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MusiChronique - Page 8

  • Renaud GARCIA-FONS ou la musique élégante

    C'est en regardant l'émission « Séquences jazz » sur la chaîne Mezzo en début de semaine – merci à toi, Mr Monstrueux d'avoir allumé le téléviseur au bon moment et d'avoir fait ce bon choix, c'est tout de même mieux que Comédie, non ? – qu'après avoir pu constater avec étonnement que le batteur jouant « Impressions » de John Coltrane aux côtés d'un Didier Lockwood pas très inspiré, à Vienne au mois d'août 2004, n'était autre qu'un certain Christian Vander, qu'une musique familière est venue chatouiller mes oreilles, celle d'un grand monsieur, le contrebassiste Renaud Garcia-Fons jouant avec les deux complices de son actuel trio, Kiko Ruiz (guitare) et Negrito Trasante (percussions).

    Avec cette note, je souhaite aussi adresser un clin d'oeil à mon ami Michel V., dont la passion pour la Musique (j'écris volontairement ce mot avec une majuscule) est intacte et toujours aussi débordante. C'est lui qui, voici pas mal d'années maintenant, m'a guidé sur les pas de nombreux artistes que je connaissais peu, voire pas du tout et qui tous, sans exception, se sont avérés pour moi de nouveaux compagnons de route. Je lui dois mes rencontres, entre autres, avec Henri Texier, Louis Sclavis ou le très grand Michel Portal. Renaud Garcia-Fons fut un beau jour l'objet d'une de nos conversations toujours enflammées...

    Il faut tout de même que vous imaginiez un peu la scène... Avec Michel V., on est dans une autre dimension, car la musique n'entre pas chez lui dans le cadre d'une simple distraction, c'est un univers dans lequel il faut pénétrer avec respect, c'est un art majeur. Pas étonnant que nous soyons faits pour nous entendre ; avec lui, il faudrait, en quelques minutes, pouvoir tout écouter d'un seul coup, car le temps nous semble toujours compté, alors on met un premier disque sur la platine, on s'en délecte, puis, forcément, on pense à un autre et on change, et ainsi de suite, jusqu'à en avoir comme un tournis sonore assez unique ! Ça n'arrête pas, le feu d'artifice a commencé. Mais ces enchaînements frénétiques sont encore moins redoutables que les batailles de « blind tests » que nous nous livrons de temps à autre, dont le principe très simple consiste à faire deviner à l'autre ce qu'il donne à écouter, en souhaitant sans le dire le piéger, bien sûr ! Ou bien, c'est le contraire et un certain recueillement est de mise : Michel V. nous convie chez lui, ordre nous est donné de nous asseoir sur le canapé, à la place centrale positionnée rigoureusement à mi-chemin entre les deux hauts-parleurs et là, après un minutieux réglage des basses et des aigus... on ne bouge plus, on écoute ! C'est exactement de cette façon que j'ai pu entendre pour la première fois Renaud Garcia-Fons, c'était le disque « Oriental Bass », pour être précis.

    Vous m'aurez pardonné, j'en suis certain, cette nouvelle parenthèse digressive, mais je la crois nécessaire pour vous faire vivre à mes côtés cette fièvre qui vous gagne dans ces instants de découverte. Oreilles grandes ouvertes, vous êtes disponible pour connaître – ce que j'oppose à reconnaître – et vous apprenez, vous ajoutez un nouveau livre à votre bibliothèque intérieure, s'il le faut, vous devez même créer un nouveau rayonnage. Vous mesurez avec bonheur l'étendue de votre ignorance, certes, mais vous avancez un peu, ces quelques pas vous aident à rester debout et vivant.

    Concernant Renaud Garcia-Fons, parlons de lui tout de même puisqu'il est le sujet de ce texte, je serais bien en peine de vous proposer une quelconque classification musicale. La manie des étiquettes, sport franco-français, n'est pas mon fort et je ne saurais vous fournir ici que quelques indications géographiques ! D'origine ibérique, notre contrebassiste à cinq cordes puise une très grande partie de son inspiration du côté des rivages de la Méditerranée. L'Espagne forcément, mais aussi le Maghreb et le reste de l'Afrique. A travers tous les voyages qu'il nous propose – et à cet égard l'album « Navigatore » publié en 2001 est une bonne initiation puisque Renaud Garcia-Fons nous emmène avec lui pour un tour du monde à bord de sa Caravelle et nous donne aussi à entendre des musiques d'origine celtique ou d'Amérique du Sud – nous sommes conviés à l'ouverture vers l'Autre, sans restriction. Nous sommes là au coeur d'une démarche artistique universelle, peut-être même sommes-nous en présence de ce que l'on devrait considérer comme cette « world music », ouverte à tous les brassages, dont on nous rebat les oreilles dès lors qu'un chanteur ou musicien occidental s'empare d'un instrument un tant soit peu exotique à nos tympans formatés. Il est toutefois une condition nécessaire à la musique de Renaud Garcia-Fons : il faut que le soleil brille ! Méditerranée, quand tu nous tiens...

    Mais le plus remarquable est ce sentiment qui vous gagne et vous fait croire que la musique de Renaud Garcia-Fons est accessible à toutes les oreilles, qu'elle ne nécessite aucune « initiation » particulière. Elle coule d'évidence, de simplicité et d'élégance, sans pour autant être dénuée d'une bonne dose de virtuosité. Un heureux mariage entre simplicité et créativité, sans complexe. Peut-être aussi une certaine définition de l'exigence.

    Il y a quelques années, j'avais eu la chance d'assister à un concert de Renaud Garcia-Fons dans la magnifique salle de l'Arsenal à Metz. Entouré de cinq ou six musiciens – ma mémoire me fait défaut, je me souviens seulement de la présence des deux actuels membres de son trio à la guitare et aux percussions – le contrebassiste avait déroulé son magnifique tapis musical durant 90 minutes qui sont passées à la vitesse de l'éclair. Sa présence physique discrète contrastait étrangement avec la force du propos et une certaine manière de se tenir bien droit, un peu fièrement – tel le toréador ? – et nous étions sortis comme hébétés après avoir reçu ce que j'appelle un peu religieusement une offrande. Pas une seconde de tricherie, un talent fou et toujours ce brassage harmonieux, partant d'une introduction en solo aux intonations classiques pour aller jusqu'aux sonorités rock d'une contrebasse électrifiée et gémissant un magnifique chorus à l'archet. Renaud Garcia-Fons, encore un passeur, un de ces artistes trans-courants dont nous avons tant besoin.

    Il n'y a rien à jeter dans la discographie de Renaud Garcia-Fons, c'est un parcours jusque-là sans faute et c'est avec bonheur que l'année 2006 a vu la publication d'un beau disque live, « Arcoluz », doublé d'un DVD. Peut-être pourrais-je vous recommander de commencer votre voyage avec lui en écoutant « Oriental Bass » ou « Navigatore » ? Mais si vous vous prenez au jeu, vous constaterez bien vite chez vous monter le besoin pressant d'en écouter un peu plus, et un peu plus encore.

