sert, tous ces petits efforts qu'on accumule, tous ces petits gestes qu'on effectue avec l'idée que "les petits ruisseaux font les grandes rivières". Surtout que je me demande souvent ce que je pourrais faire de plus pour être un bon citoyen. Et pendant ce temps-là, les crétins à moteur paradent et pétaradent, confondant visiblement leur levier de vitesse avec leur quéquette.
     
    Pfff… j'arrête, je sens que je deviens un vieux con. Ah mais qu'est-ce que ça fait du bien !

  • Elull Noomi est là !

    Amis lecteurs de ce modeste espace d'expression, prenez quelques minutes pour lire ces lignes. J'aimerais en effet vous parler d'une formation vocale, Elull Noomi, dont le premier disque vient de paraître sous la bannière d'Ex-Tension Records. Ce beau disque intitulé "Uléella" est une surprise enthousiasmante, loin de toutes les modes et à même de conquérir de nombreux publics.

     medium_elull_noomi.jpg

    Pourquoi inventer ce qui existe déjà ? Soyons volontiers paresseux et lisons plutôt attentivement ce que l'on nous dit d'Elull Noomi : "Une lumineuse création a capella, véritable transe féérique, obsessionnelle et magique, chantée dans une langue imaginaire par six chanteurs au sommet de leur technique vocale !"

    Avant toute chose et histoire de ne pas taire une réelle filiation, évoquons une inévitable parentèle entre le remarquable travail des musiciens d'Elull Noomi et la musique de Magma. En effet, nous ne saurions échapper à une certaine tendance au rapprochement entre ces deux univers musicaux. Du côté d'Elull Noomi comme chez les kobaïens de Christian Vander, on s'exprime dans un langage inventé (ici l'Elull Noomi justement). C'est la co-fondatrice du sextuor qui s'y est collé, puisque tous les textes ont été écrits par Odile Fargère, qui réalise ainsi un vieux rêve : "Un vrai langage, avec du sens, avec lequel on peut vraiment communiquer..." Mais autant la langue organique de Magma est gutturale, virile même et propice aux incantations, quand ces dernières ne sont pas des commandements, autant les couleurs sonores d'Elull Noomi ne sont que fluidité et féminité, conférant à l'ensemble une impression de douceur quasi liquide qui nous éloigne très fortement des chants martiaux de la Trilogie Theusz Hamtaahk de Magma. Et nous rapproche du même coup de musiques plus minimalistes et plus sérielles, comme celle de Steve Reich par exemple.

    Et pour corser un peu l'affaire, on notera aussi avec intérêt que l'une des trois voix masculines d'Elull Noomi est celle d'Antoine Paganotti, chanteur de Magma depuis maintenant presque dix ans et fils d'un autre musicien historique de Magma, le bassiste Bernard Paganotti. Et puis, le label Ex-Tension n'est-il pas le résultat de la volonté conjointe de Francis Linon et son épouse, une certaine Stella Vander, elle-même éternelle voix de Magma... et beaucoup plus en réalité ?

    Il serait néanmoins injuste de ne présenter Elull Noomi qu'à la lumière de cet auguste parainnage. Car "Uléella", le projet présenté par le groupe, dont toutes les musiques ont été composées par Hervé Aknin, se révèle d'une profonde originalité et se démarque avec élégance de toutes les modes et de toutes les vulgarités déversées à longueur de journées sur nos ondes qualifiées un peu hâtivement de libres voici plus de 20 ans. On devine très vite, au bout que quelques instants d'une écoute ravie, qu'Elull Noomi signe là une oeuvre d'emblée intemporelle et aboutie, sans équivalent dans la production de ces dernières années. Et pour le coup, tous les formatages médiatiques de notre époque en deviennent encore plus grotesques. Ah, qu'elles sont loin d'Elull Noomi toutes ces prétendues nouvelles étoiles fabriquées dans je ne sais quelles drôles d'académies, après lesquelles courent frénétiquement les dirigeants des empires télévisuels, l'oeil rivé aux indices boursiers du CAC 40 !!! Juste avant de les pressurer en un temps record et de les faire passer à la trappe où sont engloutis tous les rebuts de la consommation des cerveaux, comment dites-vous déjà ? Ah oui : disponibles !

    Autant vous le dire tout de suite : nous sommes ici à des années-lumière de la vulgarité commerciale qui emplit jusqu'à les faire déborder  les mémoires de tellement de téléphones portables ou autres baladeurs !

