Faut quand même que je vous narre un épisode survenu lors de nos dernières vacances... Je ne suis pas peu fier d'avoir marqué à jamais la mémoire d'un homme qui, lui-même, est devenu au fil des décennies une sorte de légende vivante et de mémoire de la grandiose cathédrale, en la belle ville d'Amiens.
Laissez-moi d'abord vous planter le décor : alors que nous séjournions quelques jours en Baie de Somme et que nous cherchions désespérément à croiser un petit rayon de soleil, je me rappelai que, quelques semaines auparavant, je m'étais rendu à Amiens dans un cadre strictement professionnel et que mes premières impressions furent si bonnes que je promis à Madame Maître Chronique de l'y emmener au plus vite. Ce qui fut dit fut fait, nous mîmes (euh... les jeunes, c'est le verbe mettre au passé simple, première personne du pluriel, je vous fais cette précision rien qu'à voir vos têtes ahuries, il est évident que nous ne parlons pas la même langue. Tiens, faudrait que j'essaie de placer un de ces quatre un petit imparfait du subjonctif...) donc le cap sur cette ville chef lieu de la Somme et commençâmes, en bons touristes que nous sommes, par une agréable visite des hortillonnages. Si vous ne savez pas de quoi je parle, vous n'avez qu'à vous imaginer, "un site naturel d'exception composé de jardins d'agrément et maraîchers enserrés entre les multiples bras de la Somme. Ce site protégé s'étend sur 300 hectares". Ce n'est pas moi qui l'écrit, c'est un dépliant touristique qui reflète bien la réalité de ce lieu magique qu'on découvre en naviguant tranquillement sur une petite barque électrique, au beau milieu de dizaines d'autres touristes dont on souhaite parfois, allez savoir pourquoi, qu'ils tombent de leur frêle embarcation. D'innombrables petits canaux, des jardins plus ou moins entretenus, sans électricité ni eau courante, un monde à part qu'il serait coupable de ne pas visiter.
Bien entendu, notre visite se poursuivit par le quartier Saint Leu, baptisé si j'ai bien compris la Venise d'Amiens, en raison de ses nombreux petits ponts enjambant un cours d'eau. Et puis, forcément, ZE must, ZE incontournabeul moniumeunte, madame la cathédrale d'Amiens, écrasante, splendide, devant laquelle on se sent comme un nain, on n'ose même pas imaginer combien d'êtres humains ont pu s'épuiser à la construire tellement c'est gigantesque. Non, sans rire, j'vous jure, quand je me suis trouvé sur le parvis, ce fut un grand choc. Et encore, c'était le deuxième parce que lors de ma première visite au mois de mai, j'étais accouru à ce même endroit pour me régaler les yeux. Trois mois plus tard, même éblouissement, trop fort un truc pareil. Pour la visite guidée, là en revanche, trouvez quelqu'un d'autre parce que je ne suis pas fortiche pour raconter. Moi, devant un monument, je lis peu, je m'informe au minimum (de toutes façons, Madame Maître Chronique sait tout et je n'ai qu'à lui poser les questions quand le besoin s'en fait sentir) : je regarde bêtement, j'admire, je m'abreuve, j'essaie de remplir l'armoire aux souvenirs, le grenier aux instants uniques, bref je me range illico dans la catégorie des contemplatifs un peu abrutis, pas envie de réfléchir. On a les crétineries qu'on mérite, moi c'est la gueule enfarinée, je suis certain que je dois me faire passer pour le derniers des nigauds mais je m'en fous, ça ne m'empêche pas de déguster tranquillement. Et pourtant, et pourtant... en baillant nonchalamment devant ces colonnades, j'ignorais qu'une chose pas banale allait se produire.