    C'est donc le moment de commencer...

    Discographie :
    - Légendes (1993)
    - Alborea (1995)
    - Oriental Bass (1997)
    - Fuera (1999)
    - Navigatore(2001)
    - Entremundo (2004)
    - Arcoluz (2006)

    On peut se procurer directement tous ces beaux disques sur le label Enja

    On écoute ?
    Un petit bonus avec cet extrait de "Navigatore", que l'on trouve sur l'album éponyme.

  • Deux minutes !

    Allez, j'avais envie de vous faire un petit cadeau puisqu'hier soir vers 19h30, nous sommes passés de l'hiver au printemps, et j'espère que Mr Monstrueux ne m'en voudra pas de vous proposer d'écouter deux minutes d'une petite session d'enregistrement qu'il avait faite à la fin de l'année 2004 avec l'un de ses amis. Un duo Fender Rhodes et saxophone soprano tout en nuances et surtout, la reprise d'un thème que vous connaissez tous, forcément. Mais il est ici complètement transfiguré. Personnellement, je pourrais l'écouter en boucle !

     

  • Sur le chemin d'Eric

    Profitant du nouvel aménagement de mon grenier, je m'attelle à un classement un tant soit peu rigoureux de mes disques et des magazines de musique qu'il m'arrive d'acheter. Et c'est en mettant un peu d'ordre dans ma collection de Jazzman que j'ai relu la chronique d'un disque qui m'avait, pour parler trivialement, mis en pétard au moment où je l'avais découverte. Chronique d'une humeur annoncée, comme disent les journalistes quand ils ne parviennent pas à trouver un titre à leur article. Ce qui démontre également que j'aurais tout aussi bien pu ranger cette note dans la catégorie « Humeurs » au lieu de « Musique »...

    C'est dans le numéro 111 de Jazzman, daté de mars 2005, qu'on trouve sous la plume de Franck Bergerot la critique de « My favorite songs », le CD live tout juste publié par le saxophoniste Éric Barret. Je cite : « Est-ce la prise de son ? L'imperfection des arrangements ? Le manque de répétitions ? Une distribution inadéquate ? Ça swingue, ça respire, ça sonne comme un brouillon encore très inabouti. A-t-on voulu garder le souvenir d'une aventure sans lendemain ? Il y a comme un aveu de semi-échec dans cette livraison prématurée. »

    Et puis quoi encore ? Soyons clairs... Tous les goûts sont dans la nature, tout chroniqueur a le droit d'aimer ou non tel ou tel disque et de le faire savoir. Mais pourquoi un tel acharnement à démolir un travail qui est très probablement un témoignage signifiant dans le déjà long parcours d'un musicien exemplaire ? Et de quel droit juger de l'imperfection des arrangements et de la qualité de la distribution ? Ce journaliste a-t-il mieux à nous proposer ? Peut-être cet enregistrement n'est-il pas le « Kind of Blue » de l'année 2005, peut-être aussi doit-on se souvenir du proverbe : « Qui aime bien châtie bien », mais cette façon de balayer en quelques lignes le travail d'un artiste que l'on ne peut soupçonner de la moindre compromission avec je ne sais quel système laisse un goût plutôt amer. D'où cette impression, désagréable, que les croche-pieds les plus inattendus vous viennent parfois de ceux qui se disent vos amis.

    Car enfin, quelle faute impardonnable Eric Barret a-t-il bien pu commettre pour voir le compte de sa dernière production ainsi réglé en quelques phrases ? Se serait-il lié les pieds et les poings avec des médias qui nous auraient conséquemment abreuvé de sa musique jusqu'à plus soif et écoeurement, moyennant je ne sais quelle transaction financière avec une « major » complice ? Serait-il le chouchou de ces radios FM dont la programmation dégouline dans les tympans d'une foule consommatrice cible des dernières trouvailles du marketing le plus cynique ? Aurait-il forcé la porte de nos grandes chaînes de télévision "populaires" pour devenir le membre attitré d'un jury chargé de fabriquer le prochain génie chantant de la décennie, juste avant son inexorable plongeon dans l'oubli ? Aurait-il reçu une récompense injustifiée et médiatique lors d'un palmarès annuel ? Se serait-il, ne fût-ce qu'une seule fois, laissé abuser par un courant musical à la mode, au détriment de la cohérence de sa démarche personnelle ? Rien de tout cela. La musique d'Eric Barret évolue dans une certaine confidentialité – inhérente à ses choix artistiques, probablement – au point que la plupart d'entre vous n'ont jamais entendu parler de lui. J'ai la chance de connaître un peu ce monsieur. D'abord parce que je l'ai déjà vu sur scène (j'ai le souvenir d'un très bon concert en trio avec le guitariste Serge Lazarévitch et le batteur Joël Allouche), ensuite parce que je possède quelques uns de ses disques, dont le magnifique « New Shapes » ou encore « Linkage », très beau duo avec le batteur Simon Goubert dans ce qui ressemble fort à un hommage à un autre duo, celui formé par John Coltrane et Rashied Ali en 1967 pour la session « Intersellar Space ». Enfin, parce qu'ayant été le professeur de saxophone de mon Saxoman de fils durant plusieurs années, j'ai ouï dire de ses qualités de pédagogue et pour l'avoir rapidement côtoyé, je sais que l'homme est discret, sincère et... bourré de talent, toujours en recherche ! Et puis, pour l'histoire, souvenons-nous qu'en 1985, alors qu'il n'était âgé que de 26 ans, Éric Barret enregistrait un disque en trio avec Henri Texier et Aldo Romano, excusez du peu. C'est aussi à cette époque qu'on pouvait l'écouter au Sunset comme invité du très coltranien trio de Christian Vander (avec Michel Graillier et Alby Cullaz). Alors si « My favorite songs » (un titre clin d'oeil à Coltrane, une fois encore, car qui n'a jamais entendu parler de « My favorite things », l'un de ses disques les plus célèbres ? Vous, là, au fond de la classe ? C'est bon, passez me voir à la fin de l'heure, merci.) n'a pas l'heur de recueillir l'adhésion totale d'un chroniqueur musical, pourquoi passer ainsi sous silence ce qui fait l'intérêt de ce disque et appuyer sur ce qui semble à première vue une série de faiblesses ? Je l'ignore et j'éprouve ici le besoin de redresser une barre que j'estime injustement tordue !