    Elull Noomi ne vous caresse pas dans le sens du poil, Elull Noomi ne cherche pas à savoir ce que vous avez envie d'entendre, Elull Noomi ne vous méprise pas, c'est tout le contraire. Le groupe vous invite, en toute simplicité, mais avec la plus grande exigence dans l'exécution de son travail, à partager son acte de création et réussit magnifiquement à INVENTER un monde onirique très bien résumé par cette phrase : "L'enfant assis au bord du monde, qui regarde." Ce disque enchanteur s'adresse en effet à tous les coeurs d'enfant qui continuent de battre en nous et nous aident à garder une certaine part d'innocence.

    Alors... pour une cure de jouvence, un bon remède : les 56 minutes d'Uléella !

    Pour en savoir plus, écouter d'autres extraits et commander ce CD, voici la bonne adresse :
    http://www.ex-tensionrecords.com/ex05. Avec de ma part une petite propositon : jetez un coup d'oeil à la page anglaise et découvrez la belle traduction commise par une personne que certains d'entre vous connaissent très bien !

    Cadeau de la maison... un petit extrait du disque avec les premières minutes du titre introductif : "Aborimis"

     

  • Ce monde n'est pas encore beau...

    Ce blog serait-il, lui aussi, victime de la tyrannie de l'Audimat ? Je constate en effet que les notes que je consacre à la musique – oui, je le confesse, il m'arrive d'évoquer certains artistes pas toujours très connus de cette entité mystérieuse qu'on appelle le grand public, celui qui s'amassait sur les gradins du chapiteau dressé récemment sur notre belle Place Stanislas à l'occasion de la venue de l'animateur préféré de ces dames qui, toutes, si j'en crois les spécialistes, veulent en faire leur gendre, ce qui est étonnant au regard de son âge – suscitent peu de visites et encore moins de commentaires. Notez bien que je ne suis pas particulièrement en attente de ces derniers, même s'ils font toujours plaisir à lire, à l'exception de ceux en provenance de quelques scribouillards anonymes qu'en tant que modérateur de cet espace, je me plais à éradiquer avec une joie non dissimulée. Je ne suis pas un spécialiste de l'évolution des espèces, mais il est toujours amusant d'observer que le développement des blogs et des forums sur Internet va de pair avec la croissance exponentielle du cheptel des corbeaux. Ah, la douce et couarde protection de l'anonymat !
     
    Tandis que la mise en ligne d'une note à vocation plus humoristique déclenche beaucoup plus naturellement une floppée de passages en ce modeste lieu, pendant que les commentaires se mettent à fleurir.

    Alors que faire ? Abandonner toute idée d'évoquer les musiciens et / ou les disques qui comptent pour moi ? Chercher à tout prix la bêtise qui fera naître, peut-être, un début de sourire chez mes lecteurs ? Me laisser guider par l'inspiration du jour et parler de ce qui, le plus sincèrement du monde, me donne envie d'écrire ? Un jour il peut s'agir de musique, un autre une tentative d'observation du monde bigarré de nos contemporains. Allez, vous avez trouvé : c'est la troisième réponse  qui est la bonne ! Je n'ai pas la moindre envie de me laisser imposer quoi que ce soit et si, tel matin, je me lève avec l'idée que je resterai muet quelque temps, je ne forcerai pas non plus mon naturel – qui, de toutes façons, reviendra au galop.

    Donc, c'est dit : vous pouvez snober mes textes à orientation musicale, je ne vous en voudrai pas et j'aurai la faiblesse de ne pas me considérer comme la victime expiatoire d'un complot des forces médiatiques. Si l'on choisit d'emprunter une voie que l'on pense – en toute humilité – sortie des sentiers battus de la norme de l'époque (j'entends ici le mot norme au sens statistique, c'est-à-dire sous son acception quantitative), alors il faut accepter de n'être suivi que par une infime minorité de nos contemporains. Il faut même, éventuellement, s'en réjouir et être fier de rester en accord avec soi-même.

