Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

DiaChronique - Page 3

  • Les absents ont raison

    Des centaines de photos rangées, des albums, des cartes postales, des lettres.
    Une multitude d'objets posés ici et là, un peu partout, chargés d'histoire ou pas.
    Des vêtements, des draps, des chaussures, des chapeaux.
    Des cadres aux murs, des souvenirs instantanés.
    Un poste de télévision silencieux, un magnétoscope hors d'usage, des postes de radio muets.
    Des provisions.
    Des journaux, des dictionnaires, des livres en pagaille.
    De petits carnets racontant des histoires brèves, le quotidien.
    Des flacons d'eau de toilette vides.
    Des meubles abandonnés.
    Des lits vides.
    Des armoires pleines, qu'il faut vider.
    Des tapis, des coussins, des draps.
    Des volets fermés.
    Une vie arrêtée.
    Une histoire qui a pris fin.
    Des enfants qui essaient de ranger, de donner, de jeter, sans en avoir la moindre envie.
    Déménager deux vies, le coeur serré.
    L'envie aussi de ne pas terminer la journée sans penser à autre chose.
    Une idée, comme ça, sans réfléchir. Profitons des bons moments quand ils se présentent.
    Retrouvons-nous autour d'une table avant de nous séparer, le temps passe trop vite. Racontons quelques bêtises, laissons le rire venir.
    Ils sont partis, ils sont tellements absents mais ils nous parlent. Ils nous invitent à ne pas les oublier, à ne pas nous oublier. Ils ont tellement raison.
    La vie doit continuer.
    Elle va continuer.

  • Un mois

    Un mois déjà en effet que, jour pour jour, j'ai vu ma mère vivante pour la dernière fois. J'avais bien compris ce jour-là qu'elle se laissait aller à un drôle d'abandon : elle ne mangeait presque pas, elle avait beaucoup maigri d'ailleurs, ses repères temporels se brouillaient dans cet univers gris et mutique du centre de rééducation de l'hôpital où la conversation des voisines de chambre se limitait à un silence à peine zébré des sons émis par une télévision qu'elle ne regardait même plus, elle restait presque sans réaction face à certaines nouvelles qui, trois mois plus tôt, provoquaient encore chez elle un refus catégorique - preuve de sa volonté de s'accrocher un peu à la vie - comme la perspective d'être transférée dans un centre de moyen séjour qui lui rappelait de trop pénibles souvenirs, ceux de la maladie de mon père et de la souffrance. Même l'annonce, sèche, de la nécessité de son placement en maison de retraite, assénée sans trop de ménagement par le médecin chef venu lui rendre visite cet après-midi là, n'avait suscité de sa part aucun commentaire. Elle avait pourtant bien entendu, mais écoutait-elle encore ?
    Nous l'avions trouvée, Madame Maître Chronique et moi, alitée en ce morne début d'après-midi. Pas normal. Parce que, pour ne déranger personne, elle avait essayé de se lever toute seule la nuit, sans allumer, sans appeler personne. Pour ne pas déranger... sa hantise. Une chute, un bleu sur le côté de l'oeil droit. Et l'interdiction, désormais, de dormir sans barrières métalliques. Finie la marche avec les béquilles, désormais mises au placard, retour du déambulateur. Retour en arrière. Cruel échec pour celle qui, peu de temps auparavant, avait passé un mois en la Maison Rose, pour celle qui n'avait pas ménagé ses efforts et s'était appliquée méthodiquement aux exercices donnés par la kinésithérapeute, jusqu'à parvenir à marcher presque normalement, avec une seule béquille, sans pouvoir toutefois masquer la petite grimace de douleur, pour elle qui avait réussi à monter une marche, puis deux, puis l'escalier en entier, puis à le descendre, puis à recommencer. Oui, recommencer.
    Désillusion pour celle qui, en route vers l'hôpital où elle était attendue pour une simple visite de contrôle avant de prendre la route avec sa fille et de passer quelque temps en région parisienne, chantait dans la voiture des chansons d'Edith Piaf avec sa petite-fille. Avant d'apprendre, une heure plus tard, qu'une nouvelle opération de la hanche serait nécessaire. A cet instant précis, son regard a croisé le mien, je lui ai serré la main très fort. J'ai lu dans ses yeux une infinie tristesse, beaucoup de détresse aussi.
    Comme si elle savait déjà que toute cette histoire allait connaître une fin proche, comme si d'une certaine façon, elle avait pris une sombre décision.
    Pourtant, elle restait attentive à certaines choses, à certains gestes : elle m'avait fait remarquer qu'elle n'avait jamais vu mon sac... et elle avait bien raison car je l'avais acheté quelques jours plus tôt. Et lorsque la semaine suivante, je lui avais dit au téléphone que nous ne pourrions lui rendre visite en raison d'un léger malaise provoqué chez moi par une brutale chute de tension, elle avait si bien enregistré et diffusé l'information auprès de ses autres enfants que ceux-ci me téléphonèrent très vite pour prendre de mes nouvelles.
    J'aurais dû toutefois comprendre qu'elle nous délivrait déjà un message.
    Un message que j'avais peut-être partiellement reçu, sans oser toutefois penser plus loin : j'ai le souvenir très précis ce jour-là, après la visite du médecin, d'en avoir fait au téléphone un bref compte-rendu à ma soeur et je me rappelle avoir évoqué avec elle la perspective désagréable de l'appartement qu'il faudrait vider. Probablement parce qu'il avait été question de maison de retraite et donc d'une nouvelle organisation à trouver. J'imaginais déjà les cent-cinq mètres carrés à vider, les meubles à déménager, les objets à conserver, ceux à donner... Une tâche douloureuse qui nous incombe maintenant et dont nous devons nous délivrer dans les prochains jours.
    Sa fin de vie me laisse un goût très amer d'inachevé. Car ce samedi 12 mai 2007, ma mère profita, une des dernière fois pour elle probablement, de la visite du médecin pour lui dire combien, malgré tout, elle se sentait privilégiée d'avoir vécu 55 ans avec son mari, d'avoir eu 4 enfants, 6 petits-enfants, 2 arrières-petites-filles, tous vivants. Elle était fière de nous tous, nous étions sa réussite. Elle ne vivait plus que par nous depuis la mort de mon père. Et dans la conversation, elle raconta, comme elle en avait l'habitude, mon entrée à l'école en 1962. J'avais d'abord été "inscrit" un an auparavant... tout en restant auprès d'elle à la maison car elle semblait peu pressée de me voir partir, moi, son "petit dernier". Alors on pourra comprendre que mon voeu le plus cher aurait été de lui rendre la pareille et de l'accompagner au plus loin, de lui tenir la main jusqu'à la dernière heure. Elle m'avait aidé à entrer dans la vie, j'aurais voulu l'aider à franchir le cap de l'autre monde. Mais la grande roue de son histoire en a décidé autrement et, à peine vingt-quatre heures après son admission dans ce centre de moyen séjour dont elle redoutait tellement qu'il la confronte avec tous ces souvenirs funestes, ce jeudi 24 mai 2007, elle s'envola, en quelques minutes, après avoir dîné. Son coeur l'abandonnait. Malgré un examen cardiaque "normal" quelques heures auparavant, elle fut soudain prise d'un malaise qui l'empêchait de "retenir sa respiration" - ce sont ses propres mots, merveilleusement transmis par sa voisine de chambre qui tint absolument à nous faire part des heures agréables qu'elle avait pu passer avec elle. "Elle était si intelligente, si gentille. Nous étions devenues comme des amies en quelques heures. Je tenais à vous le dire."
    J'avais encore longuement parlé au téléphone le matin même à ma mère, je lui avais comme à chaque fois prodigué des encouragements, pour qu'elle s'accroche et qu'elle revienne vivre parmi nous, je lui avais promis que nous ferions tout notre possible pour qu'elle vive à nos côtés, nous avions même ri une dernière fois quand je lui expliquai qu'elle allait peut-être rencontrer un beau jeune homme... Et ses dernières paroles avaient été pour les miens, qu'il fallait que j'embrasse bien fort. "Salut mon gamin", tels furent ses derniers mots pour moi.
    Elle avait 81 ans et malgré la fatigue des dernières semaines, elle n'avait rien d'un vieillard, elle savait rester digne. Je me plais à imaginer que, consciemment ou non, elle a choisi de partir ce soir-là. Vite. Sans attendre la décrépitude. Pour ne pas déranger.
    Un départ qui lui ressemble beaucoup.

  • Misérables…

    J’ai un peu hésité à vous raconter cette histoire navrante, pensant d’abord que le récit de la veulerie et de la médiocrité n’avait pas sa place sur les pages de Maître Chronique. Et puis, non, c’était décidément trop idiot de taire les comportements les plus bas. Alors j’ai choisi d’en parler ici.

