Ça faisait au moins dix ans, que dis-je ? vingt peut-être que je n'avais pas regardé l'émission de télévision "Des chiffres et des lettres" ! Les circonstances s'y sont prêtées récemment, puisque ma mère (80 ans) passait quelques jours à la maison et que ce noble programme marque pour elle le début d'un long marathon quotidien qui la conduiront jusqu'au journal de 20 heures, non sans avoir reçu sa dose de "Questions pour un champion" et de "On a tout essayé" (vous savez, cette tablée où des gens pas tous drôles, voire pas drôles du tout, se forcent pour rire aux calembours forcenés d'un l'animateur dont le rire évoque à s'y méprendre le gloussement d'un dindon qu'on aurait violemment électrocuté. Hé ! Ho ! Me prenez pas pour une andouille, je sais très bien comment il s'appelle mais je n'ai pas envie de citer son nom, et toc !).
Nom d'un chien, quel choc pour moi !
Tout d'abord, il faut m'excuser, mais je n'y comprends plus rien du tout : dans le bon vieux temps, la règle du jeu était simple... Deux fois les lettres, une fois les chiffres, etc etc... et celui qui avait le meilleur résultat marquait les points. Basta, le match se jouait en deux parties et les vainqueurs suprêmes étaient ceux qui parvenaient à aligner 12 victoires consécutives. Des pros, hein ? Ils avaient un calculateur intégré, deux ou trois dictionnaires en 10 volumes en mémoire et ils vous balançaient un résultat nickel avant même que vous ayez eu le temps de vous rendre compte qu'il fallait commencer à chercher. Aujourd'hui, le principe général est presque le même : deux candidats s'affrontent, y a un gagnant, y a un perdant, les mimiques sont toujours identiques : ah, cette manière ostentatoire de montrer à l'autre qu'on a trouvé le résultat ou le mot le plus long ! Les candidats semblent décalqués sur un modèle éternel (vous savez, le genre pas vraiment épanoui, un tantinet torturé de l'intérieur, une manière de répondre aux questions qui confine à l'autisme... on voit bien qu'ils ne sont pas sur la même planète. Tiens, l'autre jour, y en avait un, complètement débile, il ne demandait que des consonnes... c'est sûr que tu vas en trouver des mots avec une telle méthode, mon kiki... quoique, c'était peut-être notre fameux plombier polonais). Mais le comptage des points, lui, n'a plus rien à voir avec l'original, qui était une mécanique infernale ! Je me suis aperçu en effet que les deux candidats pouvaient simultanément marquer au score ! Sacrilège ! L'intérêt de l'émission, c'était tout de même qu'un candidat flanque une bonne peignée à l'autre, le prive de ses points quand c'était à son tour de jouer... Grrr, c'est ennuyeux maintenant ! Sans parler de nouvelles phases de jeu totalement inutiles et qui sont de véritables sacrilèges (me demandez pas, j'ai déjà oublié en quoi elles consistent). Et puis, y a même plus la fille qui était payée rien que pour faire tourner les trois molettes de la machine à chiffres. Vous savez, un peu comme dans un casino avec les bandits manchots. Hé, vous vous rendez compte ? Quand on lui demandait ce qu'elle faisait dans la vie, la pauvre, elle devait répondre un truc du genre : "je tourne les molettes pour "Le compte est bon" dans l'émission "Des chiffres et des lettres". C'est vachement dur, faut être tout le temps concentrée surtout qu'après, je dois lire le nombre à trouver". Je me demande ce qu'elle peut bien faire maintenant, peut-être qu'elle a eu de la promotion... par exemple, voix off pour le Kéno, j'en suis presque sûr. Et puis là, y a un sacré boulot... pas sûr qu'elle soit au niveau. Et si ça se passe bien, on lui confiera peut-être le Point Route le vendredi et le dimanche soir, juste pour annoncer que ça coince pour les parisiens du côté de Marne-la-Vallée et du Triangle de Rocquencourt.
Mais s'il n'y avait pour m'énerver que ce lifting sans intérêt de mon émission préférée, je passerais volontiers l'éponge... Car le plus grave est ailleurs.
Où est Patrice Laffont ? Où est passé Patrice Laffont ? Quelqu'un peut-il me répondre ? Comment peut-on imaginer cette émission animée par un autre que lui ? Qui a cru, un jour, pouvoir le surpasser ? Ah moi, je l'aimais bien Patrice Laffont... Avec lui, on sentait que la préparation de l'émission avait dû l'occuper au moins 1 minute 30, c'était un type incroyable, quasiment incapable de terminer la phrase la plus élémentaire sans trébucher sur un voire plusieurs mots (surtout qu'aux Chiffres et aux Lettres, la conversation est tout de même assez limitée). On sentait qu'il s'amusait à s'ennuyer dans cette émission aux rites immuables, la surprise n'existait pas, c'était comme une bulle protégée de toutes les agressions extérieures. Il traînait une sorte de flegme désabusé qui convenait parfaitement au cadre de l'émission : doucement, tout doucement, c'est les candidats qui bossent, pas nous ! Et là, on nous propose un jeune homme avec des lunettes pour faire sérieux, qui a même l'air de croire à ce qu'il fait, genre bon chic bon genre, le petit-fils idéal quoi... Mais ça va pas la tête ? Avec une tête pareille, il est tout juste bon pour présenter la météo ! (Hein ? Qu'est-ce que vous dites ? Ah... il présente effectivement la météo le matin... S'cusez, je savais pas...). Ouste, du balai, on veut pas d'un remplaçant ! Rendez nous notre Patrice !!!