    Prenons le cas d'aujourd'hui : en chemin vers le boulot, je suis passé sous la voie ferrée, empruntant le petit passage "télécran" que j'ai déjà évoqué ici même il y a quelque temps. Tout seul, je m'amusais en constatant que nos grapheurs / taggers anonymes (ah… décidément, nous sommes poursuivis par de menaçants anonymes, tout le temps… Je dis cela en riant un peu jaune car il m'est arrivé un jour de recevoir une vraie lettre de menaces, non signée bien évidemment, et que je garde au chaud précieusement car elle est manuscrite et donc pas totalement dépourvue d'une certaine dose de singularité qui pourrait permettre, on ne sait jamais, d'identifier son lâche auteur… tout cela parce que, justement, j'avais commis l'erreur impardonnable de ne pas "penser" selon la norme du lieu dans lequel je m'exprimais. Mais ceci est une autre histoire que je raconterai, un jour, lorsque le temps aura fait son œuvre et dissous l'existence même de ces sujets de conversation) avaient encore frappé. Il y a ce jeune homme qui passe une annonce pour demander qu'on lui fasse subir quotidiennement les pires outrages. On peut y lire son adresse et son numéro de téléphone. Certes, je ne doute pas un instant du caractère fantaisiste des informations pratiques qui nous sont livrées mais il y a tout de même de quoi s'interroger, non, vous ne trouvez pas ? Moi, ça me serre le cœur de lire toute cette misère personnelle ainsi affichée qui en dit long sur le malaise du monde dans lequel nous vivons. Ce n'est pas comme mon anarchiste de service qui vient encore de nous livrer le fond de sa pensée : la résignation est un suicide au quotidien. Tiens, ce con, il livre même le pistolet qui va avec, pour le cas où nous, pauvres lecteurs abrutis, n'aurions pas tout compris. Ce que j'aime dans ses impératifs muraux, c'est surtout qu'il nous prend tous pour des billes ; il prétend défendre notre cause mais en réalité, on devine sous ses slogans préfabriqués qu'il pense pour nous parce que nous sommes incapables de mettre en branle notre pauvre cerveau de consommateurs à l'esprit disponible pour toutes les turpitudes mercantiles. Et, petit à petit, on entrevoit qu'un monde géré par ces penseurs autoritaires deviendrait vite aussi dictatorial que celui de l'ultralibéralisme échevelé qui règne depuis des décennies. L'essentiel est, chers lecteurs, que nous ne pensions pas ! Obéissons, consommons, soyons dociles et tout ira bien.
     
    Mais il se passe des phénomènes encore plus étranges dans mon petit passage. Figurez-vous qu'hier soir, en rentrant du travail – j'effectuais donc le trajet dans l'autre sens – j'ai croisé une demoiselle pleurant à chaudes larmes derrière ses lunettes de myope tout embuées. Rien d'extraordinaire : chacun a le droit d'exprimer ses sentiments, même les plus tristes, selon le mode qui lui convient, c'est notre liberté. En marchant, je tentai d'imaginer les raisons qui avaient pu l'amener ainsi à larmoyer aussi ostentatoirement (fallait bien que je le place ce mot…) : une peine de cœur, une mauvaise note à un partiel, un redressement fiscal, un cambriolage, que sais-je ?… Ma liste s'allongeait très vite, mais bien sûr, je ne trouvais pas la réponse pour autant. Je n'allais tout de même pas faire demi-tour, allonger ma foulée et interpeler cette personne en détresse pour lui demander : "Hé, ho, pourquoi pleurez-vous ?" – notez que contrairement à la quasi-totalité des journalistes, j'utilise la forme interrogative quand je pose une question. Avez-vous remarqué ? A la radio ou à la télévision, vous auriez entendu : "Hé, ho, pourquoi vous pleurez ?" Fin de la parenthèse, mais cette remarque me tenait à cœur. On a les soucis qu'on peut, n'est-ce pas ? Bref, bref… Je ne saurais jamais pourquoi j'avais croisé ces larmes sur pieds. Surtout que ce matin, exactement au même endroit… mais non, vous ne vous trompez pas, j'ai croisé à nouveau cette demoiselle qui pleurait toujours aussi fort ! Même manteau noir, mêmes lunettes à montures épaisses, même yeux rouges derrière leur voile opaque… Incroyable ! Vraiment, elle doit être dans une vraie détresse cette pauvre jeune fille pour pleurer autant. Je ne l'ai pas interrogée pour autant, ce n'est pas mon style mais elle a vraiment suscité chez moi une question de première importance : aurait-elle passé toute la nuit en cet étroit boyau ? aurait-elle consacré toutes ces heures à déchiffrer les pensées placardées par mes écrivains nocturnes ? serait-elle en réalité la victime des écrits qui recouvrent ses murs ? aurait-elle pris au premier degré tous les ordres qui y sont imprimés ? Impossible de vous le dire.
     