Nous étions le mercredi 9 août 2006, il était un peu plus de 15 heures 30 et nous approchions du coeur de la cathédrale, là où sont nichées les incroyables boiseries chantournées des stalles. Un endroit unique, une véritable bande dessinée en trois dimensions d'une démoniaque précision, un monument dans le monument. LE truc qu'on ne soupçonne pas si l'on ne fait que passer mais qui s'ouvre à vous pour peu que, comme nous, vous ayez la chance de vous trouver au bon moment, à 15 heures 30 justement, quand un certain Jean Macrez en commence la visite à sa façon très particulière... Le bonhomme doit bien avoir 75 ans. Il sait tout. Il raconte tout. Il vit sa visite comme au premier jour, éclairant de sa petite lampe de poche le moindre détail, vous le commentant avec un humour incroyable. Si vous entendez un groupe d'humains pouffer en la cathédrale autour de 16 heures, ne cherchez pas plus loin l'explication : monsieur Macrez raconte ! D'ailleurs, si vous entendez aussi un grand coup de gueule, c'est encore monsieur Macrez qui s'étouffe de colère lorsqu'un badaud soulève l'assise d'une miséricorde et la laisse retomber bruyamment. Alors là, notre papy voit rouge, en appelle aux gardiens, fait fermer le lieu et... comme si de rien n'était, poursuit sa visite là où il l'avait laissée. Ah, il faut le voir, plié en deux, marmonnant, décochant une vieille plaisanterie d'un air malicieux, frisant parfois le commentaire paillard sans jamais aller trop loin, et le voilà qui s'agenouille pour vous faire observer le petit détail qui, de toutes façons, vous aurait échappé. Et puis, et puis... Il y a un sommet dans sa visite : la Cène ! Où notre guide est certain que les convives sculptés mangeaient du pâté d'Amiens, c'est évident. Mais pour cette stalle, il va encore plus loin, le voici quasiment couché par terre, éclairant la partie la plus basse de la sculpture pour vous montrer que non seulement on voit l'autre côté de la table avec la nappe qui pend, mais que les pieds des personnages sont fidèlement représentés. Tout le monde l'entoure, comme en état de lévitation. Mais oui, il est le premier à avoir remarqué ces pieds ! Il est une sorte d'explorateur dont le territoire se limiterait à ces quelques mètres carrés au coeur de la cathédrale. Le voilà qui vous regarde maintenant d'un air malicieux et vous assène une plaisanterie qu'il doit probablement livrer implacablement depuis plus de 50 ans : "Vous avez devant vous les pieds des stalles !!!" (euh, les jeunes : pieds des stalles, piédestal... vous pigez ?). Ouarf ouarf ouarf ! Là, je vous dis pas, sa blague, il la préparait, et croyez-moi, il l'aime bien. Seulement, il ignorait que parmi son assistance émerveillée guettait dans l'ombre un certain Maître Chronique qui le regarda droit dans les yeux et lui répliqua dans l'instant : "Cher monsieur, vous venez donc de nous parler des célèbres orteillonnages !" (bon, les jeunes, une dernière fois, j'explique : pieds > orteils > orteillonnages > hortillonnages, jeu de mots quoi...). Et là, le Macrez, il fut pendant une fraction de seconde comme suspendu dans le vide, KO debout (ou agenouillé plus précisément), incapable de la moindre répartie, anéanti. Il avait trouvé plus fort que lui. Je l'avais terrassé par une plaisanterie qui m'était venue spontanément et que je lui avais livrée aussitôt, sans préméditation. En quelques instants, il reprit néanmoins ses esprits et me dit : "Alors là... celle-là, on ne me l'avait jamais faite ! Si vous le voulez bien, je me permettrai de vous citer lors de mes prochaines visites". Et moi, magnanime, je lui accordai bien volontiers ce droit, trop heureux de passer derechef à la postérité et d'entrer dans l'histoire locale grâce aux citations futures de cet incomparable guide.
Le reste de la visite se déroula tranquillement, moi je flottais dans le petit bonheur que j'avais instauré, admirant de vieux clichés sexagénaires pris par monsieur Macrez himself qu'il nous extirpa d'une vieille enveloppe fripée, sur lesquels on pouvait deviner l'état dans lequel se trouvait SA cathédrale après le passage de la barbarie brune. Et qu'il voulut absolument que je prisse (et toc ! un imparfait du subjonctif !) en photo avant de partir. En témoignage de mon admiration pour lui, je m'exécutai aussitôt, même si le cliché avait toutes chances d'être des plus médiocres. Je lui devais tout de même cette infime satisfaction !
En sortant, sur le parvis, je fus complimenté par quelques co-religionnaires touristes, je serrai des mains, tel l'homme politique en campagne électorale. J'étais devenu un personnage fugitif, j'avais apporté, comme on dit, ma petite pierre à l'édifice.
Le soir, après un détour par l'excellente "Maison du Petit Bedon", nous sommes revenus sur le parvis pour admirer comme des enfants la façade illuminée, repeinte à grands coups de projecteurs allant nicher leurs couleurs dans les moindres détails de la pierre sculptée. Véritable tour de force pictural, historique et informatique, cette illumination est grandiose. Je n'ai pas de conseils à vous donner, mais si durant vos vacances, vous approchez d'Amiens, un détour s'impose à partir de 22 heures !
Et comme un crétin, je n'ai même pas pris le temps d'aller faire un tour du côté de la MJC d'Amiens, là où sont nichés les studios d'enregistrement de Label Bleu. Pourtant, au vu des artistes qui y sont passés et de la qualité des prises de son, le détour aurait été grandement justifié. Mais on ne peut être partout et je reviendrai !