    « Quand les cons voleront à midi, il fera nuit. » (Michel Audiard)

    Imaginez quelle put être avant-hier soir la réaction de ma sœur de retour chez elle, après les obsèques de notre mère et une journée chargée en pleurs et tristesse, malgré le plaisir des retrouvailles avec des êtres chers qu’on ne voit, malheureusement, que trop rarement et bien souvent en ces pénibles circonstances. Après aussi un voyage en voiture de plusieurs heures vers la région parisienne, dont on imagine aisément qu’il ne baigna pas dans une ambiance particulièrement légère ni joyeuse. Ouvrant sa boîte aux lettres, elle découvrit une enveloppe matelassée, expédiée par je ne sais plus quel sinistre personnage – neveu, beau-frère, cousin, après tout quelle importance – sorte d’exécuteur des basses œuvres de la propriétaire de la défunte. Une lettre qui avait été postée, semble-t-il, au plus tard le vendredi 25 mai à 15 heures, le cachet de la Poste faisant, comme on dit, foi. Ce courrier, adressé sans le moindre mot qui aurait pu témoigner du minimum de compassion pour la famille endeuillée, n’était rien d’autre qu’un décompte de charges à régler sans attendre pour l’année 2006, selon un calcul qui, depuis des décennies d’ailleurs, était loin d’être au désavantage des propriétaires, trop heureux d’avoir trouvé depuis plus de trente ans des locataires payant rubis sur l’ongle loyers et taxes diverses, sans jamais s’élever vraiment contre une pratique qu’ils auraient pu légitimement contester s’ils avaient été animés d’un esprit un tant soit peu procédurier. Mais ceci est une autre histoire… mes parents étaient pacifiques avant tout, tous ceux qui les ont bien connus pourront vous le confirmer.

    Rétrospectivement, on est donc obligé de comprendre que cette propriétaire, petite femme inexistante, qui a encaissé les loyers de ses locataires depuis septembre 1974, date à laquelle mes parents étaient entrés dans les murs de l’appartement qu’ils lui louaient, n’a pas manqué d’une vraie présence d’esprit et d’une étonnante rapidité dans l’exécution des ses œuvres vénales. Elle qui, depuis le 8 février, le jour où ma mère avait été hospitalisée après sa chute pour ne plus revenir chez elle, ne s’était jamais fendue du plus petit coup de fil pour prendre de ses nouvelles… Car c’est en effet mon propre frère qui lui annonça vendredi matin, vers 10 heures, le décès de notre mère, envolée doucement dans l’autre monde la veille au soir, à 20 heures 45. On oubliera qu’elle n’eut elle-même à ce moment précis pas le moindre mot de réconfort pour lui ni sa famille, personne n’étant parfait il est vrai. On devra en revanche deviner que sa réaction immédiate fut de téléphoner à son je ne sais plus qui (celui qui avait pris le relais d’un mari décédé pour agiter le tiroir caisse à intervalles très réguliers) afin de lui faire part du prévisible manque à gagner mensuel. On imaginera alors ce Thénardier pitoyable exhibant d’un tiroir les précieux documents qu’il allait s’empresser de fourbir et de glisser dans une enveloppe pour réclamer son dû.

    Pauvre type, pauvres gens, misérables êtres vivants et déjà morts depuis si longtemps… recevez ici mon mépris le plus total, sans limite. Nous allons vider l’appartement au plus vite, les larmes aux yeux certes, mais dans les délais les plus brefs possibles ; nous allons régulariser la situation et vous laisser confire dans la médiocrité et la bassesse qui vous personnifient depuis le jour de votre naissance et vous englueront au soir de votre mort. Je ne vous souhaite plus qu’une seule chose désormais : qu’une fois votre dernière heure venue, votre cerveau abruti perçoive enfin, quand défilera le film de ce que vous croyiez être votre vie et qui n’était rien d’autre qu’une trop longue erreur, à quel point votre existence aura été vaine, du début à la fin. Je crois toutefois très peu à cette hypothèse d’un éclair de lucidité qui animerait enfin votre esprit pauvre, mais je vous le souhaite de tout mon cœur, espérant qu’à cette seconde finale, vous ne partirez pas dans l’inconscience de votre absolue crétinerie.

    En attendant ce jour libérateur, nous aurons pu nous remémorer longuement les instants de joie, ces petites humeurs de la vie, tous ces bonheurs qu’avaient modestement réussi à construire notre père et notre mère dans l’amour de leurs enfants. Un trésor d’une valeur inestimable, qu’ils nous ont transmis et auquel vous ne pourrez jamais avoir accès.

  • Résis'Danses

    Plus que jamais, ce blog – modeste mais tenace – sera dans les temps à venir un espace de résistance à la médiocrité ambiante. Je n’aimerais pas vous laisser l’impression d’être prétentieux, voire un brin grandiloquent, mais j’envisage les années qui s’annoncent non sans un vrai pessimisme. Je me cantonnerai ici à pratiquer ma lutte sous l’angle culturel : musique, littérature, cinéma…, car d’autres le feront beaucoup mieux que moi dans des domaines, essentiels eux aussi, tels que l’économie, la société, la politique, l’écologie, la citoyenneté, pour ne pas prononcer un mot qui pourrait être mal interprété, la morale. Je m’efforcerai à chaque fois que je le pourrai de relayer leurs propres réflexions.

    Lorsque je m’aperçois que les étendards brandis au soir de l’instauration de la Nouvelle République des Neuilléens s’appellent par exemple Doc Gynéco, Steevy machin, Johnny Hallyday, grands gardiens du temple de l’exemplarité citoyenne, ou je ne sais plus trop quel autre prétendu artiste populaire venu bêler les louanges de son nouveau mètre 65 à penser,  lorsque je constate que les machines à communiquer de trois ou quatre grands groupes industriels trop proches du pouvoir en place concentrent un nombre incroyable de forces de notre environnement médiatique – radios, télés, presse écrite…, lorsque je dois me pincer pour être certain que je ne rêve pas à l’annonce du retour du cumul des mandats par un premier ministre qui organise les agapes préélectorales de son groupe politique dans les murs de l’Hôtel Matignon sans que qui ce soit ne trouve rien à redire à cette confusion des rôles, je suis d’abord gagné par une grande lassitude avant de me ressaisir assez vite et d’imaginer qu’il est toujours possible, petit à petit, par touches minuscules et successives, de grappiller ici ou là une parcelle de liberté créative et de la proposer en partage à ceux qui voudront me lire.

    Je ne sais pas exactement comment je procéderai jour après jour pour tenir modestement ce tout petit rôle, mais j’ai la certitude que rien ne me fera dévier de ce cap.

    J’avais envie de le dire.

  • Le retour du jeudi

    A quelque chose malheur est bon, dit-on... Après "La traque au trac" et "Mini-disc et maxi poisse", j'aimerais conclure sous la forme du troisième volet d'une humble trilogie l'épisode initialement navrant de mon interview envolée...

    J'en étais donc resté au vertige de la solitude que je connus subitement au moment où je me rendis compte que pas un seul mot du long entretien que m'avait accordé Henri Texier n'avait été finalement enregistré. Soutenu par le duo qui, à ce moment précis, était à mes côtés - me femme m'expliquant qu'on allait retrouver l'essentiel à condition de s'adonner à un bel exercice de mémoire, Kangou voulant me faire penser à autre chose et me certifiant que mon fils avait accompli une belle performance lors du dernier concert du groupe Présent au Festival RIO de Carmaux - je réussis  à me convaincre que, oui finalement, il fallait bien opter pour une solution qui aboutisse à la production d'un texte pour le compte du magazine Citizen Jazz. Me croirez-vous ou pas, mais dix jours plus tard, je me rends compte que cet aléa technique m'a permis de connaître des instants passionnants sur lesquels j'aimerais revenir... rapidement, comme il se doit !

    Il y eut tout d'abord notre retour rue de Grenelle après le concert du Strada Quartet. Il était deux heures du matin et nous contemplions le spectacle vraiment désolant de tous ces jeunes, bouteille à la main, à la dérive. Ils semblaient tous errer à la recherche d'un alleurs perdu, les yeux hagards ou, pour les plus en forme, éructant quelques propos inintelligibles. Même la cohorte des adeptes du Pont des Arts, en route pour une nuit à la belle étoile, ne semblait pas animée d'une énergie positive. Ils étaient là, assis, en attente... Une désolation sur laquelle nous échangions, madame Maître Chronique et moi, quelques propos un peu amers par dessus lesquels venaient se fracasser comme de drôles d'éclairs mentaux les souvenirs tout récents de l'interview : "Ah oui, et puis il a dit ça...", "Tu te souviens, ce qui l'avait touché chez Isabelle Carré, c'est qu'elle aimait son travail mais c'est parce qu'il trouve que c'est une actrice vraiment bien, sérieuse...", "Il ne faut pas oublier le mot zapperie qu'il a employé", "Le dernier disque de Bashung"... Tous ces fragments complètement éparpillés commençaient à dessiner un tout dont je parvins à délimiter les premiers contours en notant fiévreusement sur une feuille tous les mots qui me venaient à l'esprit dès le retour dans notre chambre. Je cochai également les questions que j'avais pu poser (j'en avais près de 40 au total...) et tentai d'y raccorder les idées qu'Henri Texier avaient expliqué... Et je pus, contrairement à ce que j'aurais volontiers parié, m'engouffrer très vite dans une longue nuit de quatre heures.