    Alors je souhaite exposer ma requête aux anonymes qui écrivent ainsi sans mesurer les conséquences de leurs actes : assumez ! Faites-vous connaître ! Sachez qu'à cause de vous, il est des innocents qui pleurent après avoir pris vos graffitis pour de vraies pensées.

    Promis, la prochaine fois, je vous parlerai de musique.

  • American Beauty

    Il est des moments, comme ça, dans la vie... Cette impression que les nuages s'amoncellent, petit à petit, dans le ciel de votre quotidien et que, malgré tous les efforts que vous prodiguez ou que d'autres prodiguent pour vous, ceux-ci vont inéluctablement tomber en une pluie bien serrée sur votre tête qui n'en demandait pas tant... C'est un peu ce qui se passe pour moi en ce moment. Alors, je gère au mieux le quotidien, j'essaie d'engranger de l'énergie avec seul objectif : repartir de plus belle. Et dans cette idée qu'il faut en permanence chercher ce qui, niché au plus profond d'une difficulté, peut nous permettre de rebondir, je m'aperçois que ces périodes grises font resurgir chez moi le besoin de me replonger dans des espaces sonores appartenant à la fois à l'histoire de la musique et à ma vie. Il y a ainsi des disques qui comptent pour toujours et qui, par leur faculté de se présenter - 30 ou 40 ans plus tard - comme de véritables cures de jouvence, sont une source d'énergie dont il serait stupide de se priver. Laissez-moi, par exemple, vous parler de "American Beauty", enregistré en septembre 1970 par le Grateful Dead.

    medium_american_beauty.jpgAvant d'en évoquer les splendeurs, il est un souvenir très précis qui me revient à chaque fois que j'écoute ce disque, que j'avais acheté à Paris au mois d'août 1972. Cet été là, j'avais passé quelque temps à Saint Germain en Laye chez ma sœur aînée qui venait d'être maman d'un petit garçon – mon neveu par conséquent. Une expérience positive pour elle, semble-t-il, puisque sans tarder, elle avait décidé de mettre sans plus attendre en chantier la suite de sa progéniture, déjà bien avancée en cet été. Mon autre sœur et moi-même nous étions par conséquent vus confier la lourde responsabilité de garder le marmot pendant que sa mère allait travailler. Cette mission estivale nous laissait cependant quelques libertés et notamment celle de rallier la capitale à des fins de promenade, mais aussi pour y dépenser quelques précieux francs, glanés ici et là, essentiellement dans le cadre de la rémunération que nous octroyaient nos parents au titre de l'argent dit de poche – quoique, personnellement, je répugne à placer directement la petite monnaie dans ma poche et rien ne m'énerve plus que ces types qui extraient nonchalamment de leur pantalon une vingtaine de pièces en les faisant sonner avec assurance, tout cela pour payer un café ou un journal. Or, ceux qui ont pris le temps de musarder un peu tout au long des pages de mon blog savent que 1972 est l'année durant laquelle j'ai acquis la quasi-totalité de la discographie du Grateful Dead (soit à l'époque une petite dizaine d'albums), groupe californien dont je m'étais entiché depuis le 27 janvier. Oui, je sais, c'est précis ! Mais exact. Au mois d'août, je n'en étais qu'au stade de l'acquisition partielle de ce qui, pour mes maigres revenus mensuels, était une somme et je lorgnais depuis quelque semaines déjà sur un 33 tours atypique dans l'histoire du groupe, parce qu'il constituait une sorte de pause entre les délires des années qui venaient de s'écouler (marquées par d'interminables concerts et le recours à un grand nombre de substances hallucinogènes pour mener à bien l'expérience d'un rock dit psychédélique, tout là-bas, du côté de San Francisco) et l'évolution de la formation jusqu'à sa disparition en 1995 vers un blues rock électrique plus structuré laissant toutefois une place non négligeable aux longues envolées sur scène.

