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WHAT ELSE ? - Page 10

  • COgitations

    « Mais qu’est-ce qui leur arrive ? Hé ? Ho ? Ca va pas la tête ? Z’êtes devenus fous ? » Non, mais, attendez que je vous explique ce qui m’arrive. Je suis là, dans ma chambre, tranquillement allongé, je viens seulement de me réveiller et je me rends compte que mon frère est en train de m’embrasser à pleine bouche – jamais je n’aurais pensé ça de lui… Notez bien, je ne juge pas, c’est sa vie, il est libre… – pendant que ma mère, livide comme un ciel lorrain pluvieux au mois de novembre, me conjure de prononcer le nom des Bee Gees ! Non non, vous ne rêvez pas : les Bee Gees ! Je ne voudrais pas être désagréable, mais ça aurait pu attendre un peu, laissez-moi émerger les amis, on est samedi, y a pas collège aujourd’hui, rien ne presse et cet après-midi, c’est Intervilles à Verdun, avec Guy Lux en vrai ! Nous sommes le premier mai, c’est la fête du travail, on va pas s’exciter comme ça sur le nom des frères Gibb ! C’est peut-être parce qu’ils ont une chanson qui s’appelle « First Of May » que ma mère y tient tellement. Mais d’un autre côté, ça m’étonne quand même parce que je ne la connaissais pas sous cet angle, ma mère, je savais pas que ça l’intéressait la musique anglo-saxonne, j’en étais resté aux Compagnons de la Chanson, Fred Mella, Jean-Louis Jaubert, Jean Broussolle… Quant à mon frère, ce serait bien qu’il arrête un peu parce que, sans vouloir être oiseau de mauvais augure, y a juste derrière lui un type en uniforme qui va l’enfermer au poste de police s’il continue à me malaxer les lèvres !!! Enfin, quand je dis police, je suis pas certain, je ne reconnais pas bien la tenue et puis il y a ce casque un peu inhabituel. Oui. Et puis je trouve que mon lit est un peu dur ce matin… Mais c’est bizarre tout de même, j’ai l’impression d’être allongé par terre parce que ma tête est à la hauteur des pieds de ma mère, alors à moins de supposer qu’elle ne soit parvenue à un état de lévitation suite à sa découverte des mélodies des Bee Gees, j’explique pas, mais vraiment pas. Et je suis en slip. D’habitude, je ne dors jamais en slip. Je porte un pyjama.

    Je crois que je commence à comprendre tout doucement…

    Tout à l’heure, j’étais déjà levé. J’ai même pris mon petit-déjeuner. Et puis je me souviens que j’ai voulu prendre un bain. On peut pas dire que j’étais sale, mais aujourd’hui, c’est un samedi qui compte comme un dimanche : oui, c’est ça, nous sommes le samedi 1er mai 1971 ! Alors, on va pas attendre dimanche pour le bain, on se débarrasse du lavage aujourd’hui. Surtout que cet après-midi, il paraît qu’on ira tous au Parc de Londres – c’est le stade qui s’appelle comme ça, à Verdun – pour voir Intervilles avec Guy Lux. C’est pas que ça me passionne vraiment, mais ça changera un peu.

    Donc, je suis monté à la salle de bains. Ce qui a installé ma mère dans un état d’inquiétude maximale, parce qu’elle crève de trouille à chaque fois qu’on va dans cette pièce et qu’on met en route le chauffe-eau, une machinerie qui présente une caractéristique vachement sonore : bien souvent, sa mise en marche déclenche une sorte de déflagration pas vraiment rassurante. Ca doit être une histoire d’entretien, je ne sais pas trop, le principal, c’est que l’eau chauffe, non ? Un chauffe-eau, vous, vous lui demandez quoi d’autre ? Faut dire que notre maison – enfin, la maison que louent mes parents depuis bientôt 10 ans – n’est pas de première fraîcheur, et je ne sais pas si l’idée d’une norme en matière de chauffage ou d’électricité a traversé un jour le cerveau de nos propriétaires invisibles. Mais on l’aime bien cette maison, avec ses deux grands marronniers qui allaient devenir mes complices à chaque fois que j’aurais envie d’un disque. Il y a aussi ces parterres de fleurs, circulaires, autour desquels j’entame de temps à autres une course-poursuite avec mon père, qui caresse obstinément l’espoir de me rattraper malgré le fait qu’en règle générale, j’ai toujours un tour d’avance. Et là-haut, au deuxième étage, c’est le lieu de tous nos exploits sportifs de carton où mon frère m’a initié il y a quelques années maintenant à la pratique du jeu des petits coureurs. Et dans le jardin, là, à droite du marronnier de droite, combien de buts n’avons-nous pas marqué ou encaissé ? Je ne suis pas certain que les massifs de fleurs partageraient notre enthousiasme, mais je peux vous dire que les ballons ont déjà pas mal fusé par ici. De l’autre côté, près du garage, il y a le potager avec les lapins, le tas où l’on dépose toutes les épluchures. Tiens, c’est là qu’un soir, je me suis retrouvé tout bête parce que je venais d’apprendre qu’un coureur cycliste anglais était mort en escaladant le Mont Ventoux. Le Tour de France 1967, je crois. Il y a aussi cette cave ou mon père va alimenter la chaudière en chardon, c’est quand même chouette, non ? Nous, on appuie sur des boutons de nos jours, des fois ça marche, des fois ça vous dit : défaut brûleur. Lui, il bossait pour qu’on ait chaud. Vraiment, cette maison est un peu pourrie, mais c’est la nôtre. Alors on s’est tous habitués à ses facéties et en particulier celle du chauffe-eau. Tous sauf ma mère qui est persuadée qu’on va y passer l’arme à gauche à chaque fois qu’on en franchit la porte. C’est la raison pour laquelle, dès lors que l’un d’entre nous s’y installe à des fins d’hygiène, il faut absolument qu’elle vienne frapper à la porte toutes les trois minutes et qu’on lui réponde que tout va bien.

