Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La résurrection d'Alien

    Lorsqu'au début des années 80, Christian Vander - leader charismatique du groupe Magma - sentit germer en lui le projet très coltranien et acoustique baptisé Offering, il ressentit aussi le besoin de se ressourcer en se produisant sur scène dans le cadre d'un trio de jazz au sein duquel évoluèrent de brillants musiciens tels que Michel Graillier au piano et Alby Cullaz à la contrebasse. Deux grands messieurs qui, depuis, nous ont malheureusement quittés. Cette formation vit aussi à une époque la participation de Francis Lockwood et connut plus tard, à partir de la fin des années 80, une période au cours de laquelle les compagnons de Zebëhn s'appelaient Emmanuel Borghi et Philippe Dardelle. Le trio existe toujours (en témoignent ses récentes et belles prestations), et c'est maintenant Manu Grimonprez qui officie à la contrebasse et continue de célébrer avec intensité la musique de John Coltrane. Tout récemment, quelques concerts furent donnés au Triton (Les Lilas) avec en invité spécial le saxophoniste américain Ricky Ford. Qui veut admirer dans toute sa générosité et son charisme Vander le batteur serait bien inspiré de guetter l'agenda des concerts du Trio et de se précipiter à la rencontre d'une musique dont la densité vous laisse un peu abasourdi et vous fait ressentir ensuite une bizarre sensation de manque. C'est une sorte d'irradiation aux effets retard que bien d'autres que moi ont connu depuis longtemps et sauraient vous décrire en termes cliniques plus précis que je ne pourrai jamais le faire. Attention cependant et là je m'adresse aux élèves batteurs : regardez-y à deux fois avant de tenter l'expérience car vous pourriez ensuite être tentés, par humilité, d'apprendre un autre instrument. Ni'mporte quel autre... sauf la batterie !

    Mais dès cette époque de mutation, il y a 25 ans maintenant - rappelons que durant une bonne dizaine d'années, Magma se mit comme en sommeil et se retira tout doucement de la scène musicale pour ne revenir qu'en 1996 - Christian Vander avait aussi mis sur pied une formation plus électrique à la coloration jazz-rock appelée Alien. Sur la base d'une rythmique composée de deux claviers, une basse et une batterie auxquels pouvaient s'ajouter une guitare électrique, Alien puisait dans le répertoire d'autres géants de la musique : Tony Williams, McCoy Tyner, Billy Cobham, Jan Hammer pour n'en citer que quelques uns... Musique débordante d'énergie, instrumentistes virtuoses et habités par leur propos, nous étions là en présence d'un nouvel espace qui malheureusement pour nous ne laissa derrière lui aucun souvenir discographique. Pourtant, quelques concerts mémorables restent dans le souvenir de pas mal d'entre nous qui se souviennent de ces heures intenses en compagnie de Benoît Widemann, Jean-Pierre Fouquey, Dominique Bertram ou encore Jean-Luc Chevalier. Alien était passé telle une brillante et fulgurante comète, beaucoup de nous rêvaient de son retour un jour ou l'autre... sans y croire vraiment, tout en sachant qu'avec Christian Vander, aucune histoire commencée n'est jamais terminée.

    Et puis... et puis... fut annoncé pour le mois de décembre 2004 une série de concerts au Sunset ! Alien Quintet était à nouveau en chemin ! Construit autour du coeur d'acier de Magma (Christian Vander : batterie ; Emmanuel Borghi : piano Fender ; James Mac Gaw : guitare ; Philippe Bussonnet : basse) avec comme 5e élément l'élégant Benoît Widemann (lui-même pianiste de Magma durant de longues années) au moog, il y avait fort à parier que ce gang possédait tous les atouts pour mettre le feu sur scène ! Et ce fut bien le cas... au sens propre comme au sens figuré d'ailleurs puisque cette épopée parisienne tourna plus court que prévu un beau soir du fait d'un... incendie, qui entraîna la fermeture de cette salle si prisée des amateurs de jazz pour plusieurs semaines !

    Tous ceux qui eurent la chance d'assister à ces quelques concerts en ont gardé une fois encore de magnifiques souvenirs : plus de 2h30 de musique dont l'intensité ne faiblit à aucun moment, une joie de jouer évidente, des sourires complices qui s'échangent sur la scène, Christian Vander poussant plus que jamais la machine à haut régime, véritable catalyseur d'une communion chaque jour renouvelée. Sans tricherie. Offrant au public sa générosité et sa foi. Comme aux premiers jours.

    J'ai pu voir Alien en novembre 2005 sur la scène du Triton et, comme chaque personne présente ce soir-là dans la salle, j'ai reçu une fois de plus une telle claque que c'est avec beaucoup de légèreté et de flegme que j'ai dû regagner Paris avec les plus grandes difficultés du fait de l'heure très tardive, des travaux du côté de Belleville et du passage du dernier métro à Châtelet. Quelle importance, nous étions sous le charme, rejouant en silence ce concert trop rare, espérant que l'expérience aurait des lendemains. Hébétés, comme d'habitude...

    Alien, c'est un peu comme un soleil qui illuminerait la planète Kobaïa, c'est la célébration d'une lumière intemporelle, c'est aussi et surtout une véritable offrande. Je ne saurai jamais assez remercier de tels musiciens, je leur dois tellement depuis si longtemps que les superlatifs sont devenus inutiles. Si ces cinq garçons croisent votre chemin, n'ayez surtout aucune hésitation : toutes affaires cessantes, précipitez-vous et venez vous faire irradier, jamais vous n'aurez à le regretter. Ces heures-là sont si rares qu'il serait coupable de ne pas les vivre !!!

    medium_alien_triton_0511.jpg
    [Merci à l'ami Fabrice pour ses belles photos d'Alien Quintet au Triton, en novembre 2005]
     
    Ecoutons quelques instants Alien Quintet, dans un court extrait de "Dear Mac", cette belle composition du regretté Michel Graillier... Cet enregistrement n'a rien officiel, je vous le propose uniquement pour vous donner envie d'aller un jour à la rencontre de cette si belle musique...



    La discographie d'Alien est réduite à sa plus simple expression puisqu'aucun disque n'existe mais... sait-on jamais ? Un jour peut-être sur Seventh Records ?

  • Manassas ou une certaine idée de la perfection

    En 1972, Stephen Stills n'avait plus rien à prouver. Après l'aventure du Buffalo Springfield de 1966 à 1968 – avec entre autres complices un certain Neil Young – et celle, plus durable, entreprise avec Graham Nash et David Crosby (puis... Neil Young), notre homme était déjà au sommet de son art. Pourtant, c'est peut-être cette année-là qu'il commit, entouré d'un combo de luxe, un album qui reste, par-delà les années, un sommet dans l'histoire du rock américain.

    Comment définir ce disque – à l'origine un double 33 tours aujourd'hui réédité sous la forme d'un CD – autrement qu'en multipliant les superlatifs ?
    Virtuose.
    Indémodable.
    Habité.
    Chaleureux.
    Flamboyant.

    Pas besoin d'en ajouter... nous sommes immergés au cœur de 72 minutes inspirées dont jamais la tension ne retombe. Avec Manassas, Stephen Stills nous convie à un voyage qu'il a décomposé en quatre phases (à l'origine, une par face du double album) : The Raven, The Wilderness, Consider et Rock & Roll Is Here To Stay. Un périple au cours duquel le guitariste a su inventer un savant cocktail alliant blues, rock, folk et country rock, sans que jamais l'impression d'harmonie de l'ensemble ne soit rompue.
     