    "American Beauty", disque de perfection, principalement acoustique, sans solo de guitare de Jerry Garcia, leader du groupe, sans le moindre moment d'improvisation mais avec un magnifique travail des harmonies vocales. Dix chansons parfaitement abouties dont certaines l'étaient tellement d'ailleurs qu'elles ne furent quasiment jamais interprétées sur scène par la suite ("Attics of my life" ou "Till the morning comes" par exemple). Une période douloureuse aussi pour le groupe car plusieurs de ses membres connaissaient de difficiles moments : Bob Weir (chant, guitare) venait de perdre ses parents, le père de Phil Lesh (chant, basse) et la mère de Jerry Garcia étaient mourants ; quant à Ron McKernan (piano, harmonica, chant), sa santé déclinante l'éloignait petit à petit du rôle de premier plan qu'il avait pu tenir dans les premières années de la vie du groupe, lorsque celui-ci s'appelait encore les Warlocks notamment. Voici rapidement résumées les raisons pour lesquelles, sans avoir entendu au préalable la moindre seconde de "American Beauty", j'étais magnétiquement attiré par ce disque dont je savais qu'il serait un compagnon de ma vie. Vous êtes par conséquent capable de comprendre quelle frénésie put ma gagner lorsqu'après en avoir fait l'acquisition, dans un magasin dont j'ai oublié le nom, vint pour moi le moment d'écouter ces 40 minutes de bonheur…
     
    Imaginez la scène… Je résidais chez ma sœur - appelons donc ce pays la Sorellie - une contrée par forcément favorable à mes choix musicaux anglo-saxons jugés quelquefois un peu trop éloignés de ses préférences quand ils n'étaient pas qualifiés de bruyants, qui l'inclinaient plutôt à se tourner vers la chanson française (ce que nul ne saurait lui reprocher d'ailleurs…). Chez moi, dans ma chambre, je régnais en maître, je recouvrais les papiers peints défraîchis des posters que l'on détachait des pages centrales de Best ou Rock'n'Folk, et bien sûr, j'écoutais la musique que j'aimais, sans rendre de comptes à qui que ce soit. Mais là, en terre étrangère, le contexte était différent et je n'avais pas particulièrement envie de constituer une gêne pour mes voisins de séjour. J'eus donc recours à une technique savante qui me permit de profiter à plein de cette musique tant attendue sans créer le moindre trouble auditif pour les non initiés et les rétifs de tout poil. Allongé à plat ventre sur un matelas gonflable, je me calai la tête entre les deux haut-parleurs de l'électrophone (jeunes lecteurs, je vous expliquerai plus tard ce qu'était un électrophone, désolé, je n'ai pas le temps aujourd'hui) posés à même le sol et posai le bras articulé sur la rondelle de vinyle. Et là, ce fut un enchantement. A gauche, au milieu, à droite, tout autour de moi, le carrousel des instruments et des vois défilait comme par magie… "American Beauty" !

    D'emblée, "Box of rain", lumineuse ballade chantée par Phil Lesh (ce qui, les spécialistes vous le confirmeront, fut assez rare dans l'histoire du groupe dont le bassiste assurait essentiellement les "backing vocals") annonce la couleur et vous fait savoir que vous êtes en possession d'un disque majeur : une rythmique légère (il est à noter que le batteur Bill Kreutzmann n'a jamais abusé de l'usage de la grosse caisse, préférant de très loin le chant des cymbales et de la peau de sa caisse claire et qu'avec son complice Mickey Hart aux percussions, le Grateful Dead avait une réelle identité à cet égard – et à bien d'autres d'ailleurs), un court solo de guitare électrique par l'ami David Nelson venu faire un tour pour l'occasion, des harmonies vocales d'une richesse et d'une beauté à couper le souffle, un texte splendide signé Robert Hunter, le parolier / poète du groupe : Look out of any window / Any morning, any evening, any day / Maybe the sun is shining / Birds are winging, no rain is falling from a heavy sky / What do you want me to do / To do for you to see you through? / For this is all a dream we dreamed one afternoon long ago. Cette musique coule, limpide, évidente. C'est peut-être l'une des chansons que, de toute ma vie, j'aurai le plus écoutée. La perfection. Et pour l'anecdote, je ne vous cacherai pas que lorsque Madame Maître Chronique m'appelle de son téléphone portable, c'est cette musique qui s'annonce. Elle seule a droit à cette personnalisation, c'est bien normal, j'aime cette association dont je souhaite qu'elle soit la traduction la plus fidèle possible du caractère intemporel de mes passions. Et d'une certaine évolution technologique également…

    La fête continue avec "Friend of the Devil", chanté cette fois par Jerry Garcia, dont la voix frêle est un étonnant contraste avec un physique qui évoquait plutôt celui d'un bon gros nounours barbu. Petite cerise sur le gâteau, la mandoline d'un autre ami du groupe, David Grisman. Et toujours la même recherche dans les harmonies, le même souci de concision. Ici, les plages sont plutôt courtes – entre deux et six minutes – l'efficacité est maximale.

