Paris au mois de janvier. Un beau soleil d'hiver, un appel à la promenade, depuis le Boulevard des Batignolles jusqu'au Carré du Louvre en passant par le Parc Monceau, le boulevard Haussmann, l'Eglise de la Madeleine, l'Opéra, la Place Vendôme et la Rue de Rivoli. Ah, le Parc Monceau ! Un moment très particulier pour moi : en observant le spectacle qui s'offrait à mes yeux, un mot est venu germer dans mon esprit baladeur et c'est avec le plus grand plaisir que je vous offre un néologisme - si je n'étais pas aussi modeste, je l'appellerais un "maîtrechronicisme" - sous la forme d'un adjectif chargé de sens : girobligatoire. Observez attentivement la photographie ci-dessous et laissez-moi vous expliquer les raisons de mon étonnement.
Il était aux environs de 11 heures du matin en ce dimanche 21 janvier 2007. Notre longue balade ne faisait que commencer et nous avions opté pour un petit crochet du côté du Parc Monceau - non sans avoir découvert la Rue des Levis, pleine de charme et animée d'un marché dominical revigorant. Le Parc Monceau, si vous l'ignorez, est un coin de paradis cerné de maisons splendides et réservées aux parisiens les plus fortunés. C'est le genre de quartier que l'on visite avec, un peu, la sensation de pénétrer dans un univers par effraction. On sait qu'on n'aura jamais les moyens de s'en offrir ne serait-ce qu'un morceau de fenêtre mais, étrangement, on en subit l'attraction parce qu'en toute honnêteté, on en prend plein les yeux. Tiens, je fais une parenthèse rapide : je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les couches sociales les plus favorisées ont une tendance maniaque à s'accaparer les plus beaux quartiers. Je me demande bien pourquoi. Fin de la parenthèse.
Donc là... le choc fut pour nous absolument terrible ! A peine avions nous franchi la porte d'entrée du côté du Boulevard de Courcelles - oui oui, celui où François Cluzet doit retrouver sa femme disparue depuis des années dans le dernier film de Guillaume Canet, "Ne le dis à personne" - qu'un spectacle terrible s'offrait à nos yeux : celui des joggers du dimanche matin. En quelques bribes de seconde, je fus saisi par une peur panique dont j'eus la plus extrême difficulté à me défaire. Tous couraient - jusque là, rien d'anormal pour des adeptes du jogging - à des vitesses très variables et selon des styles parfois très étonnants et d'une réjouissante diversité pour nos yeux de provinciaux crapahuteurs. Pardonnez-moi une fois encore, mais je dois faire une petite pause dans mon récit car il faut tout de même que je vous raconte qu'au détour d'un bosquet, nous aperçûmes une dame - allez, disons, d'environ 68 ans - qui courait ou plutôt essayait de courir car, pour ne rien vous cacher, nous l'avons rapidement dépassée en flânant ; elle adoptait une démarche dont l'ergonomie ne nous a pas sauté aux yeux immédiatement - je vous avoue qu'elle m'échappe toujours - et qui rappelait vaguement la déambulation d'un vieux coq arthritique consterné par la tristesse d'un poulailler désert. Vous voyez ce que je veux dire ? Non ? Moi, si, parfaitement, j'aurais dû prendre une photo. Elle lançait lentement sa jambe gauche en avant après un lever de cuisse tout en souplesse et ondulation, pour recommencer quelques secondes plus tard avec la droite. Un peu comme une séance de taï-shi déambulatoire, filmée au ralenti. Juste avant de découvrir cette merveille mouvante, nous avions eu le temps d'observer quelques uns de ses congénères parmi lesquels j'avoue ma très nette préférence pour celui que j'appelle le professionnel. ZE professionnel, devrais-je dire ! Celui-là, il n'est pas venu pour rigoler. On ne plaisante pas avec l'exercice du dimanche et il faut que tout le monde le sache. D'abord, il a la tenue : collant ultra moulant, dans un tissu synthétique brillant et par dessus lequel il a enfilé un short très court et très échancré. Il porte un blouson en nylon et transpire abondamment. Non, c'est vrai, les professionnels, les vrais, ils ont à peine entamé leur circuit de croix qu'ils suent déjà comme des bêtes, c'est la preuve qu'ils sont des pros, ne cherchez pas ! Ou qu'ils ont placé sous leurs vêtements une petite fiole pleine d'eau dont ils vident petit à petit le contenu en actionnant une poire en plastique reliée au contenant par un tube courant le long du bras. Tiens, je viens de raconter n'importe quoi, tant pis. Le reste de son équipement est savamment étudié : petit bandeau pour éponger les rivières qui détrempent son cuir chevelu, chaussures fluo au cas où la peine infligée devrait faire l'objet d'une prolongation nocturne. Toutes les trente secondes, notre ami consulte fiévreusement sa montre (ou son chronomètre) pour vérifier que la répétition de l'entrainement produit bien les effets escomptés sur sa performance en constante progression. Et puis... et puis, il double. Tout le temps. Il doit composer avec l'univers bariolé des amateurs qui sont venus, eux, tout simplement, pour évacuer les surplus alimentaires du samedi soir. Il a du mal, on le voit très vite, à cacher l'irritation que suscite chez lui cet effort permanent pour zigzaguer au beau milieu des dilettantes.