    Le lendemain, alors que nous rentrions par le train en Lorraine et tout en achevant la lecture du gros bouquin de Ken Follett, "Les piliers de la terre", je décidai que mon texte serait une trilogie dont le titre m'était venu la veille : "Henri Texier à cordes ouvertes", les cordes étant celles de sa contrebasse bien sûr mais aussi celles de sa voix, très présente sur scène ainsi que dans l'idée de chant, essentielle à son oeuvre. Je consacrerais le premier volet à une rapide chronique de son dernier disque, le second à l'interview et le troisième au concert du Sunset. J'étais stimulé aussi en me rappelant cet instant délicieux où, juste avant la reprise du second set, Henri Texier était venu me rassurer en me disant qu'on trouverait bien un moyen de "boucher les trous" par téléphone. Ce type est vraiment épatant !

    J'en restai là, avec ce schéma en tête et les incessants appels de ma mémoire qui travaillait malgré moi à la reconstitution de l'interview, tout le temps, à la moindre occasion, avec les idées qui fusent, les phrases qui dansent, les propos qui ressurgissent. Vous n'imaginez pas à quel point cet exercice involontaire peut être éprouvant. J'eus d'ailleurs la conviction que le métier d'écrivain doit parfois être difficile à vivre. C'est vrai que quand j'étais gamin, j'écrivais fiévreusement des tas d'histoires policières, sur des cahiers Cathédrale à gros carreaux, avec un stylo plume et une encre bleu des mers du sud et je rêvais, un jour, de vivre de ma passion, assis devant un bureau de bois sur lequel aurait été posé un sous-main de cuir vert foncé, depuis lequel j'aurais aperçu un paysage de moyenne montagne avec, peut-être, juste derrière, une étendue d'eau, mer ou lac... Fort heureusement pour nous tous, et vous en particulier, je n'en suis jamais arrivé là et lorsque je perçois à quel point l'écriture d'un simple article peut me hanter jusqu'au moment de son aboutissement, j'imagine bien volontiers que le quotidien d'un écrivain doit être la plupart du temps insupportable. Comme s'il était impossible de se libérer d'un travail en cours et de penser à autre chose. Comme si la fin prévisible d'un bouquin devait engendrer mécaniquement le travail de réflexion sur le suivant, dans un implacable engrenage tournant sans fin. Une espèce de prison mentale dont il est bien difficile de s'évader. Mais ceci est une autre histoire.
     
    L'un de mes collègues eut la bonne idée de me convier à une réunion en région parisienne en milieu de semaine. Ainsi, j'allais pouvoir mettre à profit un aller retour en train (l'un des derniers à vitesse réduite avant l'arrivée du TGV au mois de juin, chance pour moi) pour parachever mon travail. C'est donc sans attendre - nous avions à peine franchi la gare de Champigneulles - que mercredi, confortablement installé dans mon wagon, côté couloir pour pouvoir étendre mes jambes, je commençai par une écoute attentive de "Alerte à l'eau", le dernier CD d'Henri Texier. Bien au chaud sous mes petits écouteurs Bose, je notais fiévreusement tout ce qui me passait par la tête, sans oublier tous les chorus et l'ordre dans lequel ils intervenaient. Très vite, je trouvai un angle d'attaque pour écrire ma chronique et dès la fin du CD, je commençai à rédiger, quasiment sans rature, le texte auquel je pensais. Ma main notait méthodiquement tout ce que j'avais stocké dans ma mémoire vive et je pus conclure au bout d'une heure d'écriture quasiment sans pause. Une première relecture m'indiqua que j'étais sur la bonne voie et je décidai d'interrompre l'exercice.
     
    Tard le soir, dans ma chambre d'hôtel, pendant qu'une candidate à l'élection présidentielle nous expliquait tout ce qu'elle allait entreprendre durant les cinq années à venir, je mis un peu d'ordre dans mes idées toujours embrouillées et réussis à trouver un ordre logique à la fausse retranscription de mon interview. Ce n'est que le lendemain jeudi qu'une fois assis tranquillement dans le train qui me remmenait en Lorraine, je m'attaquai à la rédaction de ce long texte qui n'aurait jamais dû exister. Enfin, pas sous cette forme reconstituée. Sous mes yeux, je voyais les pages se noircir, je réussissais toujours à écrire d'un seul jet et je sentais un vrai soulagement me gagner au fur et à mesure de l'avancée du travail, comme dans un phénomène de vases communiquants. Je vidais ma tête et remplissais du même coup les feuilles qui semblaient attendre cette écriture décidément fiévreuse. Leur papier en devenait craquant sous les assauts de mon stylo à bille...

    Par chance, dès mon arrivée dans la Maison Rose, le premier commentaire de Madame Maître Chronique fut encourageant : elle trouvait en effet que l'atmosphère de l'interview était correctement restituée, elle me fit part de quelques oublis que je m'empressai de rajouter. Le lendemain, Henri Texier m'adressa un petit message dans lequel il me prodiguait encouragements et se disait prêt à la relecture. Ouf ! Il ne me restait plus qu'à "mettre tous ces écrits au propre" et à rédiger le troisième volet. J'avais enfin réussi à déjouer le piège que m'avait tendu mon magnétophone six jours plus tôt... Et qui, dès le lendemain, s'avérerait totalement opérationnel à l'occasion d'un concert du magnifique pianiste Eric Legnini. Allez comprendre. Est-ce que, par hasard, mon mini-disc manifesterait une légère aversion pour Henri Texier ? Je tâcherai d'en savoir plus prochainement et je peux vous garantir qu'à la moindre récidive de sa part, il sera mis au chômage technique et illico remplacé par un petit dictaphone numérique qui, lui, sera acquis à ma cause. Il faut savoir être impitoyable.

    A quelque chose malheur est bon, disais-je un peu plus haut ! Oui, en effet. Car j'ai pris le temps de réfléchir à toute cette mésaventure qui, j'en conviens, n'est rien d'autre qu'un pépin mineur sur l'échelle des malheurs qui incendient notre monde : aurais-je vraiment connu le charme si particulier de ces heures fiévreuses s'il ne métait resté qu'un fastidieux travail de retranscription d'un enregistrement ? Rien n'est moins sûr. Aurais-je pu percevoir tous ces signaux, ces encouragements venus de mon entourage ? Encore moins. Aurais éprouvé le même plaisir d'écriture ? Pas forcément.

    Alors voilà... encore un peu de patience et je vous laisserai les clés de mon travail, vous pourrez me donner votre point de vue, me dire si tout cela en valait la peine. En attendant, il me faut attaquer mon article suivant...

  • Orthograve

    On dit de cette grande enseigne du commerce des biens culturels qu'elle fut à sa naissance en 1954 un "agitateur". Possible, bien que difficile à admettre aujourd'hui... mais en 2007, ses responsables, à défaut d'agiter quoique ce soit à l'exception du chiffon rouge des restructurations si plaisantes au portefeuille rebondi de ses actionnaires spectateurs, ont comme un problème avec l'orthographe qui, elle, pour le coup, nous semble victime d'une agitation hasardeuse !

    En témoigne ce panneau indicateur qui trône depuis des années au rez-de-chaussée du hall de l'une de ses succursales, celle de Nancy pour ne rien vous cacher.

    medium_ascenseur.jpg

     

    J'aime bien mes vieux amis de la culture...

  • Mini disc et maxi poisse

    Je pense que je vais probablement me reconvertir. Ma nouvelle voie est toute tracée, je serai bientôt médium ! J’ai encore un peu de boulot pour affiner mes compétences, mais je constate que désormais, démonstration aura été faite de mon possible don de prémonition et que vous en aurez été les témoins, sans qu’aucune contestation ne puisse être opposée à mes affirmations. Oui, oui, j’ai bien dit prémonition vérifiable et si vous ne me croyez pas, jetez donc un petit coup d’œil à ma récente «Traque au trac». Je vous y faisais part de la panique naissante qui commençait à me gagner à quelques heures d’un rendez-vous pris, pour une interview, avec ce grand monsieur qu’est le contrebassiste Henri Texier. J’y expliquais le luxe de précautions prises pour parer à tout pépin majeur. Le dernier soir encore, toujours angoissé, j’avais multiplié les tests d’enregistrements pour m’assurer que le disque numérique que j’avais choisi n’était pas défectueux. Tout était prêt, il ne restait plus qu’à prendre le train en compagnie de Madame Maître Chronique, de poser nos bagages dans notre refuge de la rue de Grenelle et de rallier le Sunset, rue des Lombards, où l’ami Kangou devait nous rejoindre. J’étais toujours gagné par le trac, hanté par la peur de ne pas être au niveau de celui qui m’accordait une heure de son précieux temps, mais au moins, j’avais mis en œuvre tellement de procédures de sécurité que je pouvais, tout doucement, souffler et attendre ce bon moment.

    medium_200704201928_DSC0247.jpgTout s’est merveilleusement passé ! Un ciel printanier, un soleil quasi estival qui nous servait de guide céleste, une longue balade à pied dans les rues de la capitale, une petite pause gourmande rue du Bac – excellente, cette petite gaufre au chocolat –, pas trop de parisiens en bagnole (enfin, si, quand même quelques uns, mais moins que d’habitude pour cause de vacances), un synchronisme parfait entre Henri Texier et nous-mêmes qui arrivâmes pile poil en même temps à l’endroit convenu, un petit coin au sous-sol, près du bar, tranquille, nous étions entre nous et après l’installation du précieux matériel, c’était parti pour une heure de discussion à bâtons rompus.