    Avec ce disque, Éric Barret voulait d'une certaine manière nous raconter le début de son éducation musicale et s'en explique d'ailleurs très simplement sur la pochette. Il reprend à son compte des chansons ou compositions qui ont bercé son enfance et son adolescence : chansons de Léo Ferré (La vieille pèlerine, L'amour fou, E.P. Love, ...) mais aussi de Jacques Brel (Quand maman reviendra), d'Henri Salvador (Syracuse) ou de Léonard Cohen (Suzanne) ; aux côtés desquelles on peut trouver une reprise du splendide « Islands » de King Crimson et de « O Caroline » de Matching Mole, le groupe fondé par Robert Wyatt après son départ de Soft Machine. Entouré de six complices (parmi lesquels figurent les excellents Pierre-Olivier Govin aux saxophones, Éric Löhrer à la guitare et Benjamin Moussay au piano), Éric Barret se livre à nous sans fard, sans affectation, et surtout sans tricherie dans la simplicité d'une salle qu'on devine petite en écoutant les maigres applaudissements. On est là dans un cercle intime, Éric Barret nous raconte son histoire comme d'autres, autrefois, évoquaient leurs souvenirs d'enfance au coin du feu. Un point c'est tout. Pas d'effets de manches, pas de surproduction cache-misère d'un manque d'inspiration, juste une heure de musique sincère et chaleureuse. Il faut, parfois, savoir ne pas demander plus à un artiste et considérer chacun de ses actes pour ce qu'il est : un caillou supplémentaire sur un chemin dont les contours ne sont pas forcément dessinés à l'avance.

    En lisant les notes du CD, j'ai été intrigué par la conclusion du texte écrit par Éric Barret et certaines phrases dont, fugitivement, j'ai cru qu'elle m'appartenaient : « Je découvris au début de l'adolescence la musique pop anglaise et ses passionnants musiciens tels Robert Wyatt et Robert Fripp. Là encore, j'appréciai leurs talents de mélodistes. C'est la musique anglaise, en pleine explosion dans le milieu des années 1970, qui m'amena sans que je m'en rende compte au jazz. Ce furent les groupes anglais Yes, King Crimson, Soft Machine, ensuite la fusion, Mc Laughlin, Weather Report, Zappa puis le jazz, Miles, Coltrane... ». Hé ! Ho ! Mais c'est moi ça !!! C'est mon histoire. Oui, euh... sauf que la conclusion est assez différente, ma foi, et pas à mon avantage : « Et finalement le saxophone pour moi, le début d'un autre apprentissage... ». Oui, parce que là... je suis plus à la hauteur du tout, mais plus du tout ! Tout au plus capable d'extirper deux notes d'un harmonica lorsque j'avais cinq ans. Et depuis, silence radio, passez votre chemin, messieurs dames... Heureusement que ma descendance a relevé le niveau, parce que là, j'étais définitivement écrabouillé, ridiculisé.

    Il me reste cependant une toute petite arme pacifique dont j'essaie de me servir au mieux pour aborder deux ou trois sujets qui me tiennent à coeur et raconter ici ou là quelques histoires anodines. Et je crois qu'Éric Barret méritait bien que je la dégaine pour défendre sa cause !

  • 5 à 7

    Le 29 juillet 1972, mes parents mirent le cap sur Crépiat, un petit hameau de la Creuse, là où habitait ma grand-mère maternelle qui venait de partager notre quotidien depuis plusieurs mois. Elle était parmi nous depuis le 17 avril de cette même année et ce fut, je crois, la dernière fois que je la vis. En réalité, ces dates sont aussi pour moi des points de repère musicaux car elles correspondent à deux achats qui, chacun, ont leur importance ! Le 17 avril en effet, je fis l'acquisition de « Mardi Gras », le dernier (et dispensable) album studio de Creedence Clearwater Revival qui marquait alors la fin d'une époque (cf. la note de ce blog intitulée « Fortunate John ») tandis que le 29 juillet, je me précipitais chez mon disquaire favori pour ajouter une nouvelle galette à ma collection naissante : « V », du groupe Chicago. Un disque charnière dont je me rends compte aujourd'hui qu'il est essentiel dans mon parcours d'initiation musicale et que je continue d'écouter avec une régularité que je n'aurais peut-être pas imaginée ce jour-là, alors que je n'avais que 14 ans.

    Forcément – tout cela va vous paraître répétitif – c'est mon frère qui m'avait fait découvrir ce groupe américain dont la musique, bourrée d'énergie jusqu'à la gueule, reposait sur un savant cocktail alliant la précision d'un trio de souffleurs hors pair (James Pankow, Lee Loughnane et Walter Parazaider), la rage électrique d'un guitariste exceptionnel (Terry Kath), l'élégance presque british d'un pianiste arrangeur (Robert Lamm) et les incursions plus « variétés » du bassiste chanteur Peter Cetera... auxquels on ne manquera pas d'ajouter l'excellent batteur et inventif percussioniste Danny Seraphine. Avec Chicago et ses sept musiciens, on naviguait dans l'océan d'une musique où les influences du jazz venaient se fracasser avec bonheur sur le blues et le rock, un régal pour toute oreille avide de brassage et de mariages heureux. Avec Chicago (qui s'appelait à l'origine Chicago Transit Authority, nom de la compagnie de transport de la ville), on était servi... et bien ! Le groupe alignait des albums doubles, identifiables facilement par un numéro qui leur servait de titre :  trois monuments pour commencer avant de nous servir une somme live sous la forme d'un... quadruple trente-trois tours (aujourd'hui réédité avec une heure de musique supplémentaire, je dis cela au cas où...). Tout ceci entre 1967 et 1971, quatre années d'une productivité phénoménale et de succès mondiaux dont les plus célèbres furent « Questions 67 and 68 » et « 25 or 6 to 4 ». Mais surtout, je crois maintenant pouvoir affirmer que c'est avec Chicago que j'ai pu faire entrer les sonorités du jazz dans mon propre univers. Jusque là, la musique s'appelait rock, elle devait être guitare, basse et batterie, parfois piano aussi. Mais j'étais peu sensible aux appels de la trompette, du trombone, de la flûte ou du saxophone ! Etonnant quand on sait que mon propre fils est saxophoniste et que, peut-être, sa vocation est en partie née du fait que depuis sa naissance, il a dû subir des heures et des heures durant lesquelles John Coltrane était au centre de bien des explorations. Mais oui, j'en suis sûr maintenant, c'est avec Chicago que ces instruments sont devenus pour moi de vrais compagnons de route...

    On en était là, en ce jour de juillet 1972, avec ce Chicago foisonnant et nous livrant chaque année ses objets à faces multiples quand fut annoncée la parution d'un numéro 5... sous la forme d'un album simple ! Sacrilège ? Perte d'inspiration ? Changement de cap ? Car en effet, 45 minutes de musique n'étaient probablement pas l'écrin idéal pour de longues chevauchées comme celles des galettes précédentes ! Il y avait chez moi une vraie fébrilité d'autant que jusqu'à ce jour, je m'étais contenter de « resquiller » dans la chambre de mon frère et d'écouter cette musique qui commençait à me passionner. J'allais donc acheter mon premier disque de Chicago et, en vertu du fait que l'absence de mes parents facilitait grandement le rapatriement de l'objet à la maison (cf. « La stratégie de l'arbre à disque »), je mis à profit leur excursion creusoise pour dépenser ce qui me restait d'argent de poche (après l'achat du magazine « Best »...).