    Je me souviens parfaitement que j’ai pris mon bain tout à l’heure. C’est après que, dans ma tête, les faits s’entourent d’un flou que je ne m’explique pas trop bien. Je me rappelle ces petites étoiles qui clignotaient un peu partout. Je sais que je suis sorti de la baignoire, je me suis séché et j’ai enfilé mon slip… à moitié. Après, c’est le trou noir. Défaut cerveau.

    Y a mon frère qui est là, ma mère juste derrière et au moins un pompier, sinon deux. On dirait qu’il m’est arrivé quelque chose. Mais bon, ça va mieux, je sais où je suis : dans ma chambre, allongé à même le parquet, en slip, et tout le monde semble s’intéresser drôlement à moi. Je crois comprendre que je suis tombé dans les pommes et que je me suis effondré derrière la porte de la salle de bains. C’est probablement parce que je ne répondais pas à ma mère qu’il y a eu comme un affolement. Surtout que je bloquais l’ouverture. Ensuite, je ne sais pas trop qui m’a sorti de là et comment, mais quelqu’un y est arrivé.

    Je suis réveillé mais quand même un peu dans les vapes ! Faut pas exagérer non plus, je fais le malin parce que je vous raconte, mais je me sens faiblard. Les pompiers m’ont pris en charge et fait monter dans leur camion rouge. Là, je fais une toute petite digression, mais je me sens obligé de vous confier que dans les dix minutes qui ont suivi, j’ai ressenti – très égoïstement – un sentiment de fierté comme je n’en avais jamais connu jusque là ! Attendez, faut me comprendre : j’ai traversé toute la ville à la vitesse de l’éclair, toutes sirènes hurlantes ! Le pied ! Rien que pour moi, le défilé à fond les ballons ! Remarquez, j’exagère là encore parce que traverser en camion de pompier la ville de Verdun à grande vitesse, ça ne prend pas dix minutes… En dix minutes, vous en faites au moins deux ou trois fois le tour… Verdun est une jolie petite ville, certes, mais c’est dans ces moments très particuliers que vous comprenez que c’est avant tout une petite ville.

    Le reste de la journée fut nettement moins passionnant : je me suis retrouvé au lit, à l’hôpital, j’ai vu des médecins, des infirmières, on m’a enfiché un tuyau vert à double branche dans le nez – je crois que c’était de l’oxygène – on m’a expliqué que j’avais été victime d’une intoxication au monoxyde de carbone – tiens, je vous l’avais bien dit que ce sacré chauffe-eau était un petit rigolo – dont la formule chimique est CO. C’est un truc vachement vicieux, ça sent rien, ça fait pas mal, non, ça vous envoie dans le coton en quelques minutes, vous voyez rien venir. Quand même, vous imaginez qu’à un certain moment, j’ai enfilé mon slip, j’ai passé la première jambe et… zou… plus personne, même pas le temps de finir. Ouah, ils ont dû voir mon zizi en plus… La honte, quand je pense qu’il y a encore peu de temps, je prenais mon bain en slip pour être certain que personne ne me voie nu… Ben là, c’est râpé, ils ont pu admirer le paysage, j’espère que c’est pas pour ça que mon frère m’embrassait sur la bouche. Non, non, si j’ai bien compris, c’est même lui qui m’a ranimé, avant que les pompiers ne débarquent – ce qui n’a pas empêché la presse locale, dès le lendemain de leur attribuer ce mérite. Ah les salauds ! C’est le frangin qui fait tout le boulot, eux, ils viennent juste pour conduire leur camionnette rouge et on les félicite. C’est dégueulasse, ce côté prestige de l’uniforme. Ils veulent pas une médaille, en plus ?

    Y a plein de monde qui est venu me voir, mes grands-parents étaient là, ils étaient contrariés eux aussi. Moi, ça m’ennuyait que tout le monde soit triste à cause de moi. Alors pour ne pas les attrister pour des pommes – celles dans lesquelles, manifestement, j’étais tombé, j’ai quand même terminé l’après-midi en vomissant. C’est un de mes trucs ça, vomir. Quand je fais du sport, au collège, je chope un mal à la tête carabiné tout le reste de la journée et à la fin, je vomis. Ben là, j’ai fait la même chose, au moins, je me suis dit que tous mes proches ne s’étaient pas fait du souci pour rien.

    Cette drôle d’histoire a eu deux conséquences bien particulières : depuis ce jour, je nourris une méfiance absolue à l’encontre de tous les appareils utilisant le gaz. Ces bestiaux là, je ne les aime pas, je les guette du coin de l’œil. Récemment, j’ai raconté ici même les mésaventures qui m’ont opposé à ma chaudière : normal, la chaudière, c’est l’ennemi ! C’est comme un chauffe-eau. Quant à la gazinière, je ne lui fais pas confiance non plus : à peine avons terminé de cuisiner que j’ai déjà fermé la manette d’arrivée du gaz. Quand je pars au boulot, il n’est pas rare que je remonte à la cuisine pour vérifier que je n’ai pas laissé le robinet ouvert. Moi, je n’y suis pour rien, c’est inutile de vous moquer de moi, on voit bien que vous n’avez jamais connu un chauffe-eau comme celui du 1er mai 1971. Méfiez-vous des gazinières…

    L’autre conséquence, elle est calendaire car figurez-vous qu’après cette hospitalisation dont la durée n’excéda pas une grosse demi-journée, j’ai fréquenté ce milieu une seconde fois, 8 ans plus tard, jour pour jour. Le 1er mai 1979, j’entamais une nouvelle aventure que je vous raconterai prochainement : ce seront les thrombochroniques ! Et celles-là, elles ont duré bien plus longtemps, j’irais même jusqu’à dire qu’elles sont toujours bien vivantes ! Je vous laisse seulement deviner que cette maudite fête du travail est devenue pour moi un jour fatidique en puissance. Depuis bientôt trente ans, je n’aime pas le 1er mai, cette journée est signe de menace, j’évite les longs déplacements, je végète, je me laisse gagner par une boulimie de nonchalance, c’est mon principe de précaution à moi.