    Car il faut dire que si le musicien est exceptionnel, l’homme est passionnant aussi, toujours sur la brèche, en révolte constante – il faut imaginer son regard qui brille dès lors qu’on lui le laisse le temps de s’exprimer, fourmillant de projets, lançant quelques phrases inquiètes à deux jours d’une échéance politique de premier plan. Un type habité, en quelque sorte.

    Top là mes amis ! Je ne vous en dirai pas plus sur cet entretien, j’en réserve la primeur, et c’est normal, au magazine Citizen Jazz pour le compte duquel j’avais ménagé cette rencontre du vendredi 20 avril 2007.

    Laissez-moi vous dire que lorsque j’ai appuyé sur le bouton Stop de mon petit magnétophone numérique, le compteur affichait 60 minutes et 15 secondes. La retranscription s’annonçait particulièrement longue et je ne pouvais m’empêcher d’avoir une pensée pour ma fille qui était censée en assurer l’essentiel. Beau boulot ! Et je n’étais pas peu fier de mes questions qui, toutes, avaient suscité des propos enflammés la plupart du temps.

    Ah, si, tout de même, je peux bien vous le dire parce qu’a priori, les dernières minutes de la conversation étaient hors sujet (enfin, pas tant que ça finalement) et, comme on dit, off the record : ce fut un bonheur d’entendre Henri Texier fulminer, déjà rhabillé et attendu par sa femme Josie venue nous rejoindre quelques minutes plus tôt, contre certains critiques de jazz qui émettent des avis définitifs sur un concert alors qu’ils n’ont pris le temps d’en écouter la musique que pendant une très courte durée. « Et nous, nous jouons trois heures, nous jouons pour ceux qui restent du début à la fin, il y en a même qui viennent plusieurs soirs de suite, de loin parfois. Un concert, c’est un tout ».

    C’est donc en toute sérénité que nous pûmes nous installer tranquillement en compagnie d’une succulente côte de veau en croûte de tomme d’Auvergne, juste à côté, dans un restaurant appelé de la rue des Lavandières Sainte Opportune (à ce sujet, j’ai l’impression que les prix y ont bien flambé depuis deux ans, faut payer les travaux de rénovation, on dirait… mais bon, c’est pas le sujet), encore sous le charme de ce monsieur pas comme les autres. Moi, j’étais super content parce qu’il me semblait bien qu’Henri Texier avait lui aussi apprécié cette heure de conversation, d’autant que l’ami Kangou en avait rajouté une couche en lui disant que c’était toujours agréable pour un musicien d’être questionné par quelqu’un qui, visiblement connaît son sujet.

    Oui. Bon ? C’est quoi le problème alors ? Parce que tu ne vas peut-être pas passer des semaines à nous raconter que tu as fait du bon boulot, que c’était vachement réussi, que tout le monde il est beau tout le monde il est gentil content. Tu crois que c’est avec ce genre de prose que tu vas capter plus que tes trois lecteurs quotidiens ?

    Oh ! Hé ! Non mais ça va pas ? On n’est pas aux pièces, j’y viens… Car vous avez compris depuis longtemps, je n’en doute pas, qu’il y a eu un petit problème, une «couille dans le potage», comme dirait je ne sais plus qui (on s’en fout de toutes façons), dont j’ai pour l’instant omis de vous parler. Parce que tout au bonheur de l’heure passée et du bon plat qui m’attendait, arrosé d’un sympathique petit verre de Gaillac, je ne pus résister au plaisir de ré-écouter les premières secondes de mon précieux enregistrement.

    Et là, ce fut le drame !

    Saloperie de foutue connerie de bordel de merde d’appareil à la con ! Vous savez quoi ? Je glisse le petit disque dans le magnétophone, j’attends qu’il soit prêt à la lecture et que vois-je ? «Blank MD» ! Comment ça, blank MD ? Mais y a une heure de conversation dans mon mini disc ? Elle est où ? «Attends, pas de panique, me dit Kangou, c’est peut-être pas le bon disque.» Mais si, c’est le bon disque, j’en avais sorti qu’un seul de son emballage, ça peut pas être un autre. «Bon, tu sais quoi, me susurre Madame Maître Chronique, visiblement impressionnée par ma mine déconfite, on va tous essayer de rassembler nos souvenirs et tu vas écrire un texte autrement. C’est que les choses devaient se passer ainsi, c’est un signe. Je vais t’aider…» Je pense que je vais canoniser mon épouse dans un avenir proche. Plutôt que de se laisser aller à la soudaine et très brutale morosité qui m’avait gagné – je vous laisse imaginer quelle fut l’intensité du grand moment de solitude que j’ai connu pendant plusieurs minutes – elle possède en une fraction de seconde une solution de rechange, elle y croit dur comme fer, elle va me donner un coup de main, on se débrouillera autrement. Kangou n’est pas mal non plus dans le genre restons zen : « Bon, parlons plutôt de ton fils samedi dernier à Carmaux, il a été excellent ! Le concert de Présent fut vraiment le grand moment du Festival RIO. » Ah oui, mon fils, c’est vrai que ça avait l’air d’être bien pour lui ce soir là. Entouré de la bande des américano-belges de ce drôle de groupe dont j’avais acheté le premier disque bien avant qu’il ne soit né, j’ai cru comprendre que le concert s’était terminé par une longue ovation debout. Ben oui, vous avez raison tous les deux… Vous avez raison. Mais j’avais une heure d’enregistrement, j’avais déjà en tête tout l’enchaînement de mon travail d’écriture. Fait suer tout ça, en plus, je vais passer pour un branquignole, le mec qui paume une interview exclusive. Mais c’est pas de ma faute non plus, hein ? C’est le disque qui était défectueux, y avait un secteur endommagé, quelque part et quand la procédure d’écriture s’est enclenchée, ben elle a planté. Je vois pas d’autre explication.
     
    Qui c’est qui avait raison ? C’est Maître Chronique ! Je vous avais bien prévenus avec ma traque au trac. C’était pas normal d’être angoissé de la sorte, y avait un truc maléfique qui planait au-dessus de ma tête. J’étais guetté par une force qui me voulait du mal, à moi et à personne d’autre ! Et ben voilà, en plein dans le mille : elle m’a flingué tout mon boulot, j’avais bossé comme un malade pour que tout soit nickel et eux, au-dessus, les malfaisants, ils claquent des doigts et tout disparaît. La suite… Ben, le concert fut chouette, avec ses trois sets qui nous ont emmenés jusqu’à 1h30 du matin, nous proposant de larges extraits du dernier album «Water Alert», mais aussi de «(V)Ivre» ou de «Holy Lola» ; Henri Texier, adorable, me disant qu’on pourrait s’arranger au téléphone, ; sa femme Josie venue bavarder avec nous, pour parler de ses enfants, de l’étonnante complicité entre son mari et son fils – Sébastien, saxophoniste et membre du Strada Quartet de son popa. Des gens extraordinaires et humbles tout à la fois. Tiens, pourquoi ne pas aller visiter tranquillement l’album photo en ligne de Kangou et découvrir de magnifiques portraits pris sur le vif durant cette soirée ?
     
    Ensuite, ce fut le retour rue de Grenelle, tous ces jeunes alcoolisés dérivant dans les rues de Paris, canettes de bière ou bouteilles d’alcool à la main, un drôle de calme troublé de temps à autre par une sinistre auto-engueulade d’une jeune femme ivre, rue des Saint-Pères ou bien encore cette démarche vacillante d’un drôle de type, complètement saoul et écoutant de la musique avec son baladeur tout en chantant «Alegria ! Alegria ! Alegria !». A peine posé dans ma chambre, je pris les quelques notes d’urgence qui s’imposaient, histoire de fixer sur les papier les indispensables points de repères dont j’aurais besoin pour écrire mon texte. Il était 3 heures du matin.
     
    Nous avions tout de même passé une sacrée soirée ! Mais c’est juré, promis, craché ! On ne m’y reprendra plus et j’ai déjà mis en place mon dispositif de sauvegarde le plus absolu, l’arme fatale, la baguette magique de la mémoire que le monde entier m’enviera très vite : un carnet et un stylo, que je confierai à Madame Maître Chronique, qui sera déléguée à la prise de notes. Au moins, elle, elle ne me fera pas le coup du «Blank Wife», elle a une mémoire d’éléphant, elle capte tout à la vitesse de l’éclair et je serai bien tranquille.
     
    Connard de mini disc !