    Un disque en bois ! Ou presque... Une épaisse double pochette imitant ce noble matériau, dans lequel était sculpté le nom du groupe, dans la typographie que nous lui connaissions bien. Et puis... plein de cadeaux : de beaux portraits individuels de chacun des musiciens (très vite accrochés au mur de ma chambre) et un grand poster du groupe (même destination murale, évidemment), une jolie galette de vynile enveloppée dans une pochette avec toutes les paroles, dont l'épaisseur appartenait à la fin d'une époque puisque dès l'année suivante, le choc pétrolier conduisit les industriels de tous poils à de sévères économies allant jusqu'à atteindre nos si chers disques, qui firent une étrange cure de minceur et de souplesse. Mais... ceci est une autre histoire, évidemment. Et puis... la musique ! De déception il n'allait pas être question, loin de là ! Chicago nous avait inventé un véritable concentré de musique et proposé un répertoire homogène et généreux dont je compris instantanément qu'il était un grand crû ! « A hit by Varese », « All is well », « Now that you've gone », « Dialogue », « While the city sleeps », « Saturday in the park », « State of the union », « Goodbye », « Alma mater »... Pas une seconde de répit, que du bon, que du bon... D'ailleurs, pour être très franc et malgré l'excellence d'un disque comme « VII » paru deux ans plus tard, jamais Chicago n'a, à mon sens, retrouvé cette tension, cet équilibre miraculeux entre énergie, précision des arrangements, inventivité des mélodies et cohésion des sept musiciens. Ils ne faisaient qu'un seul homme et je tenais là une perle que je conserve précieusement, tellement chargée de souvenirs et si symbolique d'un virage que j'amorçais, avant la découverte d'autres univers dont je parlerai un jour. Je suis éternellement redevable aux musiciens de Chicago de m'avoir donné les clés d'une grande maison dans laquelle je n'osais pas rentrer et dont ils m'ont facilité l'accès grâce à une sorte d'oecuménisme musical qui était leur marque.

    Chicago existe toujours, seuls Robert Lamm et les trois soufflants sont toujours là, on annonce même la prochaine parution d'un « XXX », c'est tout dire. Mais je dois bien avouer que la groupe a cessé d'exister pour moi depuis ce jour tragique de l'année 1978, le 23 janvier précisément, (nous en étions alors au volume « XI » paru l'année précédente) où l'admirable Terry Kath – celui à qui Jimi Hendrix vouait une grande admiration et qui, lui-même, adorait Hendrix auquel il rendit hommage sur « Chicago VIII » avec « O Thank You Great Spirit » – quitta brutalement cette bonne vieille Terre après un stupide jeu de roulette russe avec un pistolet qu'il pensait vide... Chicago ne pouvait plus être Chicago, les musiciens avaient même d'ailleurs fait savoir aux débuts du groupe qu'ils se sépareraient si l'un d'entre eux devait quitter l'aventure, c'était comme une trahison, un reniement. Sacrilège supplémentaire : le premier disque enregistré par Chicago sans Terry Kath ne portait plus de numéro, mais un banal titre comme tant d'autres albums : « Hot streets » !

    Alors, à doses régulières mais toujours aussi bienfaisantes, je m'injecte méthodiquement mes si belles minutes de Chicago, je me sens toujours bien avec mes vieux compagnons et je repense à ce jour où j'avais en mains depuis quelques secondes cet objet en faux bois, à peine extirpé du rayon de disques et plein de promesses largement tenues depuis ! J'avais quatorze ans... peut-être dans un coin de ma tête les ai-je toujours un peu...

    Le site officiel de Chicago : http://www.chicagotheband.com

  • Zeppelin de choses à vous dire !

    Voici une lettre que j'aurais pu adresser à Franck Tortiller, actuel directeur de l'Orchestre National de Jazz.

    Cher monsieur Tortiller,
    vous venez de publier le dix-neuvième opus d'une formation dite « institutionnelle », l'Orchestre National de Jazz, dont les 20 années d'existence ont vu se succéder, si mes comptes sont exacts, huit directeurs. Après François Jeanneau, Antoine Hervé, Claude Barthélémy (à deux reprises), Denis Badault, Laurent Cugny, Didier Levallet et Paolo Damiani, vous voici à la tête d'un orchestre réjouissant dont la récente production discographique me ravit à plus d'un titre !
    Car en effet, malgré le parcours qui est le vôtre, malgré les diplômes et premiers prix que vous avez accumulés depuis plus votre plus tendre jeunesse en percussion, analyse musicale, harmonie et contrepoint, ... vous auriez pu, comme d'autres, vous réfugier dans une attitude musicologisante (un néologisme que je revendique car on y devine ce que le suffixe « gisante » accolé à la musique laisse subodorer d'immobilisme) et refuser d'ouvrir vos oreilles à certaines formes d'expressions musicales ne recevant en leur temps qu'un rictus condescendant de la part de tous les savants qui, déjà, s'étaient enfermés dans le doux refuge du conformisme et la célébration des valeurs établies. Or, armé de votre flamboyante quarantaine, vous nous faites un plaisir infini en nous proposant de relire à votre façon le répertoire d'un groupe mythique du rock des années 70, le grand Led Zeppelin. Un pari d'autant plus risqué que la bande à Jimmy Page et Robert Plant avait fondé sa renommée mondiale sur un cocktail explosif d'électricité, de guitare et de chant et sur un sens évident de la mélodie. Tandis que chez vous, point d'électricité, point de guitare, les voix n'affleurent que de temps à autre dans de courtes envolées qui ne sont pas sans rappeler celles de l'incontrôlable Médéric Collignon (musicien de la précédente mouture de l'ONJ), vous vous présentez nu, avec votre petite armée de percussions et de « souffleurs » inspirés... et votre talent !
    Intelligemment intitulé « Close to Heaven », ce nouveau disque accomplit un miracle permanent : celui d'être lui-même sans trahir la musique qui l'a inspiré, il est comme une sorte de palimpseste jazz en transparence duquel les thèmes originaux sont toujours apparents, respectés, jamais dénaturés bien que profondément remaniés par des arrangements inventifs. Vous revisitez ainsi : « Black dog », « The rain song », « Dazed and confused », « Black mountain side », « Four sticks », « Stairway to heaven », « Kashmir » et « No quarter » et jamais notre attention ne se relâche. Est-ce dû à la pulsation colorée et tonique des vibraphones que vous vous partagez avec Vincent Limouzin ? A la présence constante de la contrebasse d'Yves Torchinsky ? A la toile rythmique tissée par  Patrice Héral et David Pouradier Duteil, vos batteurs, que viennent enluminer le saxophone d'Eric Séva, la trompette de Jean Gobinet, le tuba de Michel Marre ou le trombone de Jean-Louis Pommier ? A l'énergie que tous, vous semblez avoir déployée pour nous offrir cette heure à haute concentration énergétique ? C'est un peu tout cela et bien d'autres choses aussi, ce sont tous ces petits détails que l'on découvre au fil des écoutes.
    J'avais eu l'occasion, en octobre 2001, de venir vous écouter au Nancy Jazz Pulsations : vous étiez membre du Jazztet de Bernard Struber, qui interprétait ce soir-là une création dédiée au grand Franck Zappa (il me semble que cette dernière s'appelait « Zapp'Attac »). Entre marimbas et vibraphone, vous aviez illuminé cette soirée de toute votre élégance et j'attends depuis ce jour avec impatience le moment où je pourrai, à nouveau, participer à la fête que vous ne manquerez pas de donner. Avec l'Orchestre National de Jazz peut-être, ou dans un autre cadre, quelle importance  ? Où ? Quand ? Je l'ignore aujourd'hui mais ce jour viendra, forcément. Puisque vous ne trichez pas avec la musique, ma confiance en vous est totale et je serai heureux de vous le dire de vive voix si l'occasion se présente.
    En attendant, je savoure « Close to Heaven »... qui m'a redonné l'envie de me plonger à nouveau dans la discographie de Led Zeppelin, que je n'avais pas explorée depuis quelques années, faute de temps, mais aussi parce qu'il y a toujours tant de nouvelles aventures sonores à découvrir et que le temps passe si vite, malheureusement. Je suis donc sur le point de me ravitailler en « Black Dog », « Dancing Days », « Rock'n'Roll », « Stairway to Heaven », « Kashmir »... et tant d'autres inoubliables morceaux de bravoure ! J'imagine que vous ne m'en voudrez pas de délaisser un temps votre musique, persuadé au contraire que vous faites partie de ceux que l'on appelle les « passeurs », ces artistes qui ne cessent de jeter des ponts entre différents univers pour nous inciter, toujours, à rester en éveil. La meilleure preuve en est le second projet sur lequel vous travaillez avec l'ONJ et qui sera consacré... à la valse ! Je ne promets pas pour autant que je serai pris de l'envie irrépressible de me jeter sur « Le Beau Danube Bleu » après avoir découvert « Sentimental 3/4 », mais je sais que vous nous guiderez avec jubilation vers le monde du trois temps et que nous vous suivrons les yeux fermés... et les oreilles grandes ouvertes !
    Un grand merci à vous.