    A propos du 1er mai 1971, vous savez quoi ? 25 051 jours plus tôt, le 29 septembre 1902, un certain Emile Zola – un de mes écrivains préférés – n’avait pas la chance d’être surveillé par une mère inquiète et mourait des suites d’une intoxication au monoxyde de carbone. Il n’allait pas pouvoir terminer la rédaction de son quatrième évangile. Promis, je vais le venger.
     
    PS : mon Quiet Man de frère évoque de son côté cette drôle de journée. Pour le lire, c'est ICI ! 

  • Conjonctions

    Il y a comme ça des moments où l'on se dit que la fièvre musicale va monter ! En tous les cas, celle d'une certaine scène jazz hexagonale qui va frémir à l'annonce de trois nouveaux disques qui, par avance, me réjouissent au plus haut point. Pensez-donc, trois grands messieurs : Henri Texier, Louis Sclavis et Michel Portal annoncent la sortie de leur nouveau disque !!! C'est un évènement qu'il faut saluer avant même d'avoir prêté le début d'une oreille à leurs nouvelles productions qui seront, à n'en pas douter, de très belle facture. Depuis des années et des années, ces musiciens de très grand talent ont su "élever le débat" musical à un tel niveau que la déception est impossible à envisager.

    Je prends ici la pari - guère risqué - de la qualité et j'en profite pour saluer en toute amitié celui qui me les a fait connaître voici maintenant 17 ans bientôt. Il se reconnaitra aisément, puisqu'hier soir encore, nous avons longuement parlé de musique (et de bien d'autres choses) autour d'une bonne table locale. Nous avons également lancé l'idée d'un projet commun : unir nos modestes forces pour imaginer une conjonction originale sous la forme d'un travail commun d'écriture, de musique et de vidéo. Cette petite aventure n'en est qu'au stade de la germination, tout cela est encore un peu flou mais, promis, vous serez tenus au courant de son avancement...

    Mais revenons plutôt à nos... musiciens du jour !

    Avec son Strada Sextet, le contrebassiste Henri Texier nous annonce "Alerte à l'eau". Un titre qui ne nous surprendra pas puisqu'il est bien connu que notre homme est depuis très longtemps très sensible aux soubresauts écologiques qui menacent la planète. Après le magnifique "(V)Ivre publié à l'automne 2004, nous allons retrouver son équipe en grande forme : Gueorgui Kornazov au trombone, Sébastien Texier (le fiston) au saxophone et à la clarinette, François Corneloup au saxophone baryton, Manu Codjia à la guitare et Christophe Marguet à la batterie. L'énergie sera au rendez-vous, à n'en pas douter !
    En savoir plus et en écouter quelques extraits...

    Louis Sclavis est un autre aventurier de la musique, jamais là où on pourrait l'attendre et toujours prêt à nous surprendre. Son dernier disque "Napoli's Walls" était une pure merveille d'invention et d'originalité, dédié au travail du plasticien Ernest Pignon Ernest. Sur ce disque, la clarinette de Sclavis, enchanteresse et imprévisible comme à chaque fois, s'entourait des textures sonores du violoncelle de Vincent Courtois, des délires vocaux et des effets sonores du trublion Médéric Collignon et de la guitare dissonnante de Hasse Poulsen. C'est dire que son tout prochain disque, "L'imparfait des langues", constitue à lui-seul un vrai défi car la succession de "Napoli's Walls" ne sera pas aisée ! Louis Sclavis retrouve pour l'occasion son vieux complice François Merville à la batterie et, pour le reste, a choisi de nouveaux compagnons - dont je ne sais rien ou pas grand chose à dire vrai : Marc Baron au saxophone, Maxime Delpierre à la guitare et Paul Brousseau aux... bidouillages ?, c'est-à-dire l'utilisation d'un certain nombre d'outils électroniques et de samples... ma foi toujours prometteurs ! D'autant qu'on nous annone aussi que ce disque a été enregistré "one shot", en une journée, au mois de mai dernier.

    Que dire de Michel Portal ? Clarinettiste qui interprète Brahms un soir, que l'on retrouvera le lendemain avec un combo jazz nerveux comme il a en le secret et le surlendemain en train d'expérimenter de nouveaux espaces sonores avec des musiciens de Minneapolis ayant travaillé avec Prince... Sans oublier les très nombreuses musiques de films qu'il a composées... Le personnage est impossible à cerner tellement le spectre de sa production est large et dense. Mais l'homme est passionnant, le musicien d'un intégrité absolue et la publication de "Birdwatcher" sur le label Emarcy va en réjouir plus d'un. Ceux qui ont pu écouter ce disque nous disent qu'on se trouve là dans un environnement musical où "l'ombre de Miles Davis plane indubitablement". On en salive d'avance. Michel Portal poursuit là son aventure américaine et nous, nous sommes dans les starting blocks, comme à chaque fois.
    En savoir plus...

    Alors, une fois encore, chapeau messieurs. Je suis à vos côtés, et je vous dis : MERCI !

  • Girobligatoire

    Paris au mois de janvier. Un beau soleil d'hiver, un appel à la promenade, depuis le Boulevard des Batignolles jusqu'au Carré du Louvre en passant par le Parc Monceau, le boulevard Haussmann, l'Eglise de la Madeleine, l'Opéra, la Place Vendôme et la Rue de Rivoli. Ah, le Parc Monceau ! Un moment très particulier pour moi : en observant le spectacle qui s'offrait à mes yeux, un mot est venu germer dans mon esprit baladeur et c'est avec le plus grand plaisir que je vous offre un néologisme - si je n'étais pas aussi modeste, je l'appellerais un "maîtrechronicisme" - sous la forme d'un adjectif chargé de sens : girobligatoire. Observez attentivement la photographie ci-dessous et laissez-moi vous expliquer les raisons de mon étonnement.