    Les titres s'enchaînent naturellement, souvent sans pause, enluminés par une chorale de guitares et de voix qui semble survoler une rythmique foisonnante. Les sept musiciens du projet Manassas, outre Stephen Stills lui-même, ont pour nom Chris Hillman (ex-Byrds), Al Perkins, Dallas Taylor, Paul Harris, Fuzzy Samuels, et Joe Lala, auxquels viennent s'ajouter ici ou là quelques invités, dont un certain Bill Wyman à la basse, sont au service d'une musique qui n'a pas pris la moindre ride, peut-être tout simplement parce qu'elle refusait d'emblée toute concession aux modes de son époque. Certains musiciens disent qu'ils ne composent pas la musique qu'ils jouent mais qu'ils en sont plutôt les récepteurs et les vecteurs. Si tel fut le cas pour Stephen Stills en cette année 1972, alors nul doute qu'il eut ce talent fou d'être un véritable medium. On ne le remerciera jamais assez pour ce ce cadeau ! Dédié à Jimi Hendrix, Al Wilson et Duane Allman, Manassas continue de livrer, un à un, tous ses secrets près de 35 ans après sa sortie et ne cesse d'enchanter. J'ai beau chercher... je ne parviens pas à lui trouver un défaut :  il ne faudra pas voir dans cette admiration une quelconque nostalgie du paradis perdu des années adolescentes. Déjà, au moment de sa sortie, ce disque me semblait magique et je serais incapable de compter le nombre de fois où, bien plus tard, au volant de ma voiture, j'ai pu l'écouter au petit matin, savourant avec gourmandise les bienfaits de cette drôle de médecine sonore. Il y avait comme une concordance parfaite entre mon esprit disponible et la sérénité de cette musique à la fois humble et riche.
     
    A bien réfléchir, on se rend compte aussi que cette expérience fut, d'une certaine façon, sans lendemain. En 1973, le groupe repartait en studio pour ajouter un second épisode à son histoire. Mais allez savoir pourquoi, ce nouveau disque appelé Down the road fut ressenti comme une vraie déception. L'équipe était pourtant là, au complet, mais quelque chose semblait s'être cassé entre temps, non que le disque pût être qualifié de «mauvais», loin de là, mais plutôt parce qu'encore pris dans la tenaille magique de son prédécesseur, chacun d'entre nous était comme surpris de s'apercevoir que le résultat n'était pas à la hauteur des espérances qu'il avait fait naître. Quel que soit le talent de l'artiste, celui-ci ne peut prétendre tutoyer les sommets en permanence. Nous avions tellement reçu qu'il eut été ingrat de nourrir le moindre ressentiment à l'égard de Stephen Stills. Manassas était à nos côtés, sa présence rassurante nous suffisait et nous n'avions pas à nous forcer pour le remettre sur la platine au gré de nos envies. Ce qu'à titre personnel il m'arrive de faire encore bien souvent...

    Allez, juste pour le plaisir, un petit extrait de «Anyway»... choisi un peu hasard car j'aurais pu vous proposer n'importe laquelle des 21 compositions de ce disque !
     

    Et comme toujours, pour en savoir plus...
  • I've got the pelouse

    «On a remis les compteurs à zéro car le score est maintenant de 1 partout.»

    Ouh la la la la la la... Elle est puissante cette réflexion d'un commentateur sportif que j'ai captée samedi soir en revenant du cinéma – où j'ai vu un film totalement oubliable, «Les enfants du pays», sorte de téléfilm de terroir sur France 3 avec un Michel Serrault passant son temps à imiter Michel Serrault – après avoir allumé mon téléviseur pour savoir, depuis mon canapé du cuir rouge, à quelle sauce était mangée l'équipe de football de Nancy – c'est ma ville – opposée à celle de Nice en finale de la Coupe de la Ligue. Attention, hein, soyons clairs entre nous : le foot, ça m'ennuie très fort, d'habitude je ne le regarde jamais à la télévision mais je tenais à constater de mes propres yeux le phénomène qui faisait la une de toutes les discussions ce jour là dans notre belle ville : près de 40.000 supporters nancéens avaient fait le déplacement jusqu'au Stade de France pour encourager leur équipe favorite. Vous vous rendez-compte ? 40.000 personnes sur un total de 100.000 habitants. Certes, si l'on tient compte de ce que nos élus ont poétiquement appelé la Communauté Urbaine du Grand Nancy – la CUGN – ce total s'élève à plus de 350.000, mais tout de même, ça fait un paquet de monde dans les bagnoles, les bus et les trains... Raah dis-donc, si toutes ces énergies positives et collectives étaient mises au service d'une autre cause, on imagine à quel point notre beau pays ne tarderait pas à occuper sur la scène mondiale la seule qu'il mérite : la première !!!

    Et puis j'ai entendu cette phrase mémorable... Mais avant, deux mots tout de même au sujet des deux sbires chargés sur une chaîne dite de service public de commenter cette rencontre : d'abord, il est évident que dans leur esprit – allez savoir pourquoi – c'est l'équipe de Nice qui, forcément, devait gagner face à ces petits joueurs lorrains. Il fallait les voir s'exciter comme des puces dès lors qu'un de leurs poulains rouge et noir avait le ballon. Sûr, c'était pour marquer un but, la voie était tracée, on n'échappe à son victorieux destin. Alors on comprend un peu leur déception quand ils durent se rendre à l'évidence : à la mi-temps, ces pauvres lorrains menaient par 1 à 0... Mais... ouf ! Dès la reprise, les niçois remirent les choses dans le bon ordre en égalisant au bout de quelques minutes d'une domination logique compte tenu de leur supériorité naturelle. Et c'est à ce moment précis que les deux porte-voix proférèrent cette inoubliable pensée que j'ai choisi de vous asséner en début de note. Allez, je ne peux y résister : «On a remis les compteurs à zéro car le score est maintenant de 1 partout». C'est du bon, hein, du premier choix, non vous ne trouvez pas ? Je me la suis passée en boucle encore hier toute la journée, persuadé que je n'avais pas saisi toute la subtilité du propos, qu'il y avait du subliminal là-dedans. J'en ai même failli me sectionner à plusieurs reprises quelques phalanges en coupant des branches dans mon jardin, malgré le port de gants spéciaux achetés 10 € quelques heures plus tôt dans une jardinerie dont je n'ai pu ressortir qu'après avoir cédé aux injonctions d'une caissière m'incitant à devenir porteur d'une carte de fidélité, bénéficiant ainsi d'une réduction de 10% sur mes achats. Euh... pourquoi je vous dis tout ça, moi ? Bon, revenons à nos moutons footballeurs... et à ces deux experts que l'histoire de la télévision retiendra certainement pour les siècles à venir. Donc, tout allait bien dans le meilleur des mondes puisque le gagnant de la Coupe allait être l'équipe de Nice. Surtout que, peu de temps après cette égalisation inexorable, les lorrains virent l'un des leurs expulsé du terrain suite à une accumulation de cartons jaunes. C'est ainsi. Il paraît, je l'ai entendu de la bouche même de nos deux Dupont du micro, que le football est un sport de contact – bizarre, quand j'étais gamin, on m'apprenait à taper dans le ballon, pas sur les adversaires – et que par conséquent, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs – 3 oeufs bien battus, une cuiller à soupe de farine, un petit pot de crème fraîche, 20 centilitres de lait, salez, poivrez, mélangez bien le tout sans vous économiser puis versez dans un plat à tarte (brisée) où attendent déjà d'appétissants petits lardons, mettez à four chaud (thermostat 7) pendant 30 minutes et vous avez une bien bonne quiche lorraine, ne me remerciez pas, c'était mon cadeau du jour, une prochaine fois, nous évoquerons le cas de la choucroute – bon, je ne sais plus où j'en suis de mes parenthèses... m'enfin, un joueur de moins de côté de Nancy, c'était l'hallali, la défaite assurée et bien sûr tellement attendue de nos éminences sportives. Mesdames et messieurs, remballez vos petits drapeaux rouge et blanc agités par dizaines de milliers, la fête est finie, vous allez perdre, c'est dans l'ordre naturel des choses, respectons donc la nature et acceptons son verdict. Oui mais voilà, patatras, voilà t'y pas qu'un joueur de l'équipe de Nancy est pris subitement de l'idée stupide consistant à dévier de la tête le ballon au fond des buts niçois. Ah ben mince alors !!! C'est quoi ce bazar ? Ils sont 10 au lieu de 11 et malgré leur infériorité numérique – c'est un terme que les commentateurs de football emploient souvent, ça fait un peu professionnel, le genre je m'y connais, je parle le français spécialisé, c'est pour ça qu'on m'embauche – pan dans la cage ! 2-1 ! Tu m'en diras tant ma poule !!! Contre le cours du jeu bien sûr puisque jamais Nancy ne devait gagner, c'était pas prévu comme ça. Et c'est là que nos petits jumeaux du micro nous servent une théorie dont ils n'auraient jamais fait état si, par chance, ce renversement de vapeur n'avait pas eu lieu : figurez-vous qu'une équipe privée de l'un de ses joueurs semble en réalité bénéficier d'un avantage très fort vis-à-vis de celle qui est au complet ! On ne sait pas pourquoi, mais là où l'on aurait pu imaginer qu'il pouvait s'agir d'un handicap, et bien non, c'est tout le contraire !!! A se demander pourquoi, d'emblée, l'équipe qui veut absolument gagner ne laisse pas quelques joueurs sur la banc de touche, si c'est plus simple quand on est moins nombreux sur le terrain. Notez cependant que leur théorie, ils n'avaient pas l'air de la trouver si évidente que ça deux minutes plus tôt mais bon... puisqu'on vous le dit !
    Franchement, je suis heureux de vous faire partager ces moments de bonheur ! Surtout que je devine déjà que vous en redemandez encore une petite louche, alors je ne regarderai pas à la dépense car vous le méritez. Pour vous, rien que pour vous, une troisième fois, cette pensée qui fait notre admiration à tous : «On a remis les compteurs à zéro car le score est maintenant de 1 partout.» Mais attention tout de même, je prévois un devoir sur table dans deux semaines alors soyez gentils de réviser, ça va compter dans la moyenne...