    Et pour en savoir plus : http://www.onj.org

    Sans oublier, bien sûr : http://www.led-zeppelin.com/

  • Olivier Greif, in memoriam

    Je crois que jusqu'à mon dernier jour, je regretterai de n'avoir pas osé entrer en contact avec ce musicien découvert un peu par hasard et dont l'oeuvre est tout aussi atypique que magnifique. Pourtant, rien ne m'interdisait de le faire, je savais à quelle adresse lui écrire et s'il ne devait y avoir qu'un seul enseignement à tirer de ces quelques lignes – au-delà du désir que je souhaiterais susciter chez le lecteur d'en savoir un peu plus sur ce pianiste / compositeur hors normes – il tiendrait en seul mot d'ordre : halte à la procrastination !

    Durant plusieurs étés consécutifs, pendant la deuxième quinzaine de juillet plus exactement, j'ai eu la chance d'assister, chaque soir ou presque, à un concert de musique dite « classique » sous un chapiteau bondé de monde. Car en effet, la station alpine des Arcs organise depuis trois décennies une académie dont le principe consiste à réunir bon nombre de musiciens issus des différents conservatoires de notre belle France et de leur proposer de travailler durant la journée sous la férule d'un enseignant chevronné. Et pour les estivants qui choisissent d'aller s'oxygéner là-haut, entre 1600 et 1800 mètres d'altitude, un rendez-vous presque incontournable leur est proposé à partir de 20h30, sous la forme d'une soirée musicale gratuite où viennent se produire la plupart des musiciens chargés d'enseigner pendant la journée, mais aussi d'autres solistes invités pour l'occasion. Ce festival est une excellente manière de ne pas « marcher idiot » et d'aller à la rencontre d'une expression artisitique dont le répertoire allie un vrai classicisme à de nombreuses échappées vers des univers musicaux plus avant-gardistes, au grand dam d'une partie de l'auditoire, dont la curiosité semble s'être arrêtée au stade de la reconnaissance rassurante, alors qu'il est pourtant si essentiel de chercher à connaître.

    C'est dans ce contexte que j'avais pu découvrir le pianiste compositeur Olivier Greif. Né en 1950, ce musicien habité était non seulement un instrumentiste exceptionnel mais aussi un incroyable déchiffreur de partitions doublé d'un compositeur fascinant, dont la musique était très empreinte du mysticisme qui le caractérisait lui-même, aux dires de ceux qui l'avaient approché. D'apparence très simple, tout en rondeurs, Olivier Greif affichait une sérénité qui lui était parfois nécessaire lorsqu'il lui fallait surmonter les rumeurs émises par un auditoire souvent très conservateur et peu enclin à se faire bousculer par les envolées imprévisibles, hypnotiques, parfois dissonnantes de ses compositions. J'ai pu personnellement constater le phénomène la première fois où j'ai écouté l'une de ses oeuvres : « Veni Creator » ou, lorsqu'un beau soir, l'anné suivante je crois, Olivier Greif interpréta au piano sa splendide « Sonate de Guerre », un hymne déchirant d'une demi-heure en mémoire des martyrs de l'holocauste et des camps de concentration. On est loin, certes, du confort de velours qui vous enveloppe à l'écoute de Brahms, Mozart ou Schubert, car cette musique fait plutôt partie de celles qui vous serrent à la gorge et ne vous relâchent pas si facilement, cette sonate vous happe et vous laisse comme étourdi, un peu hébété, en particulier lorsque la dernière note de la Toccata s'est éteinte. Ou lorsque sont évoqués dans le premier mouvement le bruit des canons et des chants allemands.
    Olivier Greif a composé cette « Sonate de Guerre » en 1975 et il la présentait ainsi : « Elle est un vigoureux plaidoyer en faveur de la paix. En décrivant l'épouvante de la guerre, j'ai essentiellement voulu dénoncer la barbarie des hommes et rendre hommage à ses victimes. C'est ainsi que l'oeuvre est divisée en trois mouvements, qui, outre qu'ils retrouvent le schéma de la sonate classique, évoquent trois étapes fondamentales du processus guerrier : le combat lui-même, la mort et sa déploration, enfin l'espoir et la victoire ». Bien difficile de classifier Olivier Greif... Musicien classique ? Musicien contemporain ? Peu importe, sa musique est de toute beauté, fulgurante, et le musicien est par trop méconnu.

    Un beau soir de juillet 1999, Olivier Greif, présent une fois encore au Festival des Arcs, était venu assister à l'interpréation d'une autre de ses compositions, pour deux violoncelles : « La bataille d'Agincourt ». Même tension, même hypnose, même incroyable beauté... et mêmes réactions toujours aussi stupides d'un public décidément confit dans ses certitudes embourgeoisées. En sortant du chapiteau, j'ai pu apercevoir Olivier Greif parlant avec quelques uns de ses élèves et je n'ai pas osé l'aborder. Pourtant, dès le lendemain, je me suis rendu au secrétariat du Festival pour demander s'il serait possible de le rencontrer et de lui dire ce que je ressentais à l'écoute de sa musique. Trop tard, Olivier Greif avait quitté Les Arcs pour rejoindre la capitale qu'il habitait, quelque part du côté de la rue de Seine. Je ne repartis cependant pas les mains vides puisqu'un des responsables de l'organisation me donna son adresse et je me promis de lui écrire dès mon retour en Lorraine. Et les premiers mots de la lettre que je voulais lui adresser commencèrent à s'écrire en moi, petit à petit. Je n'aurais plus qu'à écrire tout ce que je voulais communiquer au plus près de mes émotions.