  • Traque au trac

    C’est bête. Je commence à être gagné par la trouille. Oh, je vous rassure, pas la trouille du résultat des prochaines élections. Je vais faire tout ce que je peux pour barrer la route au minicolas, et j’espère que nous serons au moins 50,1 % d’électeurs dans ce cas. Non, j’ai un peu la pétoche en raison d’un prochain rendez-vous parisien. Tout cela parce qu’il m’est venu l’idée, voici quelque temps déjà, de profiter d’une semaine de concerts d’Henri Texier au Sunset (Paris) pour lui demander s’il serait d’accord pour m’accorder une interview. Ayant entamé depuis peu une collaboration avec le magazine Citizen Jazz, j’imaginais qu’il s’agissait là d’une initiative qui contenterait tout le monde.

    medium_ht.jpgEt c’est bien le cas ! Car non seulement mon idée fut aussitôt approuvée par mes « chefs » (à ce sujet, je tiens à préciser que mon travail pour le magazine est bénévole… OK, vous ne me l’avez pas demandé, mais j’aime mieux que les choses soient claires entre nous), mais notre cher Henri en accepta lui-même le principe sans réserve. Car ce grand contrebassiste ne se contente pas d’être un musicien de premier plan, il est aussi un être humain adorable. Il me disait hier au téléphone que nous pourrions envisager notre entretien durant une heure, me fixant une heure et un lieu pour que tout se passe bien ! Vous imaginez déjà le boulot de retranscription ? Une heure à clavioter. Même que je songe à déléguer cette tâche à une certaine moitié de ma progéniture. Donc, tout va bien, je suis un petit veinard et je me réjouis déjà de cette rencontre, de ces retrouvailles devrais-je dire car non seulement j’ai déjà eu l’occasion de voir Henri Texier sur scène à de nombreuses reprises, mais il se trouve que je le connais un peu à titre personnel et qu’au minimum, nous nous adressons réciproquement un petit courrier au moment des vœux de nouvel an. Cerise sur le gâteau, mon pote Kangou viendra nous rejoindre, armé de son appareil photo de dernière génération et pourra jouer le rôle d’illustrateur. Pour finir, on nous annonce un temps ensoleillé et c’est probablement en terrasse, autour d’un verre, que nous allons pouvoir bavarder tranquillement aux alentours de 19 heures. Voilà.

    Alors où est-il le problème ? Ben mon truc, c’est que j’ai une petite tendance au perfectionnisme, un grave défaut j’en conviens. J’angoisse, j’ai peur de ne pas y arriver, je pense systématiquement au grain de sable qui ne va pas manquer de se glisser dans la belle mécanique que je m’efforce d’huiler depuis plusieurs semaines. Déjà que la charmante personne grâce à laquelle nous avons la chance de nous loger facilement dans Paris depuis plusieurs années a commis la stupide erreur d’imaginer que les chauffards n’avaient pas droit de cité près de chez elle et qu’un abruti l’a expédié dans l’autre monde samedi dernier… j’en suis tout retourné. Voilà une personne qui ne faisait que du bien autour d’elle, intelligente de surcroît… Et hop, parce qu’un crétin à roues a confondu sa bagnole avec un char d’assaut… elle nous abandonne. La vie est injuste.

    Revenons néanmoins à nos moutons journalistiques. Forcément, vous comprendrez que dans de telles conditions, je me dois de mettre en place une stratégie de limitation du trac, je prends des précautions, j’installe toute une batterie (c’est le cas de le dire, cf. supra) de mesures pour me rassurer. En voulez-vous quelques exemples ?

    Voici déjà 24 heures que mon petit magnétophone numérique est branché sur secteur et bien que se chargeant en un court après-midi et disposant ensuite d’une autonomie de cinq heures, je pense d’ores et déjà à acheter quelques piles LR06 à glisser dans le petit boîtier externe destiné aux cas d’urgence (une batterie de secours en quelque sorte).

    Allez savoir pourquoi, alors que jamais je n’ai commis la moindre fausse manœuvre, je vais réviser dès ce soir toutes les manipulations nécessaires au bon fonctionnement de l’appareil et de toutes les subtilités des techniques d’enregistrement. Réglage du niveau d’entrée, indexation automatique toutes les cinq minutes, pause, reprise, vitesse d’enregistrement.

    J’ai beau savoir que sur un même mini-disc, je peux stocker 160 minutes d’enregistrement en stéréo (soit près de trois heures tout de même) et 320 en mono, je vais en embarquer trois ou quatre pour le cas où je rencontrerais un problème technique, comme par exemple le disque qui ne fonctionne pas. Ce qui ne m’est encore jamais arrivé, soit dit en passant. Tiens, je vais même en prendre cinq. On ne sait jamais.

    Je me sens obligé de dire à l’ami Kangou : « Alors tu vois, ce serait bien si tu pouvais capter les expressions d’Henri Texier pendant qu’il parle, si tu parvenais à fixer son regard qui pétille… » Comme s’il ne connaissait pas son boulot alors que je sais, pour avoir parcouru son site en long et en large, qu’il réalise de magnifiques portraits.

    Et puis, il y a les questions ! Je me connais, quand j’aurai fini de les noter noir sur blanc, il y en aura pour une semaine. Je crois que le sieur Texier risque de partir avant la fin, si je continue ainsi. Alors je les écris en vrac, je les classe par thèmes, je cherche un peu de documentation, je récupère une biographie synthétique, juste comme ça, une façon de me fabriquer des anti-sèches, je recopie sa discographie (que je pourrais pourtant presque réciter par cœur).

    Puis je pense au moment où il faudra que je les imprime, toutes ces questions. Parce que je ne vais tout de même pas embarquer mon ordinateur portable. Je ne suis pas fou. Et dans quel format le papier ? Parce que ce n’est peut-être pas la peine de me pointer là-bas avec un classeur sous le bras, hein ? Alors A4 ? A5 pour que le document passe dans une poche et que je n’aie pas l’air d’un étudiant venu là pour passer un examen ? Ou plutôt un mec plus très jeune se présentant à un entretien d’embauche. Notez qu’il y a au moins un détail sympa : connaissant Henri Texier, je ne suis pas obligé de me pointer avec le déguisement requis dans ce genre de situation (vous savez, le truc qui tue : la chemisette avec une cravate, ouh la la, l’horreur…). L’homme est toujours élégant, arborant de belles chemises colorées impeccablement repassées, mais sans frime, avec beaucoup de simplicité.

    Non, vraiment, y a des jours où je me dis que je suis quand même un peu con. Des centaines de personnes aimeraient être à ma place et je suis là à me tarabuster pour des peccadilles. Et je crois que j’en rigolerai enfin, samedi matin, sous un soleil plus que printanier, lorsque je commencerai ma petite balade dans les rues de Paris au bras de Madame Maître Chronique.
     
    Zut, où est-ce que j’ai rangé mon micro ?

  • Cinéma m'était conté

    Je me demande si je ne vais pas faire mienne la théorie du complot. Non, non, ne riez pas, c’est vrai. Je n’évoque pas ici les luttes invisibles entre d’obscures forces contre d’autres non moins ténébreuses à des fins de domination du monde ; non ça, je le laisse à d’autres qui ont bien plus d’imagination que moi et qui y croient vraiment. Je parle du vrai complot : celui qui ME vise, personnellement et dont j’ai depuis longtemps pu établir la preuve. Laissez-moi vous expliquer.

    Je suis ce que l’on appelle, non pas un cinéphile, mais un gourmand de cinéma. Attention toutefois, pas celui qu’on nous propose de visionner à travers la ridicule fenêtre d’un poste de télévision, même à écran plat HD et bidule machin chouette (bizarre comme on a tendance, de nos jours, à nous vendre de petits bijoux technologiques fort coûteux d’ailleurs… De somptueux contenants alors que le contenu est souvent affligeant). Point du tout ! Pour moi, le cinéma ne se comprend qu’en salle et en version originale. Je fuis autant que je peux les « complexes » (marrante cette dénomination car quand je m’approche des supermarchés du cinéma, je suis plutôt frappé par l’extrême simplisme de leur fonctionnement : tu paies, tu bouffes, tu te vautres, tu ne réfléchis pas, accroche-toi aux sièges de ton quarante-neuvième taxi). J’ai une sainte horreur de tout ce qui s’apparente aux « blocks busters » américains, ces films pour adolescents attardés qui nous expliquent le monde en deux catégories : les bons et les méchants et qui se complaisent dans la surexposition d’une violence qu’ils prétendent dénoncer ; je leur préfère de très loin tous les films qui nous racontent des histoires d’êtres humains, avec des vies qui s’entrecroisent, des observations fines de notre société, des œuvres marquées par un minimum de subtilité et de justesse. Bref, je suis en quête de ces petites vibrations qui me laissent espérer qu’il reste encore ici bas suffisamment de forces créatrices pour que ce monde continue de travailler un peu, rien qu’un peu, à l’épanouissement de l’espèce humaine (oui, je sais, c’est idiot, je n’ai cependant aucunement l’intention d’évoluer à cet égard). Et croyez-moi, malgré le tapage médiatique qui entoure certaines productions (auquel notre beau pays n’échappe pas… voyez donc en ce moment la promotion faite pour cette chose appelée « Hell Phone »), on trouve vraiment de quoi se nourrir pour peu qu’on ait la chance d’habiter une ville suffisamment grande. Pour combien de temps ? Ah, ceci est une autre histoire…