    medium_girobligatoire.jpg

    Il était aux environs de 11 heures du matin en ce dimanche 21 janvier 2007. Notre longue balade ne faisait que commencer et nous avions opté pour un petit crochet du côté du Parc Monceau - non sans avoir découvert la Rue des Levis, pleine de charme et animée d'un marché dominical revigorant. Le Parc Monceau, si vous l'ignorez, est un coin de paradis cerné de maisons splendides et réservées aux parisiens les plus fortunés. C'est le genre de quartier que l'on visite avec, un peu, la sensation de pénétrer dans un univers par effraction. On sait qu'on n'aura jamais les moyens de s'en offrir ne serait-ce qu'un morceau de fenêtre mais, étrangement, on en subit l'attraction parce qu'en toute honnêteté, on en prend plein les yeux. Tiens, je fais une parenthèse rapide : je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les couches sociales les plus favorisées ont une tendance maniaque à s'accaparer les plus beaux quartiers. Je me demande bien pourquoi. Fin de la parenthèse.
    Donc là... le choc fut pour nous absolument terrible ! A peine avions nous franchi la porte d'entrée du côté du Boulevard de Courcelles - oui oui, celui où François Cluzet doit retrouver sa femme disparue depuis des années dans le dernier film de Guillaume Canet, "Ne le dis à personne" - qu'un spectacle terrible s'offrait à nos yeux : celui des joggers du dimanche matin. En quelques bribes de seconde, je fus saisi par une peur panique dont j'eus la plus extrême difficulté à me défaire. Tous couraient - jusque là, rien d'anormal pour des adeptes du jogging - à des vitesses très variables et selon des styles parfois très étonnants et d'une réjouissante diversité pour nos yeux de provinciaux crapahuteurs. Pardonnez-moi une fois encore, mais je dois faire une petite pause dans mon récit car il faut tout de même que je vous raconte qu'au détour d'un bosquet, nous aperçûmes une dame - allez, disons, d'environ 68 ans - qui courait ou plutôt essayait de courir car, pour ne rien vous cacher, nous l'avons rapidement dépassée en flânant ; elle adoptait une démarche dont l'ergonomie ne nous a pas sauté aux yeux immédiatement - je vous avoue qu'elle m'échappe toujours -  et qui rappelait vaguement la déambulation d'un vieux coq arthritique consterné par la tristesse d'un poulailler désert. Vous voyez ce que je veux dire ? Non ? Moi, si, parfaitement, j'aurais dû prendre une photo. Elle lançait lentement sa jambe gauche en avant après un lever de cuisse tout en souplesse et ondulation, pour recommencer quelques secondes plus tard avec la droite. Un peu comme une séance de taï-shi déambulatoire, filmée au ralenti. Juste avant de découvrir cette merveille mouvante,  nous avions eu le temps d'observer quelques uns de ses congénères parmi lesquels j'avoue ma très nette préférence pour celui que j'appelle le professionnel. ZE professionnel, devrais-je dire ! Celui-là, il n'est pas venu pour rigoler. On ne plaisante pas avec l'exercice du dimanche et il faut que tout le monde le sache. D'abord, il a la tenue : collant ultra moulant, dans un tissu synthétique brillant et par dessus lequel il a enfilé un short très court et très échancré. Il porte un blouson en nylon et transpire abondamment. Non, c'est vrai, les professionnels, les vrais, ils ont à peine entamé leur circuit de croix qu'ils suent déjà comme des bêtes, c'est la preuve qu'ils sont des pros, ne cherchez pas ! Ou qu'ils ont placé sous leurs vêtements une petite fiole pleine d'eau dont ils vident petit à petit le contenu en actionnant une poire en plastique reliée au contenant par un tube courant le long du bras. Tiens, je viens de raconter n'importe quoi, tant pis. Le reste de son équipement est savamment étudié : petit bandeau pour éponger les rivières qui détrempent son cuir chevelu, chaussures fluo au cas où la peine infligée devrait faire l'objet d'une prolongation nocturne. Toutes les trente secondes, notre ami consulte fiévreusement sa montre (ou son chronomètre) pour vérifier que la répétition de l'entrainement produit bien les effets escomptés sur sa performance en constante progression. Et puis... et puis, il double. Tout le temps. Il doit composer avec l'univers bariolé des amateurs qui sont venus, eux, tout simplement, pour évacuer les surplus alimentaires du samedi soir. Il a du mal, on le voit très vite, à cacher l'irritation que suscite chez lui cet effort permanent pour zigzaguer au beau milieu des dilettantes.
    Bon, j'en étais où déjà ? Ah oui, donc, nous venions à peine d'entrer dans le Parc Monceau que notre étonnement fut à son comble lorsque nous constatâmes que tous ces sympathiques sportifs couraient tous dans le même sens. Pourtant, rien ne les y oblige, j'ai eu beau chercher un éventuel panneau marquant un sens interdit, une flèche directionnelle. Non, rien de tout cela : alors qu'un peu de fantaisie aurait pu conduire tout ce petit monde à s'égailler dans les allées du Parc selon une orientation aléatoire, propice à toutes les rencontres, tous suivaient au contraire une invisible trajectoire unique. Comme s'ils s'étaient trouvés victimes de ce que l'on pourrait appeler le "Syndrome du Périphérique". Oh, nous avons bien débusqué, ici ou là, un ou deux dissidents, mais si rares que notre perplexité demeura intacte du début à la fin de notre promenade. Surtout que les pauvres prenaient cet incroyable risque de se prendre en pleine figure les effluves sudorifères de leurs opposants. Et croyez-moi, si vous prenez le temps, comme nous, de vous immerger dans cette communauté galopante, au bout de quelques tours, je peux l'affirmer sans risquer de me tromper : ça fouette, ça poque, ça schlingue ! Faut pas le dire, je le sais bien, c'est pas sportivement correct. N'empêche que nous, en pleine digestion de notre méga-petit déjeuner pris à l'hôtel du côté de la Gare Saint-Lazare, nous avions intérêt à bien accrocher nos estomacs. Nous étions même en fin de digestion et j'en profite pour vous signaler qu'on trouve au Parc Monceau des toilettes gratuites et propres (enfin, il n'était que onze heures du matin, je ne garantis pas le résultat en fin de journée), absolument bienvenues à nos vessies qui hurlaient en silence depuis quelques longues minutes déjà. Ne rigolez pas, vous ferez moins les malins quand vous aurez mon âge, bande de jeunes. Heu, qu'est-ce que je disais, déjà ? Oui, donc, tout cet aréopage courait à sens unique, sans explication autre selon moi que celle d'un instinct grégaire, probablement typique de l'être humain, mais surprenant néanmoins. Pour tout vous dire, j'ai même sursauté à un certain moment lorsqu'un des gardiens du parc fit retentir la stridence de son sifflet à mes oreilles délicates : j'en étais sûr, il allait par son appel inviter tous les coureurs à faire demi-tour en même temps, pour que leurs foulées innombrables puissent modeler harmonieusement le gravier des allées. Un tour dans un sens, puis le suivant dans l'autre. Mais non, j'étais dans l'erreur. L'intervention du représentant de l'ordre visait un petit bonhomme qui, par mégarde, avait commis le sacrilège de mettre un doigt de pied sur une pelouse pour aller rechercher le ballon qui lui avait échappé. Un bel exemple de délinquance juvénile !
    Alors, pour finir - et comme vous l'indique cet instantané pris à la volée de mon téléphone - nous avons longuement hésité avant de nous asseoir pour contempler et prendre le temps d'observer cette mini-société en mouvement. Mais comme tous les bancs étaient vides, nous avons compris que nous commettrions probablement là un crime de lèse-coureur. Car il est vrai que la souffrance des uns ne peut devenir le spectacle des autres, des passifs, de ceux qui, comme nous, aiment à errer la truffe en l'air, l'oreille dressée, tels les toutous tout foufous de l'ami Gotainer.
    Il nous est donc resté de cette visite une interrogation : pourquoi ce parcours unique ? et un nouvel adjectif, "girobligatoire" dont il n'est pas nécessaire de vous expliquer la construction. 
  • GPS !