    Mais la vie est ainsi faite qu'alors qu'il m'aurait suffi de quelques minutes seulement pour coucher noir sur blanc des mots de passion, j'ai attendu, remis à plus tard ce courrier, par timidité peut-être, pensant que je n'avais pas encore trouvé les bons mots pour dire ce que cette musique provoquait en moi. Je commettais là une grossière erreur.

    Un matin de mai 2000, je feuilletais chez un marchand de journaux un magazine que pourtant je n'avais absolument pas l'habitude de lire (j'ai oublié lequel, peut-être était-ce L'Express ou Le Point) quand, l'ouvrant au hasard – j'ai toujours vu un signe étrange dans cette manière d'apprendre la triste nouvelle, comme si je devais d'une manière ou d'une autre, le savoir au plus vite – je lus qu'Olivier Greif venait de nous quitter et qu'il était mort chez lui, assis à son piano. Je pouvais oublier ma lettre à l'artiste et me confondre en remords. C'est idiot n'est-ce pas, mais c'est dans ces moments-là qu'on se dit que, peut-être, le moindre petit geste peut avoir une influence déterminante sur le cours des événements. Est-ce que la trajectoire de la vie d'Olivier Greif n'aurait pas été légèrement déviée s'il avait pu recevoir et lire ma lettre ? Il n'y a là aucune prétention de ma part, mais tout jusque-là semblait comme le fruit d'un étrange agencement des faits qui devait me conduire à lui faire part du choc que j'avais reçu en l'écoutant sur scène. Et moi, j'avais par mon inaction comme rompu le fil de ces événements.

    Depuis, je reste un peu comme orphelin de cette musique, et j'écoute souvent la « Sonate de Guerre » dans une version enregistrée en 2000 par le pianiste Pascal Amoyel. En effectuant quelques recherches, je viens aussi de découvrir un label (http://www.disques-triton.com/) sur lequel on peut trouver quelques trop rares oeuvres d'Olivier Greif enregistrées avec ou sans lui : Requiem, Chants de l'Âme, Le Tombeau de Ravel, Sonate de Requiem. C'est une bien mince consolation car à 50 ans, ce musicien avait encore tellement de choses à nous dire, tellement d'émotions à susciter en nous.

    Il fallait au moins que je lui rende ce modeste hommage.

    Pour en savoir plus : http://www.oliviergreif.free.fr/

    Ecouter un extrait de la Sonate de Guerre

  • Fortunate John

    Voici maintenant pas loin de 40 ans (37 pour être précis), ma « truffe auditive » commença à flairer dans les ondes ambiantes que le monde de la musique n'était pas seulement celui que me donnait à entendre une diffusion radiophonique plutôt pépère et conformiste (ce qui, entre nous, n'a guère changé depuis malgré l'apparition des radios prétendûment libres qui, aujourd'hui sous la tutelle de deux ou trois grands groupes financiers, ne sont pour la plupart de que de simples robinets d'où coule à flots ininterrompus une dégoulinante mélasse sonore). Il existait donc autre chose que Claude François, Johnny Halliday, Hervé Vilard ou bien encore Alain Barrière ? Je reviendrai un jour en détail sur le parcours que j'ai effectué depuis, de découverte en découverte, chacune englobant la précédente sans l'exclure, un cheminement sans fin dont je ne peux que souhaiter la poursuite jour après jour, mais en attendant, j'aimerais raconter (brièvement, le plus brièvement possible, sinon on va encore me taxer de parenthèses et de prolixité) une première rencontre musicale qui, aujourd'hui encore, m'enchante toujours par sa démarche sincère et bourrée d'energie. Celle d'un groupe américain appelé Creedence Clearwater Revival. Ce quatuor devenu trio sur la fin est très probablement pour moi l'une de mes premières « madeleines de Proust » et il est resté sans le moindre doute un véritable « compagnon d'une vie ». Ecouter un disque de Creedence, c'est pour moi – automatiquement – replonger dans cette période étrange qui me faisait passer de l'enfance à l'adolescence. C'est aussi, d'une certaine façon, me tourner vers mes racines.

    A la fin des années 60, j'étais comme on dit sous la tutelle bienveillante de mon frère aîné, qui acceptait ma présence dans sa chambre dès lors qu'il mettait en route son électrophone (oui oui, les p'tits jeunes, c'est avec ce genre d'appareil qu'on s'en mettait plein les oreilles) pour écouter les Beatles, les Rolling Stones, les Moody Blues ou encore les Kinks. Il y avait pour moi comme de la magie par ces intrusions dans un univers que je découvrais intuitivement et qui, insensiblement, provoquait chez moi une sorte d'éveil à une connaissance que je ne soupçonnais même pas. Je commençais à parcourir ce chemin qui allait me mener, petit à petit, vers quelques grands noms du rock américain, puis me faire aborder les rives de ce que l'on appelait le « rock progressif », avant que je ne me lance dans le monde plus complexe encore du jazz-rock, juste avant mon atterrissage assez brutal sur la planète Kobaïa... précédant lui-même mon entrée dans l'encyclopédie vivante et changeante et infinie du jazz, de la musique classique et contemporaine. Ces innombrables couleurs musicales sont pour moi les teintes d'une seule et unique palette, tous les mélanges étant autorisés, chaque nuance enrichissant l'ensemble.

    Un beau matin donc, à la fin de l'année 1970, mon frère me fit écouter « Cosmo's factory », qui était le cinquième 33 tours (oui, les petits, un 33 tours, pas un CD) d'un groupe américain appelé Creedence Clearwater Revival. Ne me demandez pas l'origine du nom de ce quatuor, je ne la connais pas, la seule chose qui m'apparaissait dès lors évidente était que je m'étais pris d'une véritable passion pour cette musique et que John Fogerty était le leader incontesté du groupe. Il était Creedence à lui tout seul, et ses acolytes (Tom Fogerty, le frère guitariste ; Stu Cook le bassiste ; Doug Clifford le batteur) étaient en réalité plutôt ses accompagnateurs. Fidèles certes, mais accompagnateurs. Une présence dans l'ombre qu'ils finirent d'ailleurs par ne plus supporter... Mais quel choc pour moi ! Pourtant, cette musique – née de l'influence évidente de Little Richard, Wilson Pickett ou même ici ou là Elvis Presley – était sans fioritures, les musiciens n'étaient certainement pas des virtuoses mais il se dégageait de leur musique une vraie et belle énergie qui me semble aujourd'hui préservée lorsqu'il m'arrive d'écouter leurs disques. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'entre 1968 et 1972 (soit la très brève durée de vie du groupe), John Fogerty se transforma en véritable « machine à tubes », alignant et scandant de sa voix rocailleuse, avec une métronomique régularité, des succès plutôt phénoménaux pour l'époque. Je ne peux pas les citer tous, mais spontanément, je pense à : « Born on the Bayou », « Proud Mary », « Green River », « Bad Moon Rising », « Down on the Corner », « Fortunate Son », « Run Through the Jungle », « Up around the Bend », « Travelin' Band », « Who'll Stop the Rain »... Des compositions simples, presque évidentes (vous savez, celles dont on se dit : « mais comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? ») dont certaines furent l'objet de reprises plus ou moins heureuses : si le « Proud Mary » d'Ike et Tina Turner est resté en nos mémoires, je n'en dirai pas autant des massacres commis en notre bel hexagone par Sylvie Vartan (reprise de « Bad Moon Rising ») ou de notre Johnny national (« Fortunate Son » devenu « Fils de Personne »).

