Un mois déjà en effet que, jour pour jour, j'ai vu ma mère vivante pour la dernière fois. J'avais bien compris ce jour-là qu'elle se laissait aller à un drôle d'abandon : elle ne mangeait presque pas, elle avait beaucoup maigri d'ailleurs, ses repères temporels se brouillaient dans cet univers gris et mutique du centre de rééducation de l'hôpital où la conversation des voisines de chambre se limitait à un silence à peine zébré des sons émis par une télévision qu'elle ne regardait même plus, elle restait presque sans réaction face à certaines nouvelles qui, trois mois plus tôt, provoquaient encore chez elle un refus catégorique - preuve de sa volonté de s'accrocher un peu à la vie - comme la perspective d'être transférée dans un centre de moyen séjour qui lui rappelait de trop pénibles souvenirs, ceux de la maladie de mon père et de la souffrance. Même l'annonce, sèche, de la nécessité de son placement en maison de retraite, assénée sans trop de ménagement par le médecin chef venu lui rendre visite cet après-midi là, n'avait suscité de sa part aucun commentaire. Elle avait pourtant bien entendu, mais écoutait-elle encore ?
Nous l'avions trouvée, Madame Maître Chronique et moi, alitée en ce morne début d'après-midi. Pas normal. Parce que, pour ne déranger personne, elle avait essayé de se lever toute seule la nuit, sans allumer, sans appeler personne. Pour ne pas déranger... sa hantise. Une chute, un bleu sur le côté de l'oeil droit. Et l'interdiction, désormais, de dormir sans barrières métalliques. Finie la marche avec les béquilles, désormais mises au placard, retour du déambulateur. Retour en arrière. Cruel échec pour celle qui, peu de temps auparavant, avait passé un mois en la Maison Rose, pour celle qui n'avait pas ménagé ses efforts et s'était appliquée méthodiquement aux exercices donnés par la kinésithérapeute, jusqu'à parvenir à marcher presque normalement, avec une seule béquille, sans pouvoir toutefois masquer la petite grimace de douleur, pour elle qui avait réussi à monter une marche, puis deux, puis l'escalier en entier, puis à le descendre, puis à recommencer. Oui, recommencer.
Désillusion pour celle qui, en route vers l'hôpital où elle était attendue pour une simple visite de contrôle avant de prendre la route avec sa fille et de passer quelque temps en région parisienne, chantait dans la voiture des chansons d'Edith Piaf avec sa petite-fille. Avant d'apprendre, une heure plus tard, qu'une nouvelle opération de la hanche serait nécessaire. A cet instant précis, son regard a croisé le mien, je lui ai serré la main très fort. J'ai lu dans ses yeux une infinie tristesse, beaucoup de détresse aussi.
Comme si elle savait déjà que toute cette histoire allait connaître une fin proche, comme si d'une certaine façon, elle avait pris une sombre décision.
Pourtant, elle restait attentive à certaines choses, à certains gestes : elle m'avait fait remarquer qu'elle n'avait jamais vu mon sac... et elle avait bien raison car je l'avais acheté quelques jours plus tôt. Et lorsque la semaine suivante, je lui avais dit au téléphone que nous ne pourrions lui rendre visite en raison d'un léger malaise provoqué chez moi par une brutale chute de tension, elle avait si bien enregistré et diffusé l'information auprès de ses autres enfants que ceux-ci me téléphonèrent très vite pour prendre de mes nouvelles.
J'aurais dû toutefois comprendre qu'elle nous délivrait déjà un message.
Un message que j'avais peut-être partiellement reçu, sans oser toutefois penser plus loin : j'ai le souvenir très précis ce jour-là, après la visite du médecin, d'en avoir fait au téléphone un bref compte-rendu à ma soeur et je me rappelle avoir évoqué avec elle la perspective désagréable de l'appartement qu'il faudrait vider. Probablement parce qu'il avait été question de maison de retraite et donc d'une nouvelle organisation à trouver. J'imaginais déjà les cent-cinq mètres carrés à vider, les meubles à déménager, les objets à conserver, ceux à donner... Une tâche douloureuse qui nous incombe maintenant et dont nous devons nous délivrer dans les prochains jours.
Sa fin de vie me laisse un goût très amer d'inachevé. Car ce samedi 12 mai 2007, ma mère profita, une des dernière fois pour elle probablement, de la visite du médecin pour lui dire combien, malgré tout, elle se sentait privilégiée d'avoir vécu 55 ans avec son mari, d'avoir eu 4 enfants, 6 petits-enfants, 2 arrières-petites-filles, tous vivants. Elle était fière de nous tous, nous étions sa réussite. Elle ne vivait plus que par nous depuis la mort de mon père. Et dans la conversation, elle raconta, comme elle en avait l'habitude, mon entrée à l'école en 1962. J'avais d'abord été "inscrit" un an auparavant... tout en restant auprès d'elle à la maison car elle semblait peu pressée de me voir partir, moi, son "petit dernier". Alors on pourra comprendre que mon voeu le plus cher aurait été de lui rendre la pareille et de l'accompagner au plus loin, de lui tenir la main jusqu'à la dernière heure. Elle m'avait aidé à entrer dans la vie, j'aurais voulu l'aider à franchir le cap de l'autre monde. Mais la grande roue de son histoire en a décidé autrement et, à peine vingt-quatre heures après son admission dans ce centre de moyen séjour dont elle redoutait tellement qu'il la confronte avec tous ces souvenirs funestes, ce jeudi 24 mai 2007, elle s'envola, en quelques minutes, après avoir dîné. Son coeur l'abandonnait. Malgré un examen cardiaque "normal" quelques heures auparavant, elle fut soudain prise d'un malaise qui l'empêchait de "retenir sa respiration" - ce sont ses propres mots, merveilleusement transmis par sa voisine de chambre qui tint absolument à nous faire part des heures agréables qu'elle avait pu passer avec elle. "Elle était si intelligente, si gentille. Nous étions devenues comme des amies en quelques heures. Je tenais à vous le dire."
J'avais encore longuement parlé au téléphone le matin même à ma mère, je lui avais comme à chaque fois prodigué des encouragements, pour qu'elle s'accroche et qu'elle revienne vivre parmi nous, je lui avais promis que nous ferions tout notre possible pour qu'elle vive à nos côtés, nous avions même ri une dernière fois quand je lui expliquai qu'elle allait peut-être rencontrer un beau jeune homme... Et ses dernières paroles avaient été pour les miens, qu'il fallait que j'embrasse bien fort. "Salut mon gamin", tels furent ses derniers mots pour moi.
Elle avait 81 ans et malgré la fatigue des dernières semaines, elle n'avait rien d'un vieillard, elle savait rester digne. Je me plais à imaginer que, consciemment ou non, elle a choisi de partir ce soir-là. Vite. Sans attendre la décrépitude. Pour ne pas déranger.
Un départ qui lui ressemble beaucoup.