    Tiens, tout ceci me fait penser également à une manie très franchouillarde de traduire les titres des films… quand les producteurs veulent bien les franciser d’ailleurs, ce que personnellement je ne leur demande pas puisque seule la version originale m’intéresse ! Le plus marrant, c’est quand un film conserve son titre original malgré un doublage la plupart du temps calamiteux. Et le pire, très certainement, c’est le film français qui se pare des atours du film américain pour faire croire que… Tiens, prenez « Hell Phone », une fois de plus… moi j’aurais bien aimé un truc idiot du genre « Le téléphone infernal »… Mais bon, je suis vieux, je ne suis pas le cœur de cible comme disent les pros du marketing. Ridicule… Revenons donc à notre histoire de traduction. En général, c’est pitoyable et je suis plié de rire à l’idée de tout le jus de crâne consommé uniquement pour aboutir à un résultat dont on imagine qu’il va faire accourir le public dans les salles. Vous voulez un exemple, sommet du stupide ? Un film australo américain vient de sortir en France. Son titre original est « Music and Lyrics », ce qui, je ne vous l’apprends pas, signifie « Paroles et Musique », un titre déjà pris en France par un film d’Elie Chouraqui je crois.  Donc, pas possible, déjà pris, il faut trouver autre chose. Ce film met en scène Hugh Grant qui joue le rôle d’un musicien, ancienne gloire des années 80 qui se voit offrir une chance de revenir sur le devant de la scène parce qu’une diva l’invite à chanter avec elle sur son prochain album.  D’où le titre français « Le come back »… On pourra s’interroger sur le bien fondé d’un tel choix, mais après tout, cette expression est depuis longtemps passée dans notre langage courant. Pourquoi pas ? Certes, j’aurais préféré « Le retour » mais ceci ne me regarde pas… Le problème, il est ailleurs, il est juste au-dessous. Le truc qui est nul, c’est le sous-titre : « A la recherche de la nouvelle gloire ». Oh la la la la ! Tu parles d’une connotation à la con… Ah ben oui, ça donne vachement envie d’aller le voir le film maintenant… Ou plutôt, je crains fort que grâce à ce bonus d’un haut intérêt culturel ne se rendent en masse pour voir ce film des hordes de pies jacasseuses pré pubères et d’insupportables goinfreurs de tonneaux de pop corn et de bidons de soda à haute teneur en sucre…

    Ce qui m’amène à mon sujet du jour car, en attendant la venue du désert culturel qui nous guette inexorablement, je continue à fréquenter les salles obscures avec régularité et toujours le même bonheur. Pourtant… pourtant, il faut souvent être armé d’une patience d’ange pour supporter les travers de nos congénères… Voici en quelques lignes une douzaine de portraits de drôles de cinéphages régulièrement côtoyés depuis plusieurs années… Je tiens à préciser ici même que cette liste est non exhaustive et qu’il vous est offert la possibilité de la compléter grâce à vos propres expériences

    Scène 1
    Les filles qui viennent à plusieurs et qui jacassent
    : ah, oui, celles-là, je les adore ! Y a rien à faire, il faut absolument qu’elle viennent au minimum par grappes de trois, elles n’en finissent pas de s’installer, et que je vais m’asseoir là, ah ben non, plutôt toi, moi je me décale d’un siège, prends ma place. Euh, ça vous ennuie de vous décaler parce qu’on est douze et comme ça, on pourra rester ensemble ? Et quand tout ce petit monde est, enfin, assis, voilà que ça se relève pour ôter son manteau, son écharpe, son pull ou je ne sais quoi d’autre, comme si l’opération avait été rigoureusement impossible à envisager au moment de leur arrivée. Mais le pire est à venir ! Vous pensez en avoir fini avec cet aréopage cacardant quand vous devez vous rendre à l’évidence : les demoiselles devant vous, vous pouvez en être certain, elles ne se sont pas vues depuis au moins cinq ans ! Incroyable le nombre de trucs qu’elles ont à se raconter. Notez bien que dans ces cas-là, moi j’écoute pas ! J’entends, bien malgré moi et je suis obligé de tout savoir sur la famille, l’ex-mari, le copain, le repas de midi mal digéré, les collègues de bureau qui, forcément, leur font des misères. Elles n’ont rien à dire mais qu’est-ce qu’elles le racontent longtemps…

    Scène 2
    Celui ou celle qui pue ou dont le parfum vous fait littéralement exploser les narines
    . Et croyez-moi, c’est plus fréquent que vous ne le pensez, surtout en fin de semaine. Je ne sais pas pourquoi les cinéphiles odorants ont une tendance insupportable à venir s’installer à proximité du petit recoin bien tranquille dans lequel je me suis installé quelques instants plus tôt. C’est comme la fumée de cigarette. Vous êtes quelque part, dehors, et toc ! Y a un mec qui fume et qui expectore comme un fou furieux. Ben vous pouvez être sûr que la fumée, c’est direct pour mes naseaux. Ils sont là, trois cents autour de vous et comme par hasard, le nuage les contourne en douceur, totalement indifférent à leur présence parce que c’est vous qu’il a repéré et dont il va faire sa victime. Alors le gars qui pue, c’est pareil : juste à côté de vous ! Et d’une séance à l’autre, vous aurez le choix entre une bonne vieille fragrance de sueur bien acide ou un pull que son propriétaire a méthodiquement roulé dans un gros cendrier plein juste avant de vous rejoindre. Remarquez, c’est comme le parfum… Je pense être très souvent victime de maniaques du vaporisateur qui, sachant qu’ils vont me trouver dans la salle de cinéma, s’aspergent sauvagement avant de venir se poser au plus près de moi.

    Scène 3
    La tête qui dépasse
    … Comme je l’ai écrit un peu plus haut, je ne fréquente guère les usines à pop corn – même s’il m’arrive parfois de m’y rendre – ce qui, en d’autres termes, signifie que j’ai plutôt tendance à me vautrer dans des salles obscures appartenant à une autre époque que la nôtre, dite moderne, d’où vous ne devrez pas conclure qu’elles sont sales et poussiéreuses, loin de là, mais que leur agencement est propice à bien des gênes (à ce sujet, durant toute l’histoire de la construction des cinémas, il semble que personne n’ait un jour imaginé une disposition des sièges en quinconce…). Et la première d’entre elles, c’est la grosse tête ! Oh la la la, qu’elle m’énerve celle-là ! Vous avez repéré un film qui n’intéressera pas grand monde, vous décidez d’aller le voir un dimanche soir, vers 19 heures, au plus creux de la fréquentation hebdomadaire et lorsque vous arrivez au cinéma, vous constatez avec bonheur que moins d’une douzaine de pékins ont eu la même idée que vous. Génial ! Vous choisissez votre place, pas trop loin, pas trop près, plutôt au milieu de la rangée et vous savourez d’avance le plaisir de regarder votre film bien tranquille. Et toc ! Le géant vert a décidé d’arriver à la dernière minute et de se caler confortablement dans le seul siège qu’il n’aurait même pas dû voir : celui qui, pile poil, est devant le vôtre… Saloperie, plus moyen de se décaler car les places à côté sont encombrées des manteaux des autres occupants. Ah, zut ! Et que je dois me tordre le cou, me pencher sur le côté pendant que l’autre là, devant, parfaitement inconscient du mal qu’il répand, se fiche éperdument de son entourage qu’il domine de toutes façons de la tête et des épaules. Ah c’est chiant ces types là ! Et je ne parle pas de celle qui va se pointer avec une coiffure hirsute, trente centimètres de haut voire plus, les poils bien dressés sur le sommet du crâne, comme s’il était nécessaire de se déguiser ainsi pour venir s’installer dans le noir alors que personne ne vous voit sauf le couillon qui est juste derrière.

    Scène 4
    Le crétin qui se rhabille pendant une heure pendant que vous faites des contorsions pour essayer d’entrevoir le générique
    . Ben c’est vrai, moi, j’aime bien regarder le générique jusqu’au bout, oui oui, jusqu’au moment où l’on découvre avec impatience les lieux du tournage, tous les sponsors à remercier, le titre de toutes les chansons avec le nom des interprètes et l’année de sortie du disque. Le sommet de cette quête, c’est la marque de la pellicule ! C’est tout de même essentiel, non ? Alors pourquoi faut-il qu’il y ait toujours un abruti qui choisisse ce moment privilégié pour se lever, procéder à quelques étirements musculaires inélégants et prendre tout son temps pour se rhabiller sans imaginer une seule seconde qu’il n’est pas dans son salon ? Et quand il a fini, voyant que ses voisins ou voisines de rangée n’ont pas encore bougé, le mec, il attend. Debout. Tranquille. Et moi, je suis derrière, plié en deux, allongé ou presque sur ma voisine (pas de panique, c’est Madame Maître Chronique) qui tente un mouvement symétrique pour lire elle aussi toutes les vitales mentions. Et pan, on se cogne la tête à cause de ce type qui s’en moque éperdument. Tout ça parce qu’il n’a pas compris qu’un film, un vrai, c’est un tout. Le mec là, il doit être du genre, lorsqu’il est invité à dîner, à arriver après les entrées et à repartir avant le dessert, sous prétexte qu’il n’aime que la viande.

    Scène 5
    Le voisin (ou la voisine) qui s’étale et occupe tout l’accoudoir
    . Je n’ai rien contre les personnes à forte corpulence (on ne doit plus dire qu’ils sont gros), non, vraiment rien. Maîtriser son physique suppose suffisamment de chance pour qu’on ait le devoir de ressentir le maximum de compassion à l’égard de ceux qui sont victimes d’obésité. Mais tout de même, une fois de temps en temps, changez de voisin ! Pourquoi moi ? Pourquoi faut-il que vous me choisissiez comme partenaire et que, comme si j’étais invisible – je suis mince, certes, mais ne me dites pas que vous ne m’avez pas vu – vous vous croyiez le droit d’accaparer tout l’accoudoir alors que la moitié me revient naturellement. Tu parles, c’est commode après, faut se pousser de l’autre côté et demander à Madame Maître Chronique si je peux opérer une opération rapprochement. Qu’elle acceptera bien volontiers d’ailleurs, d’autant qu’elle aussi est souvent la victime d’un encombrant voisin qui va la contraindre à entreprendre la même manœuvre. Pas grave en fait, on se tient bien chaud et on profite mieux du film, sauf si notre tortionnaire – Ô malchance – a sombré dans les bras de Morphée et commence à ronfler… Mais c’est une autre histoire !