  • Jazz cramoisi

    Voilà un disque pour le moins inattendu, mais totalement réjouissant, qui nous propose une relecture jazz du répertoire de King Crimson, le légendaire groupe du guitariste Robert Fripp. Une nouvelle d'autant plus formidable que le titre de cet album : "The King Crimson Songbook Volume 1", publié à l'automne 2005, nous laisse espérer une suite qu'on attend déjà avec la plus grande impatience ! On en parle pour 2006...
    Lorsqu'en 1969 fut publié "In the Court of the Crimson King", nous étions en train de découvrir ce que l'on a pu appeler par la suite un mouvement musical baptisé "rock progressif". Celui-ci se démarquait du "rock tout court" par l'assimilation dans une musique électrifiée de nombreuses influences, jazz mais aussi classiques avec un grand soin apporté à la richesse des arrangements et des orchestrations. Cette musique affichait des ambitions créatrices fortes et allait connaître un développement foudroyant durant la première moitié des années 70. Les ramifications de cette nouvelle branche furent très nombreuses et souvent en provenance de l'Angleterre : pour mémoire, on évoquera des formations telles que Genesis (celui de Peter Gabriel, avant son départ en 1975 et surtout avant la main mise du groupe par Phil Collins pour un projet plus banal), Emerson, Lake & Palmer, Yes, Pink Floyd, sans oublier ce que l'on appelait l'école de Canterbury initiée par Soft Machine. King Crimson occupait une place assez particulière, en raison principalement de son leader, personnage plutôt austère dont la présence scénique était aussi minimaliste que sa rigueur était grande. On n'imaginait pas vraiment taper sur l'épaule de Robert Fripp, cet homme là distillait sa part de mystère qu'il a toujours conservée au fil des années.
    La discographie de King Crimson est abondante, on pourra en juger en se reportant au site Internet consacré au groupe : http://www.disciplineglobalmobile.com, j'y reviendrai d'ailleurs un jour car je reste persuadé que l'oeuvre de Robert Fripp représente une somme impressionnante, bouillonnante et diversifiée qu'on n'a pas fini d'explorer, qu'il s'agisse de son travail en groupe, en solo, voire en duo.
    Et justement, il s'agit bien d'une véritable exploration que nous proposent de découvrir Ian Wallace (premier batteur de King Crimson) et ses complices Jody Nardone (piano) et Tim Landers (basse fretless). Pour utiliser un terme savant, on pourrait dire que le travail du Crimson Jazz Trio est un véritable palimpseste de la musique de King Crimson. Adoptant une couleur résolument jazz, mais avec un profond respect des thèmes originaux que l'on identifie instantanément, cette formation virtuose - adoubée par Maître Fripp qui y va sur les notes de pochette de son commentaire flatteur à propos de l'enregistrement réalisé, ce qui ne constitue pas une mince performance - réussit brillamment ce qui aurait pu s'avérer un laborieux et vain exercice de style.
    Or, il n'en est rien ! La musique jouée par le trio coule aussi naturellement que l'eau d'une source de montagne, et celui qui ignore sa provenance aurait beaucoup de mal à imaginer qu'il s'agit là d'une savante et belle adaptation. Les choix opérés par le groupe concernent toute la période qui va du premier album (avec de magnifiques versions de "21st Century Shizoid Man" et de "I Talk to the Wind") jusqu'à "Three of a Perfect Pair" en 1984, en passant par une reprise surprenante du sombre et somptueux "Red" en 1974. Voilà une galette parfaite, sans temps mort ni faute de goût, regorgeant d'une heure de musique humble et respectueuse. Une réappropriation magistrale qu'on recommandera à tous les mélomanes gourmets et gourmands.
    Un petit extrait de "Red"... pour vous donner envie d'aller plus loin avec le Crimson Jazz Trio !

    Vivement le volume 2 !
    Pour en savoir plus : http://www.crimsonjazztrio.com/
  • Chroniques pascales... mais presque !

    Une fois n'est pas coutume, j'aurai la chronique brève, mais pour me faire pardonner, elle sera aujourd'hui illustrée...