Bon, j'en étais où déjà ? Ah oui, donc, nous venions à peine d'entrer dans le Parc Monceau que notre étonnement fut à son comble lorsque nous constatâmes que tous ces sympathiques sportifs couraient tous dans le même sens. Pourtant, rien ne les y oblige, j'ai eu beau chercher un éventuel panneau marquant un sens interdit, une flèche directionnelle. Non, rien de tout cela : alors qu'un peu de fantaisie aurait pu conduire tout ce petit monde à s'égailler dans les allées du Parc selon une orientation aléatoire, propice à toutes les rencontres, tous suivaient au contraire une invisible trajectoire unique. Comme s'ils s'étaient trouvés victimes de ce que l'on pourrait appeler le "Syndrome du Périphérique". Oh, nous avons bien débusqué, ici ou là, un ou deux dissidents, mais si rares que notre perplexité demeura intacte du début à la fin de notre promenade. Surtout que les pauvres prenaient cet incroyable risque de se prendre en pleine figure les effluves sudorifères de leurs opposants. Et croyez-moi, si vous prenez le temps, comme nous, de vous immerger dans cette communauté galopante, au bout de quelques tours, je peux l'affirmer sans risquer de me tromper : ça fouette, ça poque, ça schlingue ! Faut pas le dire, je le sais bien, c'est pas sportivement correct. N'empêche que nous, en pleine digestion de notre méga-petit déjeuner pris à l'hôtel du côté de la Gare Saint-Lazare, nous avions intérêt à bien accrocher nos estomacs. Nous étions même en fin de digestion et j'en profite pour vous signaler qu'on trouve au Parc Monceau des toilettes gratuites et propres (enfin, il n'était que onze heures du matin, je ne garantis pas le résultat en fin de journée), absolument bienvenues à nos vessies qui hurlaient en silence depuis quelques longues minutes déjà. Ne rigolez pas, vous ferez moins les malins quand vous aurez mon âge, bande de jeunes. Heu, qu'est-ce que je disais, déjà ? Oui, donc, tout cet aréopage courait à sens unique, sans explication autre selon moi que celle d'un instinct grégaire, probablement typique de l'être humain, mais surprenant néanmoins. Pour tout vous dire, j'ai même sursauté à un certain moment lorsqu'un des gardiens du parc fit retentir la stridence de son sifflet à mes oreilles délicates : j'en étais sûr, il allait par son appel inviter tous les coureurs à faire demi-tour en même temps, pour que leurs foulées innombrables puissent modeler harmonieusement le gravier des allées. Un tour dans un sens, puis le suivant dans l'autre. Mais non, j'étais dans l'erreur. L'intervention du représentant de l'ordre visait un petit bonhomme qui, par mégarde, avait commis le sacrilège de mettre un doigt de pied sur une pelouse pour aller rechercher le ballon qui lui avait échappé. Un bel exemple de délinquance juvénile !
Alors, pour finir - et comme vous l'indique cet instantané pris à la volée de mon téléphone - nous avons longuement hésité avant de nous asseoir pour contempler et prendre le temps d'observer cette mini-société en mouvement. Mais comme tous les bancs étaient vides, nous avons compris que nous commettrions probablement là un crime de lèse-coureur. Car il est vrai que la souffrance des uns ne peut devenir le spectacle des autres, des passifs, de ceux qui, comme nous, aiment à errer la truffe en l'air, l'oreille dressée, tels les toutous tout foufous de l'ami Gotainer.
Il nous est donc resté de cette visite une interrogation : pourquoi ce parcours unique ? et un nouvel adjectif, "girobligatoire" dont il n'est pas nécessaire de vous expliquer la construction.