    Avec "Sugar Magnolia", c'est au tour du guitariste rythmique Bob Weir de se mettre en avant : un rock souple, élégant, qui préfigure déjà ce que sera "Ace", son futur album solo quelques mois plus tard. Et toujours ces voix, éblouissantes.

    "Operator" est la contribution de Ron "Pig Pen" McKernan, au chant et à l'harmonica. D'une extrême brièveté, à peine plus de deux minutes, cette chanson, un peu décalée par rapport à l'ensemble du disque, ressemble aussi à un chant du cygne. On devine que l'homme n'est pas vraiment en phase avec l'orientation musicale de "American Beauty", dont la coloration rock-folk est finalement assez éloignée de la tonalité nettement plus bluesy qui était sa marque de fabrique. Une composition que le groupe ne jouera d'ailleurs jamais sur scène jusqu'à la mort de son compositeur en 1973. On ressent vraiment quelque chose de poignant en écoutant cette voix devenue presque fragile, cette diction parfois incertaine.

    Et c'est là qu'une sorte de magie dans la magie vient à opérer : une quinte royale composée et déposée sur la table de ce grand jeu par Jerry Garcia et Robert Hunter ! Cinq compositions toutes plus belles que les autres qu'on écoute en retenant son souffle, 23 minutes enchanteresses dont on ne sait ce qu'il faut le plus admirer : perfection des arrangements, précision des voix, évidence (j'insiste sur ce mot qui vient vraiment à l'esprit quand on écoute "American Beauty") des mélodies, tout y est : "Candyman", "Ripple" (ah, cette mandoline !), "Brokedown Palace", "Till the morning comes", "Attics of my life" (nom d'un chien, ces voix !). On ressort de cette beauté qui vous gifle langoureusement comme une brise de printemps avec le sentiment qu'une somptueuse offrande vient de vous être faite. Et on en redemande !!!

    Jerry Garcia est ses acolytes n'étant pas de mauvais bougres, le groupe conclut cet incomparable album avec "Truckin'", chanté par Bob Weir, une chanson qui raconte la vie du groupe en tournée et deviendra l'une de ses compositions phares les plus jouées sur scène (les versions sont innombrables, celle de "Europe '72" étant tout simplement époustouflante) : Sometimes the lights all shinin' on me / Other times I can barely see / Lately it occurs to me / What a long strange trip it's been.

    Et là… on reste sans voix (c'est un comble, non ?), heureux de ce qui vient de nous arriver. "American Beauty" est un disque majeur et je ne me priverai certainement pas du plaisir de vous citer un récent numéro de l'excellent magazine Crossroads, qui l'inclut tout naturellement dans ses 50 albums mythiques : "En dix morceaux exceptionnels, le Grateful Dead signe là un chef d'œuvre, non pas uniquement de musique américaine (ou californienne), mais de musique rock, tout simplement !".

    A quoi j'ajouterai que cette musique me semble aujourd'hui totalement intemporelle et qu'elle peut unir sous sa bannière de nombreux publics, au-delà de toutes les étiquettes. "American Beauty", que la typographie de la pochette permet astucieusement de lire "American Reality", n'a pas pris une seule ride en 36 ans et semble paré de toutes les vertus de l'éternelle jeunesse. C'est incontestablement l'un de mes disques de cœur, dont je sais dès à présent qu'il tournera avec la régularité qu'il mérite jusqu'à mon dernier souffle.

    Pour en savoir plus :
    - le site du Grateful Dead : http://dead.net
    - toutes les paroles de toutes les chansons : http://www3.clearlight.com/~acsa/intro.htm

    NB : la réédition de "American Beauty" comporte plus de 30 minutes de "bonus tracks", l'essentiel d'entre eux étant composés d'enregistrements live, à l'exception d'une version alternative de "Truckin'". Si ce matériau supplémentaire est passionnant (justement parce qu'il permet d'écouter l'une de rares versions live de "Attics of my life" ou "Till the morning comes"), on se gardera de l'écouter dans la continuité des 10 compositions qui forment l'album original, afin de préserver l'équilibre miraculeux qui caractérisait ce dernier. Je vous suggère d'écouter tout cela en deux temps… mais vous êtes libres après tout !