    Au cours de l'année 1971, tel un chien de Pavlov mu par je ne sais quel besoin impérieux, je fis par conséquent l'acquisition de toute la discographie du groupe (recourant parfois par nécessité à une stratégie que j'avais décrite voici quelques mois – pour en savoir plus, cliquez ICI), suppliant mon frère de me revendre son exemplaire de « Cosmo's Factory », un privilège qu'il finit par m'octroyer, pensant peut-être qu'ainsi, je lui ficherais un peu la paix. Creedence venait en outre de sortir son sixième opus, « Pendulum », un disque assez étrange par instants, en particulier du fait de la présence d'une sorte d'ovni musical appelé « Rude Awakening ». Un long instrumental commençant comme une ballade et se terminant par un patchwork électro-acoustique assez étrange, seule incursion dans toute l'histoire du groupe vers une ambiance musicale non influencée par le rock. Intuitivement, je devinais que Creedence évoluait, mais je n'avais par encore perçu qu'après le sommet que constituait « Cosmo's Factory », le groupe allait tout doucement resdescendre la pente pour finalement s'arrêter au bord du chemin. Pourtant, il y avait dans ce disque de nouvelles perles, telles que « Pagan Baby » ou bien encore « Hideaway », où la voix de Fogerty était, plus que jamais, rageuse et suggestive. Mais quelque chose s'était brisé dans le groupe, semble-t-il. Au cours de cette même année 1971, j'appris d'ailleurs que Creedence était réduit à l'état de trio après le départ de Tom Fogerty, lassé selon lui de ne pouvoir s'exprimer autrement qu'à l'ombre de son frère, et c'est avec une fièvre éprouvante que je me ruai un beau jour de l'été pour faire l'acquisition d'un nouveau 45 tours dont le titre principal, « Sweet Hitch Hiker », était plein de promesses. Encore un rock ravageur signé John Fogerty, et pour la première fois, en face B, une composition assez anodine signée par Stu Cook et intitulée « Door to Door ».

    Il me fallut attendre le mois d'avril 1972 pour découvrir « Mardi Gras », le nouveau disque de Creedence. Et là, patatras, je compris instantanément que c'était la fin. Car Stu Cook et Doug Clifford, ayant souhaité partager les responsabilités de la direction musicale du groupe avec John Fogerty, avaient commis l'erreur de nous soumettre leurs propres compositions. Une catastrophe ! Qu'il s'agisse de « Tearin' up the Country » ou de « Sail Away », nous étions là bel et bien en présence de ce que l'on appelle trivialement des « saucissons », compositions simplistes et sans génie à peine dignes d'un apprenti musicien pré-pubère. Dans ce naufrage, John Fogerty surnageait tout de même, avec « Sweet Hitch Hiker » (placé en dernier titre du disque et véritable chant du cygne) et « Someday Never Comes » ; il entamait par ailleurs discrètement un virage vers une musique dont il développera le langage un peu plus tard en solo (« Hello Mary Lou », « Lookin' for a Reason »). Mais pour le reste, quelle purge ! Néanmoins, je fis face à ma déception (et aussi à ma tristesse d'apprendre que le groupe s'était séparé) et m'en retournai écouter sans fin les six prédécesseurs de ce disque raté.

    Depuis cette époque lointaine, John Fogerty est resté pour moi une incomparable source de vitalité et j'en recommande les bienfaits à tous ceux qui, de temps à autre, sont gagnés par un petit coup de blues. L'effet est garanti et, ce qui ne gâte rien, sa musique a très bien traversé les décennies. N'ayant jamais cédé aux sirènes de la mode, les disques de Creedence Clearwater Revival sont restés très actuels et ont toutes chances de rester bien présents dans la mémoire du rock américain.

    Un coffret regroupant l'intégrale de la discographie du groupe est aujourd'hui disponible à la vente. Néanmoins, sa réalisation a été pilotée par le label Fantasy... sans John Fogerty, mais avec Stu Cook et Doug Clifford, qui président aujourd'hui aux destinées d'un énigmatique « Creedence Clearwater Revisited »... Un comble tout de même ! Comment avoir osé utiliser le nom du groupe sans le consentement de celui sans lequel ces deux musiciens seraient restés dans l'anonymat le plus complet ? On préférera sans nul doute se pencher sur la production post-Creedence de John Fogerty, car même si son orientation musicale l'a fait évoluer vers ce que l'on appelle le « swamp rock » – une musique aux colorations plus traditionnellement country ou bayou – la patte du chef est toujours là. Et après la longue période de brouille avec Fantasy (sur lequel est disponible toute la discographie de Creedence Clearwater), il semble bien que John Fogerty ait décidé de rentrer au bercail ! Il nous annonce même un nouveau disque sur ce label pour 2006 !!!

    Alors à bientôt et merci Mister John.


    Discographie Creedence Clearwater Revival :

    • Creedence Clearwater Revival (Juillet 1968)

    • Bayou Country (Février 1969)

    • Green River (Septembre 1969)

    • Willy & the Poorboys (Décembre 1969)

    • Cosmo's Factory (Juillet 1970)

    • Pendulum (Décembre 1970)

    • Mardi Gras (Avril 1972)

    • Live in Europe (Décembre 1973, enregistrement de 1972)

    • The Concert (Octobre 1980, enregistrement de 1970)

    http://www.creedence-online.net/


    Discographie John Fogerty

    • The Blue Ridge Rangers (1973)

    • Rockin' all over the World (1975)

    • Centerfield (1985)

    • Eye of the Zombie (1986)

    • Blue Moon Swamp (1997)

    • Premonition (1998)