    Samedi dernier, vers 20h50, à l'entrée du Théâtre Edouard VII à Paris où, avec Madame Maître Chronique, nous allons voir "L'idée fixe", une pièce jouée par Pierre Arditi et Bernard Murat.
    Un homme arrive, tout essoufflé, et rejoint d'autres personnes, des amis semble-t-il, qui l'attendent. Tout ce petit monde est rassuré d'être au complet à temps. Il s'en est fallu de peu...
    "C'est la faute à mon GPS", dit le retardataire, "il s'est complètement planté !"
    Ainsi donc, cet outil miracle pourrait nous perdre ? Ainsi donc, nous lui serions totalement soumis au point de parvenir à un état de dépendance qui nous rend incapable de lire un plan du quartier et de nous énerver devant les approximations de cette boussole satellitaire ?
    Avec nos outils de papier, nous étions pourtant parvenus en temps en en heure sur le lieu de notre soirée... C'est bizarre tout de même...
    Nous ne sommes pas égaux devant la technologie.

  • Impératifs muraux

    Chaque jour, le trajet qui m'emmène de la Maison Rose à mon bureau - allez, sans trop me presser, il me faut au moins un quart d'heure à pied - me fait passer sous la voie ferrée en un lieu qui, c'est évident, sert de défouloir à bien des frustrations. Sexuelles, la plupart du temps, vous l'aurez facilement deviné. Les tags fleurissent chaque jour et les nettoyages régulièrement entrepris par la municipalité ne désarment pas leurs auteurs qui reviennent inlassablement à la charge, pour mon plus grand bonheur, je dois bien vous l'avouer.
    D'ailleurs, si je pouvais me permettre une petite requête : monsieur le Maire, pourriez-vous dépêcher rapidement une équipe pour nettoyer mon journal mural, car mes journalistes invisibles et nocturnes n'ont quasiment plus de place depuis deux jours. Merci.
    Je ne parle pas ici de ces signatures illisibles et banales dont les modèles sont certainement importés directement des ghettos des cités américaines des années 70. Aucun intérêt, c'est un truc qui se passe entre personnes qui doivent certainement comprendre ce qu'elles écrivent, un idiome tribal, mais qui exclut du dialogue les personnes, comme moi, qui passent et lisent. Et puis, avouons-le, c'est moche et ennuyeux, c'est une sorte de fiente murale déposée là par quelques citoyens en manque de reconnaissance. On se croirait à Paris, quand on attend le train et qu'on contemple le RER. Le même décor sinistre. Circulez, y a rien à voir.
    Je ne peux même pas vous parler de "graphes", car ces dessins, qui peuvent être magnifiques, semblent avoir choisi de s'afficher ailleurs. Dommage. Un jour peut-être...
    Car dans mon petit passage souterrain, on ne dessine pas : on signe, on tamponne, on s'injurie, on émet des hypothèses curieuses. Tiens, un beau jour, tout avait été repeint en gris uniformément moche et, chaque matin, devant ce silence visuel, j'attendais la réapparition du prochain message. Il me manquait ma lecture quotidienne. Je n'habite pas en région parisienne et personne ne vient me distribuer je ne sais quel machin gratuit à lire. Moi, mon journal ne s'appelle pas "Metro", il a pour nom : "Passage sous la voie ferrée".
    Un beau jour, Eurêka, une mystérieuse phrase avait surgi : seule au milieu du désert gris, elle nous annonçait qu'un chanteur de variété bien connue des ménagères de plus de 50 ans avait le SIDA. Pourquoi cette phrase ? Nul ne le saura jamais. Elle a surgi, venue de nulle part, avant d'être consciencieusement rayée par une autre main anonyme, dont le (ou la) propriétaire devait être un (ou une) fan du chanteur.
    J'aime bien, moi, tous ces dialogues silencieux.
    Au mois de novembre est apparue la signature au pochoir d'une "tueuse de machos" : elle en foutu partout, la vache, et pif, et paf... du tamponnage intensif, sans nuance. On aurait dit le sketch du "Train pour Pau", quand Régis Laspalès devient fou à la fin et s'acharne à massacrer un billet de train à coups de tampon rageurs en hurlant : "Ah oui, j'aime bien, ça !". La tueuse de machos, elle a fait la même chose, mais c'est moins drôle ! Surtout qu'elle a tendance à déborder sur les façades des maisons avoisinantes et c'est la preuve qu'on peut se prétendre féministe et ne pas respecter le bien d'autrui. Mon petit passage, OK, c'est un peu la cour de récréation commune, chacun y possède son petit coin, mais il y a une ligne à ne pas franchir.
    Il y a eu aussi une époque où un certain Benjamin M. a encouru les passions et les foudres de son public scriptural : un matin, pan sur le nez, ou sur le coeur plutôt, une déclaration d'amour enflammée lui était brutalement destinée. A sa place, j'aurais vraiment été gêné d'autant que dès le lendemain, une autre écriture (celle d'un amoureux éconduit ?) lui assénait des propos par lesquels notre ami était comme accusé de pratiques sexuelles réprouvées par la morale chrétienne. Benjamin M. se compromettait avec des garçons ! Bon, c'était pas dit exactement comme ça, les termes étaient plus grossiers, mais je fais court pour que vous compreniez bien la cruauté de l'attaque. Oh, le pauvre, en deux jours, on lui avait fait sa fête sans qu'il ait son mot à dire... A moins - et je crois volontiers à cette hypothèse - que toute cette histoire ne soit le fruit que d'une seule imagination.
    Je lis aussi souvent cette phrase (de qui, on ne nous le dit pas) qui est, je cite grossièrement de mémoire : "Je me suis longtemps demandé pourquoi dans ma vie je ne voyais jamais les mêmes personnes. Je ne les voyais pas." C'est mignon tout plein, non ? Vous voyez, on marche, on réfléchit en même temps. C'est la preuve que la marche rend intelligent. De la philosophie pédestre, non mais, de quoi il semelle celui-là...
    Ah... je garde le meilleur pour la fin. Les ordres ! Les vérités ! Je suis certain que vous avez déjà été confrontés à tous ces messages dont l'inspiration anarcho-libertaire a ceci de très particulier qu'ils consistent en des injonctions totalement contradictoires avec la philosophie qui les sous-tend, à savoir le refus de toute autorité.