    Musique
    Commercy est le pays de la Madeleine, cette délicieuse petite brioche citronnée dont une bourgade voisine de Nancy revendique également la paternité ! C'est faire fi de l'histoire qui nous rappelle qu'en son temps, le bon roi Stanislas s'était légèrement engueulé avec son cuisinier qui, à l'occasion d'un repas, avait brutalement décidé, en guise de représailles, de faire la grève du dessert. Dépité, le souverain polonais installé à Nancy n'eut d'autre recours que de faire appel en toute urgence à une jeune demoiselle dénommée Madeleine et originaire de Commercy. Celle-ci lui mitonna en deux temps trois mouvements une délicate brioche de sa fabrication qui sauva la mise de son bon roi et passa très vite à la postérité. Que les choses soient claires : la Madeleine est de Commercy comme la dragée est de Verdun. Et de nulle part ailleurs.
    Mais Commercy, cette ville du sud meusien propose depuis quelques années un mini-festival de jazz dont la programmation est de bonne qualité. La petite salle des Roises nous avait permis d'entendre le grand Henri Texier en 2005, pour un beau concert dont il avait été question ici, me semble-t-il. Et c'est son vieux complice Aldo Romano que nous eûmes la chance d'écouter samedi. Aldo Romano, sexagénaire au look de jeune homme – fringues de qualité italienne, sihouette svelte – est un batteur dont l'énergie se communique comme par magie à deux artificiers eux-mêmes transalpins, le saxophoniste Emmanuele Cisi et le clarinettiste/saxophoniste Francesco Varzetta. A leurs côtés, l'élégant Rémi Vignolo à la contrebasse et un Emmanuel Bex plutôt en demi-teinte aux claviers. Qu'importe, nous avons pu absorber une forte dose d'énergie baptisée «Because of Bechet», une occasion pour les cinq musiciens de nous mijoter des «Oignons» particulièrement savoureux et très relevés, et conclue par un rappel où le chanteur céda la place au batteur, pour interpréter «Estate» ainsi qu'une vieille chanson de Gianni Esposito, «Le clown». Je serais injuste d'oublier la magnifique première partie de cette soirée, animée par la saxophoniste Éric Séva – par ailleurs actuel membre de l'Orchestre National de Jazz – et son quartet «Folklores imaginaires». La virtuosité de ce monsieur n'a d'égale que sa désarmante simplicité et un sens inné de la mélodie dont les racines semblent profondes, si l'on en juge par les hommages appuyés qu'Eric Séva a rendu à plusieurs reprises à son papa musicien. Chapeau bas messieurs, des soirées de cette tenue, on en redemande !

    Chocolat
    Imaginez-vous que si les conditions météorologiques avaient été favorables – et nonobstant l'âge maintenant canonique de notre fulgurante progéniture – nous aurions convié nos chers enfants à une chasse aux oeufs dans le jardin. Ben oui mes amis, qui dit Pâques dit oeufs, voire lapin ou poule, et dans tous les cas... chocolat ! Malheureusement, le climat lorrain s'est placé en travers de nos projets – jardin humide impropre à une jeu de pistes dont la seule idée nous réjouissait, nous aurions eu en main un appareil photo pour immortaliser la scène – et nous avons opté pour une solution de repli, banale, consistant à présenter deux jolies boîtes à des rejetons confortablement installés dans le désormais célèbre canapé de cuir rouge.
    medium_easter_eggs.jpg

    Ne sont-ils pas mignons ces deux-là ? Y a juste un truc qu'ils ne semblent pas avoir bien compris... Leurs cadeaux chocolatés étaient garnis de délicats petits poissons... qu'ils ont volontairement oubliés, préférant se ruer d'abord sur ceux que nous avions mis en évidence sur la table et que, pour partie, nous nous destinions. Au final, alors que le soir même, nous scrutions désespérément le fond de l'assiette dans laquelle nous avions déposé la friture chocolatée, constatant qu'une mini-tornade était passée avant nous, leurs réserves étaient encore intactes. Un sens de l'épargne et de l'économie qui nous rassure sur l'avenir de leur bas de laine... On doit avoir les enfants qu'on mérite !


    Peinture
    Babar, c'est moi ! Vous vous rappelez mon Babar ? Mon peintre favori et sa science des couleurs ! Figurez-vous que ce gentil artisan avait eu – sur une mienne suggestion – la bonne idée de me laisser les restes de ses pots de peinture. J'ai donc pu, méthodiquement, tranquillement, prendre sa place le temps de trois après-midis et m'atteler à la mise au propre d'une petite pièce faisant office d'espace de communication entre notre célèbre escalier et notre Chalet Suisse du deuxième étage. Je suis très content du résultat mais ceci dit entre nous, je ne ferais pas ça toute ma vie, hein ? Certes, on a la satisfaction du travail qui avance, du chantier qui suit son cours mais non d'un chien, c'est salissant ce boulot... Heureusement, conformément à je ne sais plus quelles normes ISO machin, je n'emploie que des peintures à l'eau, pas de mauvaises odeurs, pas de migraines, mains propres en cinq minutes mais bon... c'est quand même un peu ennuyeux ce truc là... Madame Maître Chronique, qui n'a pas si souvent l'occasion d'admirer son époux entreprenant des travaux manuels dans une tenue que lui envierait un supporter de l'O.M., s'est empressée d'immortaliser la scène, pour votre plus grand plaisir. Je tiens simplement à préciser que ma tenue de travail n'est pas à vendre, si bien que je vous demanderai d'avoir la gentillesse de ne pas me harceler : c'est un souvenir personnel, je la garde jalousement.
    Vous pouvez m'admirer ici, visiblement au bout du rouleau et surtout, étonné moi-même d'un miracle accompli par la seule force d'une volonté inébranlable.
    medium_mc_painter.jpg

  • Mais que fait la police ?

    On a peut-être deviné en survolant mon blog que je reste un vieux nostalgique de la série télévisée «Les Brigades du Tigre», qui avaient distillé ses 36 épisodes pétaradants entre les années 1974 et 1982. Je reviens aujourd'hui encore très régulièrement avec un grand plaisir vers cette reconstitution historique et parfois faite de bric et de broc, animée par les personnages du flegmatique Commissaire Valentin flanqué de ses deux acolytes, les inspecteurs Pujol et Terrasson. Je m'y sens bien, j'ai l'impression qu'avant de me raconter une histoire policière on me rappelle l'Histoire tout court, celle du début du Xxe siècle et de la naissance de la police scientifique, sous l'impulsion de Georges Clémenceau, dit le Tigre. Aussi étais-je assez impatient de voir comment le réalisateur Jérôme Cornuau avait bien pu cuisiner cette délicieuse pâtisserie qu'était pour moi un « feuilleton Madeleine de Proust »...

    « M'sieur Clémenceau
    Vos flics maintenant sont dev'nus des cerveaux
    Incognito,
    Ils ont laissé leurs vélos, leurs chevaux.
    Pendant c'temps là dans les romans,
    Certains nous racontent comment
    Faire un casse tranquill'ment
    Pour tuer le temps,
    J'voudrais les y voir,
    A notre place pour n'pas en prendre pour vingt ans ».

