Mardi 2 janvier 2006 : nos enfants (respectivement 25 et 22 ans, je tiens à la rappeler, car à leur évocation, vous pourriez penser parfois qu'ils en ont quinze de moins) ont décidé leurs parents - enfin, après des mois d'une lutte acharnée - à découvrir cet incroyable univers qu'on appelle IKEA (entreprise mondiale d'origine suédoise dont le patron, richissime, a pris l'élémentaire précaution de réfugier ses avoirs en Suisse et dont tous les articles sont fabriqués en Chine, au Viet-Nam, en Turquie, en Roumanie, au Portugal, mais semble-t-il rarement en Suède, contrairement à ce que pensent bon nombre de personnes. Si la paternité de cette enseigne est nordique, sa philosophie est, elle, purement mercantile et désireuse de bichonner ses rentiers actionnaires). Faut dire que Madame Maître Chronique et moi-même ne prisons guère ces hyper-méga-marchés impersonnels et monotones où la foule peut passer des journées entières à farfouiller dans les moindres recoins d'un énorme hangar, où chacun de vos pas est méthodiquement dirigé grâce à un fléchage au sol vous indiquant la pertinence de votre trajet, vous confirmant que vous vous dirigez inexorablement vers le stade ultime des achats en nombre. Attention mes amis : pas question de marcher à l'envers, suivez les flèches, respectez les consignes et arrangez-vous pour qu'au fil de votre déambulation, vous ayez acquis suffisamment de besoins spontanés pour qu'au stade final - un énorme entrepôt au niveau inférieur, juste avant les caisses - vous libériez tous vos instincts acheteurs et remplissiez un hétéroclite caddy composé de verres de tables, de housses de couettes, de tapis, de balais à cabinet, de boîtes à outils et autres babioles auxquelles vous n'aviez pas accordé l'esquisse d'un début de pensée une heure auparavant. Et en plus, il tombe des cordes en Lorraine, comme chaque année, la grisaille a installé ses quartiers d'hiver pour une bonne douzaine de mois. Un bonus magnifique pour couronner votre expédition car vous mettrez un terme à cette dernière en sprintant sur le parking, drivant votre caddy avec une maestria que vous envierait n'importe quel pilote de rallye.
Et pourtant... moi j'étais là, durant ces trois heures, un peu hébété, je n'avais besoin de rien en réalité mais je jouissais du petit bonheur que je vivais : j'avais ma petite tribu autour de moi, ma progéniture avait l'air de passer un bon moment, chacun de nos enfants invita même l'un de ses parents au restaurant local (une sorte de cantine pour clients, où la nourriture n'était pas si mauvaise que ça, reconnaissons-le), et lorsque nous étions attablés, sur nos chaises hautes, à contempler le paysage lorrain gris et un peu sinistre, j'aurais voulu que le temps s'arrête. J'étais bien dans ce drôle d'endroit, pourtant radicalement opposé à ma géographie intérieure. Allez comprendre...
Jeudi 4 janvier 2006 : petit repas de famille au deuxième étage de notre maison. Dans la cheminée, un feu de bois nous apporte chaleur et lumière, tout doucement, la température ambiante atteint 20 degrés et beaucoup plus à côté du foyer, une bonne bouteille de vin d'Arbois fait monter le rose aux joues des convives. Et ce vieux rhum de Cuba, 15 ans d'âge... sympa, non ? Un peu plus loin dans la grande pièce aux murs de pierre et aux poutres de chêne massif, les hauts parleurs de l'ordinateur réconfortent nos oreilles avec un vieux disque de Pink Floyd ou des Beatles, avant les mélopées indiennes de Shakti. Puis c'est le tour de Brad Meldhau en solo à Tokyo. La qualité est là, c'est important, même en ces circonstances, de ne pas oublier qu'une exigence minimale ne peut pas nuire. On s'amuse d'un jeu de société ou d'un jeu de cartes. Le temps s'est arrêté pendant quelques heures. La grisaille et la pluie du dehors sont loin de nous.
Je n'ai aucune prédisposition au bonheur : je ne parviens pas en effet à me glisser dans la peau de celui qui, quelque part dans sa maison ou dans un coin ombragé de son jardin, contemplerait ce qui l'entoure en se disant : "Je suis heureux !". Le monde va trop mal pour que je puisse, ne serait-ce qu'un instant, avancer vers cet état que, pourtant, nous cherchons tous plus ou moins. Mais il faut une sacrée dose d'égoïsme pour parvenir à s'extraire ainsi de son environnement et n'en plus percevoir toutes les violences au point d'envisager le bonheur comme une possibilité. Ou bien faudrait-il être totalement ignorant...