    "Citoyens, réveillez-vous, éteignez votre télévision !"

    Hep, monsieur, je veux bien éteindre mon téléviseur, mais ma télévision, ce sera tout de même plus difficile. Et puis je fais ce que je veux d'abord.
    "La lutte est intérieure"
    C'est une nouvelle, celle-là, je l'aime bien. Elle vient d'apparaître, là, aujourd'hui. Quelque chose me dit qu'elle est née du cerveau d'une toute récente victime de l'épidémie locale de gastro-entérite. Encore un peu, il va nous servir la théorie du complot.
    "Il faut serrer les poings plus fort"
    Oui, et je recommande à notre lutteur intérieur de s'appliquer cette consigne, ça pourra toujours lui servir.
    "Lesbiennes et fières de l'être"
    Mais vous faites ce que vous voulez mesdames, personne ne vous a rien demandé.

    Et y en a comme ça encore plein des mots d'ordre ou des slogans, j'ai même du mal à les mémoriser tous, ça change souvent, ça efface, ça rature, ça surligne. Une vraie bataille rangée de bombes à peinture. Un combat de mots. Demain ne sera pas comme aujourd'hui qui n'était pas comme hier.

    Finalement, mon mur est le vieux cousin de ce blog, et lui, au moins, n'a rien à craindre d'un plantage de mon ordinateur. Son système d'exploitation s'appelle Walls. Murs, fenêtres, tout ça c'est la même maison, non ?

  • Des étoiles disparaissent...

    Allez savoir pourquoi ces deux-là ont décidé de faire le grand saut à deux jours d'intervalle : le grand, très grand, saxophoniste Mickael Brecker est parti rejoindre l'au-delà à l'âge de 57 ans, vaincu par une leucémie contre laquelle il se battait depuis quelque temps.
    Quant à Alice Coltrane, 69 ans, elle vient aussi de rejoindre son John de mari, qui nous avait tous laissé tomber le 17 juillet 1967, à l'âge de 40 ans. Alice était aussi harpiste, pianiste, compositeur, elle laisse derrière elle un bien bel héritage.
    Difficile d'écrire après deux tels chocs.
    Je veux juste leur rendre hommage, comme ça, sans abuser des mots.
    Leur dire qu'ils vont nous manquer.
    Qu'ils sont deux belles étoiles qui viennent de s'éteindre. 