    Scène 6
    L’abruti qui téléphone
    . Quand j’arrive dans une salle de cinéma, tel le chien de Pavlov, je suis animé de manière automatique d’un mouvement consistant à plonger la main dans ma poche droite pour en extirper et éteindre mon téléphone. Normal. Mais pas normal pour tout le monde, si j’en crois les quelques énergumènes qu’il nous est arrivé de débusquer de temps à autre. D’un seul coup, vous entendez le type devant vous qui parle. Ce qui prouve que dans sa grande mansuétude, il vous aura tout de même épargné sa sonnerie. Et là, il se met à parler comme s’il était seul au monde en vous regardant d’un air stupide et ravi lorsque vous lui suggérez de couper court à cette conversation qui n’intéresse personne et qui, de toutes façons, est totalement dénuée d’intérêt. Encore que… elle vous aura au moins appris une chose essentielle, c’est ce que type, là, avec son machin collé à l’oreille, il est au cinéma. Oui, parce qu’il n’arrête pas de le répéter à son correspondant : « je suis au cinéma, je suis au cinéma ». Et l’on suppose qu’à l’autre bout du fil se trouve quelqu’un qui lui aura posé cette question vitale : « T’es où ? ». Je passerai ici sous silence les dépendants du SMS qui, toutes les trois minutes, se mettent à répondre aux messages qu’ils reçoivent et nous font profiter d’un contre éclairage qui vous donnerait envie de vous lever, d’attraper leur téléphone et de le fracasser en mille morceaux en le piétinant jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement. Mais on me dit que ce ne serait pas cinématiquement correct.

    Scène 7
    Celui ou celle qui fouille pendant de longues minutes dans un sac en plastique qui fait du bruit
    . Oh que c’est pénible ça ! Oh que c’est pénible ! Je n’arrive pas à comprendre pourquoi autant de gens viennent au cinéma armés de redoutables emballages et autres sacs en plastique ou, pire, en papier, dans lesquels ils fouinent pendant d’interminables minutes dès lors que la salle est plongée dans l’obscurité. Vous me rétorquerez que tant qu’il fait jour, ils éprouvent moins de difficultés à trouver ce qu’ils cherchent. OK, mais répondez donc à cette question : que cherchent-ils ? Pourquoi éprouvent-ils ce besoin pressant de prendre en main ce je ne sais quoi qui, c’est mécanique, se trouve justement au fond du sac et est introuvable ? Signalons à ce sujet que votre plaisir sera par ailleurs décuplé quand votre voisin aura, enfin, trouvé l’objet de sa quête - qui se trouve souvent être un bonbon bien emballé dans un papier sonore - et l’aura enfourné avant de le sucer bruyamment, la bouche ouverte. Mais il faut être bien chanceux pour avoir le privilège d’un tel spectacle. Je fais partie des heureux élus, vous l’aurez compris.

    Scène 8
    Ceux qui causent jusqu’à ce que le générique de début soit fini et qui recommencent dès le début du générique de fin
    . J’ai expliqué un peu plus haut quel était mon bonheur de me repaître des moindres détails des génériques, de début comme de fin. C’est mon droit et je crois ne nuire à personne en savourant le moindre des détails technico-pratiques qui font qu’un film est une petite entreprise pour laquelle travaillent un grand nombre de corps de métiers. Mais on dirait parfois que je suis le seul… Ah qu'ils sont énervants les bavards ultimes, et patati et patata et c'est reparti pour l'exposition gratuite de scènes familiales dont on n'a rien à faire. Oh ben on a vraiment bien mangé à midi et puis la Claudine elle est passée à la maison. Mais nom d'un chien, c'est vraiment obligatoire de parler aussi fort, vous avez vu que votre voisin de fauteuil, il a placé une oreille juste à côté de vous. C'est vraiment impossible de lui susurrer vos histoires ? Non, apparemment, il semble acquis que tout le monde va en profiter. On a beau, une fois de temps en temps, vous fusiller d'un regard noir, rien n'y fait, le moulin à paroles est enclenché jusqu'à l'extrême limite. La limite, c'est quand la dernière lettre du générique s'est affichée et encore... si le film commence par une scène assez sonore, le bavard va en profiter pour terminer son récit... qu'il reprendra là où il l'avait arrêté au moment même où il apercevra le mot fin. Et avec un peu de chance, s'il est devant vous, peut-être vous fera-t-il profiter de l'exercice décrit à la scène 4...

    Scène 9
    Le retardataire qui fait déplacer toute une rangée parce qu’il a décidé de s’asseoir ici et pas ailleurs
    . Eh oui, c'est un spécimen assez courant celui-là... Allez savoir pourquoi, alors que les deux tiers des fauteuils sont inoccupés, notre ami va décider que SA place était celle-là et pas une autre. Manque de bol, le siège visé se trouve inéluctablement sur ma rangée et qui se trouve correspondre au choix de pas mal d'autres personnes. Donc, pendant que monsieur (et parfois monsieur et madame) nous met au garde à vous et passe ses troupes en revue, vous voilà, debout, plaqué contre l'assise relevée de votre siège, tenant d'une main le manteau que vous aviez méticuleusement plié sur vos genoux et de l'autre le reste de vos affaires. Evidemment, la corpulence du nouvel arrivant vous obligera parfois à vous contracter jusqu'aux limites du supportable, vous retenez votre souffle car vous n'êtes pas forcément en harmonie avec les choix olfactifs des nouveaux passagers et... ouf ! Vous vous effondrez à nouveau, scrutant les sièges voisins et comptant ceux qui restent vides pour estimer la probabilité de renouveler l'opération avant le début de la séance.

    Scène 10
    Les porcs entrent en action
    . Attention, ils disposent d'armes très redoutables : des bidons pleins de pop corn et des citernes de soda à la couleur marron très très foncée. Je précise toutefois que ces goinfres bruyants ne peuvent exercer leur talent que dans un seul des cinémas que je fréquente, les deux autres ayant toujours refusé de céder à la pression des marchands de kilos. C'est tout de même bizarre cette habitude d'engloutir toutes ces cochonneries dans le noir et d'afficher un air béat marquant l'évidente fierté d'appartenir au monde moderne. On va au cinéma pour voir un film, non d'un chien, pas pour bâfrer comme un animal... Mais revenons à nos gloutons ! Attention, âmes sensibles s'abstenir. Car le supplice pourra être de longue durée, voire s'éterniser jusqu'à la fin du film. Dommage qu'on n'ait pas encore inventé les boules Quiès sélectives, celles qui vous isoleraient des bruits parasites et laisseraient passer la bande son du film. Vous, vous êtes assis, tranquillement, vous attendez votre instant chéri, celui du film. Et voilà qu'une main indélicate commence à fourrager tout au fond du bidon de pop corn. Oui oui, au fond car je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais le goinfre ne va jamais manger le pop corn qui se trouve en haut de sa gamelle, mais bien celui qui est au-dessous. Il plonge comme un fou furieux, tourne, retourne et mélange longuement avant d'ouvrir en grand son bec affamé et de mastiquer bruyamment, bouche ouverte bien sûr. Ah on sait qu'il mange le cochon et il ne vous laisse guère de répit. Ou plutôt, vous croyez souvent qu'il en a enfin fini avec son goûter mais non. Il se ménage des pauses, il savoure, il salive en prenant son temps ; vous espérez dix fois que son repas est terminé, qu'il va s'assoupir et somnoler tranquillement et pan ! au moment où vous aviez acquis la certitude de sa sieste, enfin tranquille, il réitère, le salopard. Un récidiviste du babinage... Et ça fouille, et ça fouine, et ça touille et scrooountch scrouuuuntchscrouuuuntch scrouuuuntch. Bien sûr, toute cette pitance finit par dessécher son palais et vous allez maintenant profiter amplement de l'aspiration du soda. La paille étant bien calée entre les trois cents glaçons (qui lui auront été vendus au prix fort), c'est le gargouillis maximum, jusqu'à dernière goutte, vous avez à vos côtés les Chutes du Niagara inversées ! Chanceux que vous êtes, pour le prix d'un ticket de cinéma, vous aurez en plus voyagé en de lointaines et sauvages contrées, celles de nos plus charmants concitoyens.