    • Deja Vu All Over Again (2004)

    http://www.johnfogerty.com

  • L'OVNI Steve Reich

    Publié à la fin de l'année 2005 et enregistré entre septembre 2003 et mars 2005, "You are (Variations)" est le nouvel opus de ce grand compositeur américain qu'est Steve Reich. Quasiment inclassable, même si certains le rangent assez sommairement au rayon des tenants de la "musique sérielle", notre homme est loin d'être un débutant. On s'en convaincra à l'écoute d'un somptueux coffret appelé "Works 1965-1995" (présenté dans ma petite sélection ci-contre) où toutes les facettes de ce musicien hors normes sont exposées, nous invitant à plonger dans un univers mystérieux et habité par la grâce. Avec un travail sur les rythmes absolument prodigieux - il a en particulier beaucoup étudié les musiques balinaises - Steve Reich sait nous envoûter grâce à un sens inégalé des enchevêtrements et des décalages sonores où piano, choeurs et marimbas occupent une place de choix. Ce disque est composé en fait de deux parties principales : la première en quatre mouvements, intitulée "You are (Variations)" est interprétée par le Los Angeles Master Chorale, sous la direction de Grant Gershon. La seconde, "Cello Counterpoint", est une pièce en trois mouvements pour huit violoncelles, interprétée par Maya Beiser, qui a fait appel pour l'occasion à la technique de re-recording.
    Sans vouloir paraître grandiloquent, je tiens Steve Reich pour un des compositeurs majeurs qu'aura produits le XXe siècle, et il nous prouve avec ce disque que son entrée dans le XXIème se fait sous les meilleures auspices.
    Je me doute bien que cette modeste chronique suscitera moins de commentaires que mes récentes aventures avec une chaudière récalcitrante, mais si je pouvais ne serait-ce que vous inciter à prêter une ou deux oreilles attentives à ces sublimes 40 minutes (oui, je sais c'est court, mais elles sont tellement denses qu'on en ressort aussi ragaillardi qu'après une longue cure énergétique), alors j'aurais gagné un pari : celui de vous embarquer pour un voyage exigeant certes, vous conduisant parfois sur des sentiers escarpés, mais aux rivages enchanteurs et souvent inexplorés.
    Steve Reich ? Un magicien, tout simplement !

    http://www.stevereich.com
      Un concert pour les parisiens : Tehillim (Steve Reich)
    Ictus Ensemble & Synergy Vocals
    Cité de la Musique, Paris - 8 février 2006

  • La belle anglaise est de retour

    Après douze ans d'un long silence, Kate Bush nous revient avec "Aerial", un double CD dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne décevra pas les fans de la première heure, ceux qui en particulier étaient tombés sous le charme de cette voix si particulière dont les compositions phares s'appelaient "Wuthering Heights" ou "Babooshka", à la fin des années 70.
    En 2005, Kate Bush est toujours aussi captivante, mieux même, il semble que la maturité l'ait conduit, sinon à s'assagir - ce que personne ne lui demandera jamais - mais à introduire dans sa musique une nouvelle dimension, proche souvent de l'introspection et du recueillement.
    A des années lumière de toutes les ébullitions éphémères de la variété insipide et anglo-saxonne dont les radios robinets nous rebattent les oreilles, bien loin de tous les formatages R&B ou façon Star Ac', Kate Bush nous livre une musique épurée, habitée par la grâce. Et pour notre plus grand plaisir, elle s'est aussi entourée de noms prestigieux, tel Gary Brooker (anciennement leader et chanteur du groupe Procol Harum, dont le "Whiter Shade of Pale" avait connu un succès mondial, mais dont je vous recommande plutôt l'album appelé "Grand Hôtel"), ou Eberhard Weber (grand contrebassiste, partenaire régulier du saxophoniste Jan Garbarek) ou bien encore le batteur Peter Erskine dont la renommée n'est plus à faire.
    Amis chercheurs d'or, vous tenez là une pépite ! Laissez tomber illico votre petit tamis...

    Voir le site officiel de Kate Bush

  • Ad Vitam

    Y a des jours, comme ça, où l'on se dit qu'on est un peu privilégié... Exemple, samedi dernier : j'étais à Metz au studio d'enregistrement de mon ami Michel pour rencontrer les trois musiciens d'Ad Vitam (Jad Ayache, Isabelle Feuillebois et Claude Lamamy) venus passer tout le week-end pour mettre en boîte leur contribution au projet "Hamtaï" que nous élaborons dans le cadre du label Welcome Records (pour faire simple, "Hamtaï" est un hommage à la musique de Christian Vander, sous la forme de deux CD et environ 25 artistes ou groupes, dont certains anciens musiciens de Magma et non des moindres : Didier Lockwood, Jannick Top, Klaus Blasquiz, etc). Leur choix s'est porté sur une composition jamais gravée, un très bel hommage à Jim Morrison appelé "Morrison in the storm".

    Au moment où je suis entré dans le studio, Jad commençait l'enregistrement du piano, sur une trame d'environ 6'30 qu'il a fini par enregistrer "one shot" après plusieurs tentatives plus ou moins satisfaisantes. Puis ce fut le tour des voix, avant que je ne sois obligé de m'en aller. Mais au cours des deux heures durant lesquelles j'ai pu m'immiscer dans cette atmosphère un peu magique, je n'ai pas boudé mon plaisir. Tout était en place pour que le travail se fasse dans les meilleures conditions (et même s'il doute beaucoup de lui, Michel est un extraordinaire professionnel, pédagogue, attentionné, toujours de bon conseil et sans cesse enthousiaste), le studio offrant par ailleurs une configuration excellente (présence de bois, de salles indépendantes). A en juger par les commentaires que Jad a pu écrire dès son retour à Paris sur un forum, il semble bien que cette "magie" ait fonctionné chez chaque personne présente. A la minute présente, j'écoute cet enregistrement et je sens qu'il restitue parfaitement le climat qui a régné durant deux jours entre tous : une vrai harmonie, du recueillement, du travail bien sûr et beaucoup d'élégance.

    Je suis certain, dès à présent, et quel que soit le niveau des autres enregistrements pour "Hamtaï", que "Morrison in the storm" brillera comme une étoile mystérieuse dans le ciel de cet hommage. Ad Vitam ne s'est pas contenté de "saluer" Christian Vander mais a su, en plus, imprimer la couleur de sa musique avec beaucoup de grâce.

    Dans cette histoire, je n'ai apporté qu'une modeste pierre - en prenant les premiers contacts avec Jad pour que le trio participe au projet et en venant encourager les musiciens - mais j'ai surtout été subjugué par la magie du moment. On part de rien ou presque et puis tout s'additionne, s'imbrique, prend forme et devient musique. J'ai à nouveau perçu à quel point il existe une différence fondamentale entre un instrumentiste et un musicien. Le musicien ne se contente pas "jouer" de son instrument (la voix étant pour moi l'un d'entre eux), il fait corps avec lui, il l'épouse et le sublime, il EST musique et plus rien n'existe par ailleurs. Je me vois encore très bien, calé dans un coin du studio, n'osant bouger de peur de rompre ce fil très tendu et très fragile qui m'unissait à la vibration qui se dégageait.

    Merci donc Jad, Isabelle et Claude pour votre  talent et merci à toi Michel d'avoir si bien participé à l'épanouissement de cette musique.