    La chanson du générique a disparu... Il ne reste plus que la musique, signée Claude Bolling. Il paraît que le texte était daté, trop vieillot. Ah bon ? Pourtant, tout y était dit : l'obligation faite à la police de vivre avec ce nouveau siècle et d'employer des méthodes modernes pour rivaliser avec les gangsters de tous poils. Soit. Nous sommes en 2006, surtout ne pas bousculer le public en adoptant un style et un rythme un peu différents... Lui proposer le formatage contemporain.
    Qu'on me comprenne bien : les 127 minutes de cette édition cinématographique des « Brigades du Tigre » sont le fruit d'un beau travail, la réalisation est soignée, la distribution quasi parfaite. Quoique... Allez savoir pourquoi, j'aurais permuté les rôles de Clovis Cornillac, que j'aurais plutôt vu en Jules Bonnot et de Jacques Gamblin, qui aurait fait un excellent et impassible Commissaire Valentin. Edouard Baer est un très bon Pujol - même si très différent de l'original - et Olivier Gourmet nous propose une interprétation... gourmande de Terrasson. Gérard Jugnot fait un bon commissaire Faivre, bien qu'il lui manque à l'évidence une certaine présence paternelle que son prédécesseur François Maistre avait parfaitement restituée. Tout est en place pour une histoire dédoublée (était-ce vraiment utile ? n'aurait-on pas pu avec profit se concentrer sur l'histoire de Bonnot au lieu de fusionner ce qui, au départ, étaient deux épisodes distincts à la lisière desquels se trouve l'actrice Diane Kruger ?) mais... raah, je dois être un vieux con, ça ne passe qu'à moitié ce nouveau millésime... D'abord c'est un peu long – la scène de la mise à mort de Jules Bonnot est interminable, il y a également un match de boxe qui vient un peu comme un cheveur sur la soupe – et puis, concession à notre époque racoleuse, il faut que la crudité des images violentes vous saute à la figure aussi souvent que possible. Quand un mec est zigouillé, on a le temps d'admirer ses plaies béantes, on entend bien le couteau qui fait pchoui-gloup-bloumpf dans les entrailles, une bonne dose de vitriol laisse de belles purulence sur le visage des dames, le sang coule abondamment, les combats sont brutaux et les protagonistes s'échangent des ramponnauds d'une telle force que le premier d'entre eux aurait de quoi vous expédier ad patres en une fraction de seconde. Mais ils se relèvent souvent – beaucoup trop souvent, au point que l'on se demande si l'intrigue intéresse vraiment le réalisateur. On dirait aussi qu'il a fallu contourner au maximum l'aspect un peu cucul la praline qui faisait tout le charme de la série initiale : les poursuites en voiture sont quasi absentes du film, même si Jules Bonnot parvient à distancer à vélo le Commissaire Valentin au beau milieu d'un marché. Et puis, on aurait aimé que «Les Brigades du Tigre» nous replonge dans ce qui fut une époque charnière pour les policiers : l'apprentissage de nouvelles techniques de combat – ici évoquées par le biais d'une scène répétitive où Terrasson expédie mécaniquement ses adversaires au tapis – et de méthodes scientifiques passionnantes dont les techniques anthropométriques et le travail réalisé sur les empreintes digitales ainsi que la création d'un fichier central. Non, en 2006, ce n'est plus le problème, il faut que ça castagne, que ça tue... Même la complicité des trois personnages principaux est plutôt mal rendue : Pujol a perdu son humour, il est devenu un personnage plutôt cynique, Valentin est maintenant une sorte de Titi gouailleur derrière lequel on ne reconnaît plus le personnage un peu opaque qu'incarnait Jean-Claude Bouillon.

    Mouais... Oh, je dois vraiment être un vieux con mais je peux vous avouer qu'en sortant du cinéma, je n'avais qu'une seule envie : regarder n'importe lequel des épisodes de ce feuilleton mythique déjà disponibles en DVD. Parce que je ne reconnais pas mes «Brigades du Tigre» dans ce film. Les miennes étaient plutôt bon enfant, un peu plus instructives aussi... Ah, s'instruire... encore un vilain gros mot à ne pas mettre entre toutes les mains... Et le premier qui me dit que je suis un «nostalgique régressif» se prend une baffe... car il se trouvera bien un magazine branchouille bobo pour le penser...

  • Te stresse pas !

    C'est ainsi que selon ma fille on pourrait traduire en bon français «Take it easy», le titre de cette magnifique chanson du groupe Eagles – co-signée par Glenn Frey et par un grand monsieur, qui n'appartenait pas à la formation, Jackson Browne, qui l'avait lui-même interprétée sur son deuxième album «For everyman». Nous étions au début des années 1970 et le groupe américain entamait une longue carrière dont les plus belles pépites discographiques se trouvent concentrées, selon moi, dans ses quatre premiers disques, même si l'un de ses plus grands succès, «Hotel California» était venu un peu plus tard. Oui... bon, je vous parle d'Eagles, mais en réalité, ce n'est pas vraiment le sujet de cette note, juste un prétexte.

    Tout récemment, j'ai copié sur un CD, que j'écoute en voiture, quelques disques «madeleines de Proust», dont la simple évocation me renvoie une vingtaine – voire plus – d'années en arrière. Parmi ceux-ci se trouvent le premier album du groupe américain Eagles, publié je crois en 1972, vers lequel je me suis souvent retourné, ravi d'en constater les bienfaits. Nous sommes là dans un univers musical qu'on pourrait hâtivement classer de «country rock», où le chant des guitares et les harmonies vocales tissent une toile enchantée aux vertus énergétiques incontestables. Il n'y a rien de révolutionnaire dans cette musique, seulement le résultat d'une étonnante complicité entre musiciens déjà aguerris et débordants de vitalité. On y devine aussi que la voie tracée par Crosby, Stills, Nash and Young avait fait quelques émules : même travail soigné du chant, des arrangements ciselés, une roue tellement bien huilée qu'on en finit par oublier la virtuosité qui sous-tend l'ensemble. Quelque chose qui ressemble à s'y méprendre à un «petit bonheur».

    Well I'm a runnin' down the road tryin' to loosen my load,
    I've got seven women on my mind
    Four that wanna own me, two that wanna stone me,
    One says she's a friend of mine.
    Take it easy, take it easy.
    Don't let the sound of your own wheels drive you crazy.
    Lighten up while you still can, don't even try to understand,
    Just find a place to make your satnd and take it easy.


    Sur ce bel album, les titres se suivent dans une jubilation sans pause de quarante minutes : après «Take It Easy» vient «Witchy woman» puis «Chug all night», «Most of us are sad», «Nightingale», «Train leaves here this morning», «Take the devil», «Earlybird», «Peaceful easy feeling» et pour finir «Tryin'». Pas besoin d'un gros exercice de mémoire pour réciter tous ces titres, ces chansons sont tellement ancrées dans ma propre histoire que leur enchaînement est automatique. Il me suffit de fermer les yeux et d'écouter intérieurement cette musique... qu'il m'est impossible de me remémorer sans être parcouru par un léger frisson de nostalgie, je regarde dans le rétroviseur des années passées et je m'imagine que le temps s'est arrêté.

    C'est si vrai que pendant longtemps – à cette époque, il fallait se contenter de cassettes dont la bande magnétique finissait par se détendre au bout de longues heures de voyage, surtout, lorsque dans l'habitacle sans climatisation, la chaleur qui régnait finissait par devenir insupportable – j'ai proposé à ma petite famille – quand je dis petite, c'est aussi parce que nos enfants n'étaient... que des enfants, l'aînée dormant du sommeil du juste au bout de quelques kilomètres pendant que son petit frère ouvrait des yeux écarquillés sur le paysage défilant – de dérouler le ruban de la route des vacances en écoutant souvent ce disque qui est aujourd'hui pour moi totalement associé à ces heures matinales – le jour commençant à se lever, chassant la nuit source de toutes les inquiétudes – où la circulation est encore fluide, quelque part sur l'autoroute, en direction du Plateau de Langres ou, après Orange, lorsque nous abordions les deux dernières heures d'un voyage nous menant au bord de mer... Nîmes, Montpellier, Agde...