    Scène 11
    Le petit pépé qui se fait raconter le film par sa femme, parce qu’il n’entend plus très bien
    . C'est bien, très bien même, sur la fin de sa vie, de conserver suffisamment d'énergie pour s'extraire de son chez soi, et renoncer aux automatismes télévisuels pour décider d'aller voir un bon film. Seulement voilà... j'ai remarqué que mes voisins âgés ont une fâcheuse tendance à être un peu durs de la feuille. Le hic, c'est quand ils viennent en couple... "Qu'est-ce qu'il a dit ?" Et mamy, forcément, doit répéter la dernière phrase à son papy qui, parfois, a besoin qu'elle lui répète une fois encore. Remarquez, c'est bien pour moi hein ? Je suis toujours certain de ne rien perdre d'essentiel mais j'éprouve souvent une drôle de vertige avec cette double bande son. Heureusement, les exploitants des salles de cinéma ont bien compris l'enjeu et savent vous massacrer les oreilles en vous assénant, souvent, un niveau sonore à la limite du supportable. Un grand merci à eux.

    Scène 12
    La petite mémé qui reconnaît un acteur (ou une actrice) mais qui ne retrouve plus son nom
    . D'ailleurs, il est fort possible qu'elle soit la femme du petit pépé de la scène 11... Elle regarde beaucoup la télé, elle doit lire tous les grands magazines avec tous les programmes et les mots fléchés, il n'est même pas impossible qu'elle se cultive en apprenant par coeur quelques revues spécialisées dans la vie des pipeuls... Elle connaît tous les acteurs, toutes les actrices. Seulement, le gros hic, c'est que sa mémoire visuelle n'est pas toujours raccord avec sa mémoire des noms et quand un tel ou un tel apparaît à l'écran... Raah, zut de zut : "Mais qui c'est çui là ?" "Ah, je sais comment il s'appelle mais ça me revient pas". Vous, évidemment, vous le savez son nom mais comme vous êtes bien élevé, vous ne vous immiscez pas dans les conversations des autres et vous la laissez chercher. Attention, ça va venir... ah ben non, elle trouve pas, voilà un quart d'heure qu'elle cherche et entre temps, elle a perdu le fil et demande à papy de lui résumer les dernières minutes. Pour vous, ce n'est guère plus facile car vous devez maintenir votre niveau de concentration intact sans pouvoir résister au plaisir de ce "Questions pour un champion" improvisé, vous vous imaginez soudain transformé en un Julien Lepers des salles obscures, brandissant vos petites fiches jaunes cartonnées et donnant la bonne réponse à votre voisine qui, bien sûr, vous certifierait qu'elle l'avait bien donnée. "Ah je le savais..."

    Bien sûr, cette rapide galerie est incomplète, je suis persuadé que, très vite, un nouveau personnage va venir l'enrichir. Il est vrai aussi que je ne passe pas tout mon temps à scruter les travers de mes contemporains et que je ne m'attache qu'à la seule description de mes voisins de fauteuil les plus proches. Mais avouez-le donc, vous en avez déjà croisé quelques uns qu'il vous sera possible de ranger dans l'une ou l'autre de ces douze petites boîtes.

    Mais je ne serai pas chien… Après avoir longuement raillé mes chers collègues de la toile, je ne voudrais pas terminer sur une note trop négative et conclure en vous parlant de mon année de cinéma 2006. Parce que le plus important après tout, c'est bien le plaisir du cinéma, que quelques uns de mes plus acharnés contemporains n'ont toujours pas réussi à me gâcher. L'année dernière en effet, j'ai vu, je crois, une bonne cinquantaine de films (ce qui, notons-le, est moins qu'au cours des années précédentes) et parmi ceux-ci me reviennent en mémoire une bonne vingtaine qui, chacun à leur manière, furent - même fugitivement - l'occasion d'attraper au vol ces instants de "petits bonheurs" que nous cherchons tous. Allez, en vrac : Je vous trouve très beau ; Les dames de Cornouailles ; Petites confidences à ma psy ; Le temps des porte-plumes ; Truman Capote ; Volver ; Les irréductibles ; Nos jours heureux ; Le voyage en Arménie ; Un été à Berlin ; Scènes d'amour à l'italienne ; La science des rêves ; Le vent se lève ; Je vais bien, ne t'en fais pas ; Little Miss Sunshine ; The Queen ; Lady Chatterley ; La faute à Fidel ; Le grand appartement... Il y en ici pour tous les goûts je crois, on y croise des oeuvres françaises, américaines, italiennes, allemandes... Et je dois confesser que j'ai laissé passer pas mal de films par manque de temps...

    Bon, c'est pas le tout de raconter des bêtises... Mais on va voir quoi, ce soir ?

  • Au jour d'aujourd'hui, faut tout prévoir à l'avance quand on veut monter en haut !

    Z'avez vu la nouvelle pub du groupe CIC ? Non ? Dommage parce que je la trouve particulièrement réussie ! Un bel exemple de stupidité qui en dit long sur la maîtrise de notre belle langue française… ou sur le mépris qu'exprime son slogan à l'égard de ses potentiels clients !

    medium_cic.jpgJe ne voudrais pas jouer le chroniqueur pédant, mais je m'autorise à vous rappeler qu'un terme ou expression qui ajoute une répétition (consciente ou inconsciente) à ce qui a été énoncé s'appelle un pléonasme. Or, que nous dit le nouveau slogan de ce groupe bancaire ? Je le cite : "Avec le crédit en réserve CIC, prévoyez votre crédit à l'avance". Je passerai sur la répétition du mot "crédit", que je soupçonne d'être volontaire pour le cas où nous, pauvres cerveaux disponibles, n'aurions pas compris qu'il était urgent de s'endetter auprès de cette banque et de souscrire un emprunt qui, quel qu'en soit le taux, lui rapportera beaucoup d'argent. Ce qui m'intéresse le plus est la formulation de la dernière partie de la phrase : "prévoyez votre crédit à l'avance". Ben oui, ils sont super logiques les messieurs CIC, ils vous expliquent bien comment il faut faire, pour le cas où vous ne connaitriez pas le sens du verbe prévoir. Préfixe "pré" qui signifie avant, accolé au verbe voir : ça veut dire que vous essayez de savoir comment les choses vont se passer. Forcément, dans votre petite tête de client docile à qui il faut décidément tout expliquer, bande d'abrutis, vous vous y prenez un peu à l'avance. Ben tous ces braves gens, ils sont tellement certains que vous avez besoin qu'on vous enfonce ça bien fort dans la tête qu'ils ont cru bon d'ajouter "à l'avance".
     
    Eh, les copains, prévoir à l'avance, dans ma jeunesse, je vous le redis, on appelait ça un pléonasme ! Même que quand on devait écrire des rédactions, il fallait leur déclarer la chasse (c'était vrai aussi pour les répétitions, soit dit en passant). Par conséquent, cette phrase est nulle et la vraie question est de savoir, pour reprendre la définition donnée par le dictionnaire, si cette inutile boursouflure est consciente ou non. Vous l'aurez compris, je penche assez fortement pour la première hypothèse parce que ma méfiance naturelle à l'égard de toutes les sphères publicitaires ou commerciales prend très vite le dessus et que je me plais à imaginer que ce message vise un public qui a besoin d'argent, qu'on veut attirer parce qu'éventuellement il est dans la difficulté et qu'on sent bien qu'il faut lui éviter au maximum de réfléchir. Alors, on lui explique, lourdement, on en rajoute pour qu'il comprenne bien le message. Ah, quel beau monde idéal où vous n'avez à vous occuper de rien puisque d'autres vous prennent en charge et, assurément, veulent votre bonheur ! Mais nous sommes bien d'accord, il y a forcément, quelque part, écrites en caractères riquiqui, les conditions d'obtention du prêt et, surtout, le coût de toutes ces facilités financières. Je fais une parenthèse, digressive bien entendu, parce que tout ceci me rappelle un reportage vu tout récemment, où il était établi qu'un client de je ne sais plus quelle banque qui décidait d'emprunter une somme pour acheter une maison sur une durée de 30 ans, payait en réalité autant d'intérêt qu'il n'empruntait d'argent… Et dire qu'on nous annonce des crédits sur 50 ans… Je connais quelques actionnaires ventripotents qui doivent s'en lécher les babines… A nous les fafiots, endettez-vous, engraissez-nous !
     
    Donc voilà, moi je pense vraiment que cette tournure pléonastique est volontaire parce que je n'ose même pas imaginer qu'elle ait pu échapper à toute la chaîne des individus – tous de valeureux professionnels, c'est évident – impliqués dans la délivrance du précieux message à ses clients, depuis l'équipe de créatifs vitaminés qui se sont fait payer une somme exorbitante pour balancer un slogan pourri qui leur aura valu je ne sais combien de séances de remue-méninges et de nuits blanches, jusqu'à l'imprimeur, en passant par les graphistes, puis par tous les commanditaires qui, personne n'en doutera, ont un jour ou l'autre validé la campagne publicitaire et signé ce que l'on appelle un BAT (bon à tirer). Vous vous rendez compte ? Personne n'aurait été choqué par la faute de français ? Tss tss tss… pas possible un truc pareil. Je veux bien croire que le niveau baisse, mais tout de même…
     
    Je finis par me rendre compte que, trop souvent, au jour d'aujourd'hui, on nous prend pour des crétins stupides qui prennent leurs désirs et leurs aspirations pour de vraies réalités. Bon, j'arrête de m'énerver, c'est pas bon pour la santé et je préfère monter en haut, tout là haut, dans mon Chalet Suisse, pour y piocher quelques disques et entendre de mes oreilles un peu de bonne musique.