  • Le temps de la galette

    Je me suis récemment installé devant les étagères sur lesquelles j'ai tenté de ranger l'ensemble de mes disques. Et j'ai contemplé l'ensemble : il y a là le coin des 33 tours (environ 600), celui - ou ceux devrais-je dire - des CD, que je ne compte plus vraiment même si je sais que leur comptage s'exprimera au moyen d'un nombre à quatre chiffres. Il a aussi une petite unité de stockage numérique (500 giga-octets, pas plus) sur laquelle j'engrange une partie de mes vieux vyniles au format mp3, histoire, de temps à autre, de me livrer à une petite plongée dans le passé en ré-écoutant de vieux trésors avec mon baladeur. Je passerai sous silence ce gros carton dans lequel j'ai stocké des dizaines et des dizaines de concerts du groupe Magma, offerts sans que je les ai demandés par des fans qui voulaient me témoigner leur reconnaissance après que j'aie mis en place sur Internet le "Web Press Book" du groupe. Tiens, il faudra bien qu'un jour je les écoute ces enregistrements "sous le manteau", comme on dit. Aurais-je le temps ? Pas sûr...
    A côté de mon frère, je suis, certes, un amateur, un discophile à la petite semaine, mais tout de même, il y a là tellement de bonheurs accumulés depuis la fin des années 60 que je suis tout heureux d'avoir pu offrir à ces disques un écrin digne de la joie qu'ils ont pu me procurer en près de 40 ans. Nichés au deuxième étage de la Maison Rose, dans cette grande pièce sous les toits que nous avons baptisée le Chalet Suisse - murs de pierre, belle cheminée, poutres, lambris, atmosphère presque montagnarde. Ils sont là, régis par un ordre qui me semble logique même si souvent hermétique à la plupart de ceux qui viennent faire un tour dans ce refuge : s'il est facile de débusquer le rayon de la musique dite classique, si l'on repère sans difficulté l'étage de la chanson française, si jazz et rock ont eux aussi leurs espaces propres (je précise qu'à l'intérieur de ces catégories, j'ai opté pour un classement alphabétique), il me faut fourbir des arguments un peu tirés par les cheveux pour expliquer que tout un rayon est dédié à John Coltrane (plus de 120 CD), qu'un autre rassemble l'ensemble de la collection de Seventh Records (Magma et associés), je dois également expliquer qu'il m'a aussi fallu utiliser certains coffrets comme "serre-CD", prenant parfois la décision de les sortir de leur famille naturelle. Et puis, ici une collection consacrée à l'histoire du jazz, et puis une autre encore...
    Est-ce parce que nous venons tout récemment de fêter l'Epiphanie que je me penche sur le cas de toutes mes galettes ? En réalité, il n'est pas un jour sans que je me pose une question cruciale (vous constaterez que pendant que certains cherchent un logement, je suis habité par des préoccupations fondamentales...) : pourquoi continué-je à acheter régulièrement des disques alors que je sais pertinemment que la plupart d'entre eux ne tourneront qu'un nombre très limité de fois sur mes platines ou lecteurs ? En parcourant le rayon des vyniles, je fus pris l'autre jour d'un vrai vertige en m'apercevant que ces beaux objets, chargés de mon histoire personnelle, auxquels tant de souvenirs sont associés, étaient sagement rangés là, sans réel espoir de revenir à la vie sous le passage d'une pointe de diamant en leur sillon ou l'effet d'un rayon laser gobeur de 0 et de 1. Aurais-je un jour l'occasion de les écouter une nouvelle fois ? Impossible de le dire. Je préfère même ne pas chercher à répondre vraiment à la question.
    Je me rappelle qu'en 1976 - j'avais 18 ans, j'étais encore un peu crétin parfois - j'ai revendu un nombre incroyable de 33 tours parce qu'à cette époque, je vouais un culte absolu à la musique de Christian Vander et que je lui avais comme "obéi" après avoir lu des interviews dans lesquelles il donnait son opinion sur tel ou tel musicien. Des jugements souvent tranchés et des arguments assez forts... Du coup, certains de mes disques ne trouvèrent plus grâce à mes oreilles et c'est sans complexe que je partis un beau jour chez mon disquaire pour lui donner en dépôt tous ces disques à revendre. Mal m'en prit, car à peine la vente réalisée, je fus envahi par les remords et pris par le désir total de les écouter sans attendre. Ils n'avaient pas quitté leur nid depuis vingt-quatre heures qu'ils me manquaient déjà. Et je dois confesser qu'au fil des années qui se sont écoulées depuis cette erreur fatidique, j'ai racheté une bonne partie de ces vieux trésors. Ils sont là, tout près de moi, je ne les ai jamais beaucoup écoutés, mais je sens leur présence. Elle me rassure.
    Je crois que ce phénomène s'apparente à celui d'une sorte d'amputation : ces disques sont le reflet de ma propre histoire, ils sont en quelque sorte le témoignage d'une longue et lente construction et leur absence est toujours cruelle. D'une certaine façon, ils permettent au passé d'être moins lointain que lorsqu'on ne peut se raccrocher à ce dernier qu'au moyen des souvenirs qui s'effilochent au gré des caprices de notre mémoire. Eux sont là, bien présents, ils prouvent notre passé.
    Prenons un exemple concret : si je regarde la pochette du premier 33 tours de Jerry Garcia (guitariste leader du Grateful Dead), aussitôt, je remonte le temps, je fais un grand saut de 35 ans en arrière et me retrouve en ce vendredi 4 février 1972, très important pour moi. J'habitais Verdun et je mettais les pieds pour la première fois dans un magasin de disques appelé "Card Shop", petite embarcation commerciale dont la vendeuse - notre chère Gaby - allait être le commandant de bord durant de longues longues années, avant de rejoindre la grande librairie de cette même ville... où elle exerce encore, à quelques mois aujourd'hui de sa retraite ! J'ai eu l'occasion de bavarder avec elle il y a quelques semaines et, comme vous l'imaginez, nous avons évoqué le passé non sans avoir mesuré son défilement vertigineux en nous donnant des nouvelles réciproques de nos enfants devenus adultes... Voilà, c'est aussi simple que ça : les 12762 jours qui se sont écoulés entre aujourd'hui et le 4 février 1972 n'en forment qu'un seul. J'ai à nouveau 14 ans, ma vie commence seulement, mon passé existe à peine et mon énergie est intacte.
    Ainsi vous l'aurez compris... le sablier du temps qui passe me nargue, m'angoisse parfois. Il m'arrive d'opérer un décompte un peu macabre pour m'apercevoir que le temps qui me reste à vivre est forcément bien plus court que celui que j'ai déjà vécu. Alors je ma fabrique des armes - toutes pacifiques - pour rester fort et prêt à affronter avec la plus belle énergie les années à venir. Et tous ces disques constituent mon arsenal, ma force de construction massive !
    Tiens, à ce sujet, je viens d'apprendre que dès la fin du mois, Henri Texier allait sortir un nouveau disque (je le sais parce que c'est lui qui me l'a écrit). Un tel événement, ça ne se manque pas, car Henri Texier, contrebassiste, est un grand monsieur du jazz, qui possède un sens merveilleux de la mélodie ; je possède quasiment tous ses disques et le prochain, dès le jour de sa sortie, trouvera la place qui lui est déjà réservée sur son rayon, là-haut, dans le Chalet Suisse.
    Et puis zut, il y a le prochain Louis Sclavis, aussi, au début du mois de février, sur le label ECM.
    Ah, et dire qu'on trouve en ce moment, à des prix défiant toute concurrence, deux ou trois vieux disques de Bob Dylan qui me manquent...
    J'en finirai jamais...