    Mais ce disque, et tout particulièrement «Take it easy» m'a longtemps été d'un grand secours à l'époque où j'avais décidé de suivre un entraînement de natation – tiens, il faudra que je vous en parle un jour, c'était à la fin des années 80... Parce que nager, ça fait du bien au dos, c'est bon pour la circulation, les muscles, le souffle mais quand vous devez enchaîner des dizaines de longueurs de bassin sous l'oeil narquois d'un moniteur qui guette vos allers-retours avec une certaine condescendance, ravi de vous annoncer qu'il ne vous reste plus que 500 mètres à parcourir avant de conclure par un 50 mètres au sprint, tous poumons dehors, alors que vous pensiez déjà regagner les douches et vous frotter énergiquement avec une serviette de bain parfumée à la lavande avant de vous ruer sur deux ou trois pâtés lorrains exigés par un estomac criant famine après une telle débauche physique, obligation vous est faite de penser à des choses agréables et de tromper l'ennui généré par la répétitivité de l'exercice. Devinez quoi ? Coincé sous mon bonnet gris et derrière mes lunettes jaunes estampillées Arena, je ne trouvais à l'époque rien de mieux que d'écouter de mémoire un certain nombre de disques fétiches dont celui d'Eagles. Et croyez-moi, une bonne dose de «Take it easy» était plus que nécessaire aux moments les plus critiques. Je m'étais ainsi constitué un répertoire aquatique, sorte de play list de piscine où se côtoyaient selon les besoins le Grateful Dead (allez savoir pourquoi, j'avais naturellement opté pour le bel enchaînement de «China Cat Sunflower» et de «I Know You Rider» qu'on trouve sur le disque «Europe '72» que j'ai déjà évoqué dans ma note «La stratégie de l'arbre à disques», Magma bien sûr («Köhntarkösz» me permettant de résister fortement à la fatigue musculaire, c'était donc pour moi comme un E.P.O. Sonore) ou bien encore le très tonique (et sombre) «Red» de King Crimson aux commandes duquel régnait l'imperturbable Robert Fripp. Ainsi que quelques autres extraits variables... les idées ne manquant jamais en ces minutes éprouvantes. Je disposais ainsi d'un stock musical dépassant largement l'heure et pouvais y puiser abondamment sans jamais risquer la pénurie. Sans lui, jamais je n'aurais pu parvenir à ce résultat qui me laisse toujours pantois : sans être le moins du monde sportif, nager 3.000 mètres en une heure ! Autant vous dire que ces années sont bien loin maintenant et qu'à l'occasion d'une visite très irrégulière à la piscine, je suis bien satisfait aujourd'hui lorsque, sans le moindre entraînement et avec beaucoup de difficultés, je peux accumuler 60 longueurs d'un bassin de 25 mètres, soit au total 1500 mètres !

    Et c'est bizarre, le fait d'écouter à nouveau «Take it easy» m'a glissé quelque part dans un recoin du cerveau l'idée de pratiquer à nouveau le crawl et la respiration sur trois ou cinq temps. Sans moniteur, je me débrouillerai tout seul et d'ailleurs, je n'ai plus l'âge ni la patience d'accepter de telles humiliations. Je ne stresse plus, comme dirait l'autre je «take it easy».

    J'ai rappelé en introduction que Jackson Browne avait co-composé cette chanson : c'est une façon discrète de suggérer à mon frère de nous en dire un peu plus sur ce bonhomme très attachant, dont l'oeuvre est empreinte non seulement d'un grand talent mais aussi d'une vraie élégance : rien de clinquant chez lui, des mélodies et des textes harmonieusement imbriqués, une voix chaleureuse mais non sans une certaine fragilité. «It's coming from so far away / It's hard to say for sure / Whether what I hear is music / Or the wind through an open door / There's a fire high in the empty sky / Where the sound meets the shore / There's a long distance loneliness rolling out over the desert floor»... Quiet Man, c'est quand tu veux...

    Et pour finir, je reviens sur cette histoire de titre en français : je voulais tout simplement donner à cette note le titre de la chanson dont il est question aujourd'hui mais, butant sur la traduction fidèle de l'expression «Take it easy», je finis par demander de l'aide à ma fille qui, après deux ou trois secondes de réflexion, évoqua subitement l'idée, je la cite, d'une «modulation par la négation du contraire». C'est une agrégée d'anglais qui le dit, je ne conteste pas, je ne suis pas certain d'avoir tout compris mais je reste interloqué par ma prouesse, celle par laquelle j'ai contribué à engendrer un être humain capable, très spontanément, de recourir à une phraséologie qui m'est, il faut le reconnaître humblement, un peu obscure. Une fois détricoté le fil de sa pensée, je compris néanmoins qu'il s'agissait par là de retourner le sens de la phrase en passant du positif au négatif, pour aboutir à un résultat de signification équivalente et cependant exprimé en français courant. M'enfin, il est des moments où on se sent un peu nigaud, ravi toutefois de constater une véritable progression dans l'évolution de mon espèce familiale.

    Et puis tiens, tant qu'on y est, un petit lien si Eagles vous intéresse : http://www.eaglesmusic.com. Et un autre encore, pour monsieur Browne : http://www.jacksonbrowne.com

  • L'égoût et les cool heures

    Je tiens par cette courte note à remercier les manifestants anti-CPE qui ont eu la bienheureuse idée de bloquer tous les accès au boulevard par lequel on accède à la rue où la Maison Rose s'est établie voici maintenant cinquante ans environ. Ils m'ont grandement facailité la tâche... et permis de passer quelques moments tranquilles en la compagnie de deux charmants messieurs.

    Confronté à l'urgence nauséabonde d'un égoût visiblement plein à ras-bord, j'avais pris rendez-vous avec une entreprise spécialisée en curages, débouchages et assainissements divers. Vous voyez un peu le tableau ? Le gros camion et sa citerne devant l'entrée, le moteur qui tourne bruyamment, le pépé voisin qui se demande s'il faut vite se rendre aux abris, les automo(dé)bilistes énervés pas la présence de l'engin au beau milieu de la rue, qui zigzaguent avec leurs voitures diesel de société entre deux places de stationnement, démontrant ainsi une habileté virile propre à impressionner un pilote de Formule 1 - oui, parce que ces braves gens, on dirait qu'ils n'ont pas le temps... le temps de quoi, je l'ignore, mais il faut qu'ils foncent, puis qu'ils freinent avant le virage, là, cinquante mètres plus bas, en affichant une mine patibulaire par laquelle ils vous expliquent qu'ils vous maudissent de leur faire prendre ce risque insensé... et les priver de je ne sais quelles précieuses secondes qu'ils auront tôt fait de gaspiller le soir même devant la télévision - et puis mes deux ouvriers, affables, rompus à cet exercice consistant à aspirer l'égoût avec un gros tuyau et force glou-glous pas très ragoûtants puis à projeter dans les conduits de l'eau avec un jet à haute pression. J'en reviens encore pas... mes deux types, qui ont pourtant toutes raisons d'arborer une mine de circonstance, car on ne saurait trouver ce boulot autrement que franchement emmerdant, sont les plus adorables qui soient. Et je te serre la main, et je te dis un mot gentil, et je t'explique comment on travaille. Et pis tiens, la plaque qui est dans votre garage, elle est cassée, je peux vous montrer comment on fait pour la changer. Sympa et psychologue, le copain nettoyeur, parce qu'en quelques secondes seulement, il m'a jaugé avec beaucoup de finesse, il a deviné le grand bricoleur qui sommeille en moi, il a tout de suite compris que même avec deux ou trois mains supplémentaires, le perçage de trou dans le mur serait toujours pour moi un exercice à l'issue incertaine, voire même un supplice. Même qu'on a l'impression qu'ils ne sont pas plus pressés que ça, ces gars-là... Ah, ça donne envie, en fait, vraiment, pendant quelques dixièmes de secondes, je me suis vu à leur place et sonner chez l'habitant pour lui annoncer la bonne nouvelle : "Vous êtes bouché ? Pas de problème, je vais m'occuper de vos conduits !". On doit se sentir utile, au moins, on voit le résultat du boulot qu'on est en train de faire... Et c'est vrai que j'ai toujours rêvé d'être capable de déboucher mes concitoyens. Un beau boulot, pas de risque de chômage et encore moins de CPE, je vous le garantis.