Par ailleurs, y en a deux autres qui, s'ils sont toujours là (encore que... un beau jour, ces sbires avaient piqué la place de la délicieuse Yvette Plailly et du malicieux Max Favalelli, semble-t-il autorisés à faire valoir leurs droits à la retraite) ne perdent rien pour attendre : Arielle Boulin-Prat et Bertrand Renard (hé, lui, c'est un ancien super-héros, l'avait gagné 12 matches de suite, il trouvait tout, tout, tout... impossible de le coincer). Moi, je les ai connus jeunes et moins replets (je sais, c'est bas comme attaque, mais n'empêche, c'est vrai ce que je dis) et complètement impliqués dans leur truc. Arielle tournait frénétiquement les pages des piles de dictionnaires qu'elle avaient installés sur sa table dès qu'il fallait trouver le mot le plus long. Le fin Renard, lui, en compulsait d'autres et tout l'intérêt de cette épreuve n'était pas le résultat annoncé par l'un ou l'autre des deux candidats boutonneux, mais la compétititon que se livraient nos deux experts. C'était à celui qui aurait trouvé le mot le plus exotique, la définition la plus poétique, voire paillarde si l'ambiance torride du studio le permettait. Rooh, c'était bien. Quant au compte est bon, c'était tout de même incroyable : pendant que les deux agités du bocal entourant Patrice Laffont se torturaient les méninges pour écrabouiller leur adversaire avec fierté, notre Bertrand, mollement avachi dans son fauteuil, l'oeil gauche à demi-ouvert, semblait s'assoupir mais en réalité, avait déclenché les forces incommensurables de sa machine infernale et ridiculisait tout le monde en énonçant tranquillement une miraculeuse solution ayant échappé aux plus névrotiques de la calculette mentale. Tandis qu'aujourd'hui... je n'ose même pas en parler ! Pas étonnant qu'ils se soient empâtés les deux-là ! Font plus rien, ils attendent... Tu parles, ils ont sous les yeux tous les résultats qui leur arrivent, froidement crachés par un ordinateur sournois. Cherchent même plus... Ils se contentent de lire le mot qui s'affichent sur leur écran ou d'énoncer laconiquement la solution aux calculs... C'est un scandale ! Coupez-moi tous ces fils et rapportez les dicos !
Heureusement, il reste le public : lui n'a pas changé ! Un calme troupeau de personnes âgées, respectueux de la concentration des candidats, claquant délicatement du dentier, et dont l'immobilité finit par être inquiétante. Est-ce que, finalement, ces gens ne seraient pas exactement les mêmes que ceux qui se trouvaient là 30 ans plus tôt ? Comme s'ils faisaient partie du décor, ils auraient été plantés là et, régulièrement, on les arroserait pour qu'ils conservent leur apparence humaine. Et encore, au vu de quelques uns, je me demande si certains d'entre eux n'en sont pas parvenus à un stade où ils s'arrosent tout seuls... (Hé du calme ! C'est une blague, prenez pas ça au premier degré ! Vous savez bien qu'on peut rire de tout... mais pas avec n'importe qui, je vous l'accorde). Grâce à eux, le temps s'est arrêté et j'ai pu m'imaginer, durant une vingtaine de minutes, que j'avais encore 15 ans, que le monde m'appartenait... Et puis non, même en faisant le tour de mon poste de télévision, en regardant derrière (quand j'étais petit, je faisais partie de ceux qui pensaient que les gens qu'on voyait sur l'écran étaient dans le poste... meuh non, c'est pas vrai, je dis ça juste forcer le trait nostalgique), je n'ai rien trouvé pour me rassurer, je me disais que mes vieilles idoles - Patrice, Yvette et Max - attendaient que je les trouve là, bien cachées, pour me faire une petite farce avec leurs mines complices. Personne. Juste des câbles entremêlés, une odeur de plastique chaud...
Et puis, en entendant le générique de fin (qui, lui, soit dit en passant, est toujours le même), j'ai zappé un peu au hasard et patatras ! La tête de Sarkosy face à moi sur iTélévision... Zut de zut, on était vraiment en 2006... et je ne suis pas pressé d'arriver à 2007 ! Ce monde est trop injuste...
PS : les puristes me rétorqueront qu'en 1965, au tout début de l'émission, c'éatit Christine Fabréga qui présentait Des Chiffres et des Lettres et que Patrice Laffont n'a débarqué qu'en 1972. Moi, en 1965, je n'avais pas la télévision, je pouvais pas savoir. A cette époque, j'écoutais Coltrane... On peut pas tout faire !