  • Mutation textuelle

    Merci à mon ami Kangou et à Hélène Collon - qui, soit dit en passant, est LA grande traductrice des romans de Philip K. Dick - d'avoir contribué à la mutation d'une note de ce blog (John le Fou) devenu article dans l'excellent Citizen Jazz.
    A lire par ici...

  • Je me souviens -- 3

    Je me souviens du mois d'octobre 1975. Ma soeur et moi, néo-bacheliers à l'assaut de l'Université où nous avions atterri un peu par hasard afin d'essayer d'acquérir laborieusement un diplôme en Sciences Economiques, avions à peine posé nos valises à Nancy et suivi nos premiers cours dans l'enseignement dit supérieur qu'une bien triste nouvelle vint assombrir notre nouvelle vie d'étudiants : quelques coups discrets frappés à notre porte, notre propriétaire nous annonçant que notre grand-père venait de nous quitter. Il avait laissé ses dernières forces dans un inégal combat contre la maladie, nous savions qu'il était parti tutoyer les anges pour enfin, trouver le repos qu'il méritait.
    Il nous fallut donc repartir en notre ville natale pour l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure, à une vingtaine de kilomètres de Verdun, dans son village de Sivry-sur-Meuse dont il fut le maire pendant vingt-sept ans.
    Avant d'abandonner provisoirement notre nouveau cadre de vie, car cette époque correspondait aussi à celle où nous nous affranchissions de la tutelle parentale, nous dûmes nous lancer rapidement à la recherche de celui ou celle qui voudrait bien, à notre retour, la semaine suivante, nous prêter les cours auxquels nous n'allions pas pouvoir assister pendant trois jours. Imaginez un peu la scène : nous, un peu nigauds, ne connaissant pas grand monde, devions interroger notre voisinage d'amphithéâtre le plus immédiat afin de débusquer la bonne âme qui accepterait de nous rendre ce service.
    Cette bonne âme était une jolie petite demoiselle blonde, qui avait un sourire unique lui creusant une fossette rigolote dans la joue droite. Je m'en souviens très bien. Elle venait d'Epinal.
    Etrange téléscopage de la mort et de la vie, comme si l'une se nourrissait de l'autre : car qui pourrait dire si, sans ces circonstances pénibles, j'aurais pu petit à petit me rapprocher de cette jolie blonde à fossette ? qui peut être certain qu'elle aurait même prêté la moindre attention à ce post-adolescent chevelu et barbu dont le principal exploit consisterait, durant l'année à venir, à enjamber dans une grande envolée un banc rond trônant dans le hall de la Faculté, au risque de s'écraser lamentablement dans une ridicule et peu grâcieuse chute bien méritée ?
    J'aime à penser que ce fut là le dernier cadeau de mon grand-père : dans un ultime clin d'oeil céleste, il avait eu la délicatesse - lui qui fut longtemps entrepreneur dans le bâtiment - juste avant de rejoindre le Paradis des grands-pères, de poser la première pierre d'une maison aux fondations solides. Je suis certain qu'il nous guette toujours, 31 ans après et qu'il savoure le plaisir d'avoir contribué à la naissance d'une famille.
    Car vous l'avez compris, cette petite blonde à fossette est celle qui m'accompagne depuis 30 ans, infaillible compagne et mère de mes enfants.
    Ce grand-père, prénommé Pierre, avait fourni la pierre fondatrice d'un édifice dont l'un des quatre piliers s'appelle lui-même Pierre. C'est le prénom que nous avons donné à notre fils, comme s'il n'en était pas d'autre possible.

  • Je me souviens -- 2

    Je me souviens de l'automne 1974. Cette année-là, comme chaque année, mes grands-parents revenaient d'un séjour passé sur la Côte d'Azur chez le fils de ma grand-mère (qui n'était pas ma grand-mère au sens biologique du terme, mais ma vraie grand-mère néanmoins puisque vivant avec mon grand-père depuis 1946, soit douze ans avant ma naissance - par conséquent, le fils de ma grand-mère était aussi mon oncle !). Ils avaient fait, comme à chaque fois, le voyage d'une seule traite.

    C'est au moment où je vis mon grand-père, alors âgé de 77 ans, que je compris que quelque chose ne tournait pas rond.

    Etait-ce son teint étrangement jaune ? Sa manière de nous sembler comme absent, déjà, sans prendre vraiment part à la conversation ? Il y avait sur son visage comme la marque d'une tristesse infinie et de la résignation de celui qui sait. Lui qui était d'ordinaire d'un commerce si agréable, un modèle pour nous tous, jamais agressif, cherchant toujours à souligner les qualités des uns et des autres plutôt que leurs défauts, d'un calme et d'une apparente sérénité qui faisaient tant de bien à ceux qui vivaient à ses côtés. Lui qui s'était mis au service d'un village dont il avait été le maire durant près de 30 ans, faisant l'unanimité autour de lui. Lui dont nous étions tous si fiers.

    Je n'eus pas à attendre très longtemps une réponse car quelques semaines plus tard, j'appris qu'il souffrait d'un cancer du pancréas. Entre le jour de son retour de vacances et celui de son dernier départ, il s'écoula une année durant laquelle nous le vîmes inexorablement décliner, s'absenter petit à petit. Il ne semblait plus avec nous, comme si une gomme céleste était en train de l'effacer. En fermant les yeux, je le vois nettement, assis dans un fauteuil en toile orange, devant sa maison, le visage émacié. Il n'était déjà plus de ce monde.

    Je n'ai jamais manqué de penser que les souffrances qu'il a pu connaître furent incroyablement injustes, j'aurais tellement voulu qu'il puisse nous quitter bien plus tard, en quelques secondes, dans le souffle de l'éternité qu'on réserve aux vieillards.

    Aujourd'hui encore, dans mon jardin, je ne peux réprimer un violent pincement au coeur lorsque je m'allonge dans ce vieux fauteuil de toile orange. Et je pense si souvent à lui.