    Bon, pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça, moi ? Ah oui ! Le boulevard bloqué par les manifestants anti-CPE. Euh, soyons honnêtes : il faisait un soleil magnifique cet après-midi et la température avait suffisamment grimpé pour nous laisser croire que nous étions au printemps. Or donc, quelques grappes d'étudiants venus de l'Université toute proche avaient décidé l'action ultime : après l'autoroute jouxtant la Faculté de Médecine, le bloquage du boulevard, l'un de ceux par lesquels on entre en notre belle ville. Et voilà que ce beau petit monde se met à ramasser toutes les poubelles du quartier, on plante des grillages au bout de la rue et on s'installe au beau milieu de la circulation pour chanter un slogan avec de jolis rimes : "Police Nationale, milice du capital ! Police Nationale, milice du capital !". Le truc vachement élaboré, un beau niveau de raisonnement. Bonne humeur et, cerise sur notre gâteau, peloton de CRS qui encadrent l'aréopage, semble-t-il aussi pas mal préoccupé par la circulation des canettes de bière pour étancher une soif née d'une marche forcée d'au moins trois cents mètres. Cela dit, à cet endroit, le boulevard suit une trajectoire parallèle à celle de leur gosier, légèrement en pente, et l'on était là un peu comme au point de ravitaillement. Je parle des manifestants, hein, pas des CRS. M'enfin, tout cela pour vous dire que nous avons passé un petit moment plutôt agréable, un peu pour nous comme l'arrivée d'une étape du Tour de France. On détaille le peloton, on cherche qui va gagner, on penche la tête pour reconnaître les sportifs. Mais j'ai reconnu personne : pas de Besancenot, pas de président de l'UNEF, pas le monsieur de FO, ni même celui de la CGT qui me fait des fois penser à Jacques Dutronc. On doit pas être médiatiques, nous les Lorrains, on les intéresse pas. Pas grave, on s'en fout, nous on a dans le coeur le soleil qu'on n'a pas dehors. Tiens, c'est pas mal comme phrase... Comment ? Y a une chanson qui dit ça ? Oh, pardon, je ne recommencerai plus. Surtout que pour une fois, on avait du soleil, du beau, du jaune sur un ciel bleu.

    Qu'on ne se méprenne pas, hein ? Je ne porte aucun jugement sur les manifestants ! Moi, j'avais autre chose à faire, puisque j'étais missionné par mes deux copains pour aller chercher un outil, vider une chasse d'eau, faire couler un peu le lavabo du rez-de-chaussée, pendant que Madame Maître Chronique fourbissait son carnet de chèques pour alléger vite fait bien fait notre compte en banque de 124€... Non, non, elle était pas partie faire du lèche-vitrines, 124€, c'est le prix du jet d'eau à haute pression... Pas mal, vous ne trouvez pas ? En réalité, j'ai surtout apprécié la collaboration des étudiants qui par leur barrage bienvenu, nous ont donné l'occasion de travailler tranquillement. Comme aucune voiture ne pouvait passer, jamais le camion n'a gêné qui que ce soit, les pilotes chevronnés étaient confinés en d'autres axes où ils ont pu s'exciter en toute liberté. Le vrai bonheur... celui des heures tranquilles et la satisfaction béate du propriétaire.

    D'ailleurs, nettoyage pour nettoyage, il faut avouer que nous avons été beaucoup plus efficaces que nos amis de la police. Alors que chez moi tout était rentré dans l'ordre en trois quarts d'heure - notez bien, ça puait encore pas mal, mais il paraît que c'est normal et qu'il y en a toujours pour plusieurs heures après le nettoyage - les hommes en bleu marine avaient encore un sacré boulot. Il restait pas mal de monde à traîner bruyamment sur le boulevard. Je n'ai pas osé leur proposer les outils de mes deux camarades, ne voulant pas prendre le risque de rendre la situation explosive. N'empêche, chez moi, c'était bouclé ! Tout le monde ne peut pas en dire autant...

  • Manset... vachement bien !

    J'ai d'abord maudit le téléphone de Madame Maître Chronique qui s'est mis à émettre un très désagréable et discret «tic tac tic tac tic tac» - le téléphone, pas Madame Maître Chronique – vers trois heures du matin pour une raison qui m'échappe encore. Réveil immédiat. Et me voilà reparti pour une fin de nuit sans sommeil, à tenter de retrouver au plus vite le pays des songes en écoutant la radio. Fort heureusement, je crois que l'objet incriminé était animé envers moi de très bonnes intentions.

    La radio, en pleine nuit, ce sont souvent des rediffusions d'émissions que l'on a pu écouter la veille, voire la semaine précédente. Et sur Europe 1, à trois heures, on ne recule devant aucune audace en vous proposant un débat sur la sexualité féminine à 50 ans. Ah messieurs, si comme moi vous êtes concernés par le phénomène – précision utile : je ne suis pas une femme de 50 ans, juste le mari – il est grand temps de numéroter vos abattis ! Car vous allez en voir de toutes les couleurs, vous pouvez m'en croire. Ou plutôt, croyez-en les analyses de cette journaliste – dont j'ai oublié le nom, mais quelle importance, c'était le genre bobo magazines féminins, vous voyez ce que je veux dire ? – qui a étudié la question et ne voit en ces dames qu'une horde de furies prêtes aux assauts libidineux les plus assoiffés ! Ouh la la la la ! A en croire cette spécialiste, la femme de 50 ans est une bombe à retardement érotique, une centrale nucléaire du sexe : elle n'a plus d'enfants à élever, sa «carrière» est derrière elle, elle est libérée ou presque de toutes les servitudes corporelles qui ne font qu'empoisonner son existence depuis qu'elle est adolescente. Bref, elle peut enfin laisser libre cours à ses instincts les plus animaux... Ça va barder ! Je crois me souvenir également de la présence d'une psychologue qui a un peu vainement cherché à nuancer le propos de la première intervenante... mais embarqué à nouveau dans un demi-sommeil, j'ai perdu le fil, un peu angoissé à l'idée de ce qui m'attendait désormais. M'enfin, pas de panique, on verra bien, restons calme et gérons le quotidien sereinement. N'empêche, la défaillance ne sera pas permise.

    Et puis... et puis... réveillé à nouveau car pas totalement endormi, j'ai cru reconnaître la voix d'un chanteur pourtant rarissime sur les ondes. Il n'arrive pas souvent qu'on diffuse ses chansons et il est encore beaucoup plus rare qu'il donne des interviews. Alors, entre quatre et cinq heures du matin, passer quelques instants en la compagnie de Gérard Manset n'est pas chose banale, non ?

    J'essaie de vous situer le personnage – que Quiet Man saurait vous présenter mieux que moi, étant donné que c'est lui qui me l'a fait écouter voici tellement longtemps maintenant. A ce sujet, vous allez finir par vous dire que durant de longues années, j'ai vécu sous sa totale dépendance. Ce n'est pas totalement faux, pas totalement vrai non plus, mais il faut bien rendre à César ce qui appartient à César, surtout, n'est-ce pas, lorsqu'on évoque Gérard Manset. Car ce dernier est un personnage, sans équivalent dans le paysage musical français. Il ressemble à un grand solitaire – d'ailleurs, il voyage en solitaire –, amoureux des voyages, créateur d'un univers sonore et poétique très particulier qu'il chante d'une voix absolument inimitable. Un peu frêle, un peu nasillarde, pas vraiment assurée. Un timbre unique, reconnaissable instantanément. Il est un peu à la chanson française ce qu'un Neil Young serait au rock : « The loner ». Depuis bientôt quatre décennies maintenant – Gérard Manset fêtera cette années ses 61 ans, le temps passe – notre homme aligne des galettes incomparables imprégnées d'une étrange tristesse et tissées de paroles vagabondes, souvent nostalgiques et mystérieuses. C'est vrai qu'on ne «rigole» guère en la compagnie d'un tel monsieur qui, entouré de quelques musiciens fidèles, compose, arrange et joue de beaucoup d'instruments. Dès qu'il sort un nouveau disque, on dit que ses fidèles – dont le nombre serait compris entre 50 et 70.000 se ruent vers les bacs des disquaires et ajoutent un nouveau chapitre au grand roman que Gérard Manset leur propose. Car il faut le dire aussi : il n'y a rien qui ressemble plus à un disque de Gérard Manset qu'un autre disque de Gérard Manset. On aime ou on n'aime pas, comme on dit, ça passe ou ça casse mais si vous acceptez de glisser ne serait-ce qu'un bout d'orteil dans son engrenage, alors c'en est fait de vous, vous serez contaminé.

    Concernant la discographie de Gérard Manset (que vous trouverez au bas de cette note), sachez qu'elle est aujourd'hui un peu compliquée à délimiter. En effet, les 33 tours publiés entre 1972 et 1984 n'ont jamais fait l'objet d'une réédition en CD à l'identique. Pour des raisons qui relèvent du choix artistique de leur auteur – c'est sa liberté la plus absolue – Gérard Manset a opté pour une solution consistant en une sorte de sélection / mélange de la dizaine de disques originaux concernés en quelques CD. Bref, rien d'exhaustif, certains titres ayant également changé de disque, et les seuls possesseurs des 33 tours originaux peuvent s'y retrouver en conservant avec un soin maniaque leur vinyle chéri. Dont je fais partie...

    La bonne nouvelle du moment, c'est la publication en ce mois d'avril du dix-huitième opus de Gérard Manset : «Obok». C'est aussi la raison pour laquelle on a pu l'entendre longuement interviewé sur les ondes ! Je n'en ai écouté qu'un extrait, mais comme vous l'avez compris, je vais me ruer chez mon disquaire pour en faire l'acquisition et partager une fois encore l'univers si particulier de son créateur. Qui dit d'ailleurs, avec ce disque, avoir souhaité être «plus positif». Je doute fort cependant que le millésime 2006 de Manset soit marqué du sceau de la franche rigolade, mais j'accepte volontiers de le comparer aux précédents, en souhaitant implicitement toutefois qu'il soit dans la parfaite continuité de ses aînés. Car le Manset que j'aime, c'est celui de toujours...

    Si vous êtes totalement étranger à l'univers de Gérard Manset, peut-être serait-il utile de vous proposer quelques secondes extraites d'un de ses plus beaux disques, appelé «Lumières» et publié voici plus de vingt ans maintenant, en 1984. «Un jour être pauvre» est une chanson qui nous invite à nous libérer du mieux que possible de notre monde matériel et de nous contenter de l'essentiel. Une mélodie simple, un texte épuré... c'est Manset !
     
    Laissez-moi, en toute simplicité, vous inviter à ce beau voyage et vous donner envie d'en savoir beaucoup plus sur ce grand monsieur...


    Discographie de Gérard MANSET
    - Gérard Manset (1968)
    - La mort d'Orion (1970)
    - Manset (1972)
    - Y a une route (1975)
    - Rien à raconter (1976)
    - 2870 (1978)
    - Royaume de Siam (1979)
    - L'atelier du crabe (1981)
    - Le train du soir (1981)
    - Comme un guerrier (1982)
    - Lumières (1984)
    - Prisonnier de l'inutile (1985)
    - Matrice (1989)
    - Revivre (1991)
    - La vallée de la Paix (1994)
    - Jadis et Naguère (1998)
    - Le langage oublié (2004)
    - Obok (2006)
  • Caméra traîtresse...

    Après la longue note consacrée à mes souvenirs cyclistes - en chambre uniquement, je le rappelle - j'aimerais revenir sur une image surprenante vue à la télévision jeudi dernier, dans l'émission "Envoyé Spécial", sur France 2.

    En lien avec l'actualité du moment, les responsables du magazine avaient choisi de suivre pas à pas durant cinq jours quelques personnes clés de l'organisation des manifestations anti-CPE, parmi lesquelles le responsable national de l'UNEF. Dont j'ai oublié le nom, qu'il veuille bien me pardonner. Celui-ci, déjà très rompu à l'exercice de la chose politique - bon sang ne saurait mentir, on n'est pas fils de sa mère-maire pour rien - est un personnage brillant, plutôt mesuré et à des années lumière des étudiants en sociologie ou en "info-comm" un peu caricaturaux et mous du genou que les médias nous surexposent depuis quelque temps, probablement pas sans intention d'ailleurs, et dont le discours, très vite à court d'arguments, aurait plutôt tendance à desservir la cause qu'ils cherchent à défendre. Lui, est résolument contre le CPE, c'est évident mais avance dans le débat avec un vrai sens des responsabilités et déploie beaucoup d'efforts pour coordonner les mouvements issus des Universités. Il est dans rôle, efficace semble-t-il, et assez soucieux de ne pas voir dégénérer les défilés qui ont connu un point culminant le mardi 28 mars 2006, un peu partout en France. Tiens, c'est amusant, le temps d'une fraction de seconde, je me suis dit : "Toi, dans quelques années, tu auras pris du galon et je ne serais pas surpris de te voir à nouveau dans les médias, parlant au nom d'un parti politique".

    Mais pourquoi donc a-t-il accepté de se laisser filmer, le temps d'une pause repas, dans une succursale du temple du "fast food", dont il n'est même pas utile de citer le nom ? Comment n'a-t-il pas perçu l'énorme contradiction entre la revendication forte qui est la sienne et pour laquelle il déploie une énergie incroyable et le fait de s'afficher dans cette enseigne qui, d'une certaine manière, en est le parfait contre exemple ? Ici, me semble-t-il, règne une gestion des ressources humaines plutôt anglo-saxonne, non ? Le CDD, le temps partiel, les horaires exotiques sont le quotidien de la quasi-totalité des salariés. Le "turn over" de la main oeuvre est très fort, les possibilités de promotion réservées à une infime minorité, le rôle des syndicats réduit à son strict minimum. C'est une entreprise efficace, mais sans le moindre état d'âme, dont les managers parlent une belle langue de bois quand on les interroge et dont l'existence n'est justifiée que par l'objectif d'engranger les profits maximum dans les délais les plus brefs (il faut bien assurer les lendemains de ces pauvres retraités richissimes résidant en Floride...), tous continents confondus. Une illustration parfaite du phénomène de la mondialisation uniformisation.

    Point de jugement ici de ma part. C'est juste que la superposition m'a semblé étonnante.

    Alors piégé le jeune homme ? Ou, comme beaucoup d'entre nous, perdu dans ses propres contradictions à demander au marché du travail qu'il nous propose une situation sécurisée pour les décennies à venir, tout en consommant en masse tant de produits issus du capitalisme financier dictatorial qui règne en maître sur notre belle planète ?

    Bon, j'arrête, j'ai un coup de fil à donner. Zut, qu'est-ce que j'ai fait de mon téléphone portable fabriqué en Corée ? Raah, ch'suis bête, il était juste derrière mon ordinateur portable américain fabriqué en Chine...